Discours de réception d’Adolphe Thiers

Le 13 décembre 1834

Adolphe THIERS

M. Thiers, ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. François Andrieux , y est venu prendre séance le samedi 13 décembre 1834, et a prononcé le discours qui suit :

    

Messieurs,

En entrant dans cette enceinte, j’ai senti se .réveiller en moi les plus beaux souvenirs de notre patrie. C’est ici que vinrent s’asseoir tour à tour Corneille, Bossuet, Voltaire, Montesquieu, esprits immortels qui feront à jamais la gloire de notre nation. C’est ici que, naguère encore, siégeaient Laplace et Cuvier. Il faut s’humilier profondément devant ces hommes illustres ; mais à quelque distance qu’on soit placé d’eux, il faudrait être insensible à tout ce qu’il y a de grand pour ne pas être touché d’entrer dans leur glorieuse compagnie. Rarement, il est vrai, on en soutient l’éclat, mais on en perpétue du moins la durée, en attendant que des génies nouveaux viennent lui rendre sa splendeur.

L’Académie française n’est pas seulement le sanctuaire des plus beaux souvenirs patriotiques elle est une noble et utile institution, que l’ancienne royauté avait fondée, et que la révolution française a pris soin de relever et d’agrandir. Cette institution, en donnant aux premiers écrivains du pays la mission de régler la marche de la langue, d’en fixer le sens, non d’après le caprice individuel, mais d’après le consentement universel, a créé au milieu de vous une autorité qui maintient l’unité de la langue, comme ailleurs des autorités régulatrices maintiennent l’unité de la justice, de l’administration, du gouvernement.

L’Académie française contribue ainsi, pour sa part, à la conservation de cette belle unité française, caractère essentiel et gloire principale de notre nation. Si le véritable objet de la société humaine est de réunir en commun des milliers d’hommes, de les amener à penser, parler, agir comme un seul individu, c’est-à-dire avec la précision de l’unité et la toute-puissance du nombre, quel spectacle plus grand, plus magnifique que celui d’un peuple de trente-deux millions d’hommes, obéissant à une seule loi, parlant une seule langue, presque toujours saisis au même instant de la même pensée, animés de la même volonté, et marchant tous ensemble du même pas au même but ! Un tel peuple est redoutable, sans doute, par la promptitude et la véhémence de ses résolutions ; la prudence lui est plus nécessaire qu’à aucun autre ; mais, dirigé par la sagesse, sa puissance, pour le bien de lui-même et du monde, sa puissance est immense, irrésistible ! Quant à moi, messieurs, je suis fier pour mon pays de cette grande unité : je la respecte partout ; je regarde comme sérieuses toutes les institutions destinées à la maintenir, et je ressens vivement l’honneur d’avoir été appelé à faire partie de cette noble Académie, rendez-vous des esprits distingués de notre nation, centre d’unité pour notre langue.

Dès qu’il m’a été permis de me présenter à vos suffrages ; je l’ai fait. J’ai consacré dix années de ma vie à écrire l’histoire de notre immense révolution ; je l’ai écrite sans haine, sans passion, avec un vif amour pour la grandeur de mon pays ; et quand cette révolution a triomphé dans ce qu’elle avait de bon, de juste, d’honorable, je suis venu déposer à vos pieds le tableau que j’avais essayé de tracer de ses longues vicissitudes. Je vous remercie de l’avoir accueilli, d’avoir déclaré que les amis de l’ordre, de l’humanité, de la France, pouvaient l’avouer ; je vous remercie surtout, vous, hommes paisibles, heureusement étrangers pour la plupart aux troubles qui nous agitent, d’avoir discerné au milieu du tumulte des partis un disciple des lettres, passagèrement enlevé à leur culte, de lui avoir tenu compte d’une jeunesse laborieuse, consacrée à l’étude, et peut-être aussi de quelques luttes soutenues pour la cause de la raison et de la vraie liberté. Je vous remercie de m’avoir introduit dans cet asile de la pensée libre et calme. Lorsque de pénibles devoirs me permettront d’y être, ou que la destinée aura reporté sur d’autres têtes le joug qui pèse sur la mienne, je serai heureux de me réunir souvent à des confrères justes, bienveillants, pleins de lumières.

S’il m’est doux d’être admis à vos côtés, dans ce sanctuaire des lettres, il m’est doux aussi d’avoir à louer devant vous un prédécesseur, homme d’esprit et de bien, homme de lettres véritable, que notre puissante révolution saisit un instant, emporta au milieu des orages, puis déposa, pur et irréprochable, dans un asile tranquille, où il enseigna utilement la jeunesse pendant trente années.

M. Andrieux était né à Strasbourg, vers le milieu du dernier siècle, d’une famille simple et honnête, qui le destinait au barreau. Envoyé à Paris pour y étudier la jurisprudence, il l’étudiait avec assiduité ; mais il nourrissait en lui un goût vif et profond, celui des lettres, et il se consolait souvent avec elles de l’aridité de ses études. Il vivait seul et loin du monde dans une société de jeunes gens spirituels, aimables et pauvres, comme lui destinés par leurs parents à une carrière solide et utile, et, comme lui, rêvant une carrière d’éclat et de renommée.

Là se trouvait le bon Collin d’Harleville, qui, placé à Paris pour y apprendre la science du droit, affligeait son vieux père en écrivant des pièces de théâtre. Là se trouvait aussi Picard, jeune homme franc, ouvert, plein de verve. Ils vivaient dans une étroite intimité, et songeaient à faire une révolution sur la scène comique. Si, à cette époque le génie philosophique avait pris un essor extraordinaire, et soumis à un examen redoutable les institutions sociales, religieuses et politiques, les arts s’étaient abaissés avec les mœurs du siècle. La comédie, par exemple, avait contracté tous les caractères d’une société oisive et raffinée ; elle parlait un langage faux et apprêté. Chose singulière ! on n’avait jamais été plus loin de la nature en la célébrant avec enthousiasme. Éloignés de cette société ou la littérature était venue s’affadir, Collin d’Harleville, Picard, Andrieux se promettaient de rendre à la comédie un langage plus simple, plus vrai, plus décent. Ils y réussirent, chacun suivant son génie particulier.

Collin d’Harleville, élevé aux champs dans une bonne et douce famille, reproduisit dans l’Optimiste et les Châteaux en Espagne ces caractères aimables, faciles, gracieux, qu’il avait pris, autour de lui, l’habitude de voir et d’aimer. Picard, frappé du spectacle étrange de notre révolution, transporta sur la scène le bouleversement bizarre des esprits, des mœurs, des conditions. M. Andrieux vivant au milieu de la jeunesse des écoles, quand il écrivait la célèbre comédie des Étourdis, lui emprunta ce tableau de jeunes gens échappés récemment à la surveillance de leurs familles, et jouissant de leur liberté avec l’entraînement du premier âge. Aujourd’hui ce tableau, sans doute, a un peu vieilli ; car les étourdis de M. Andrieux ne ressemblent pas aux nôtres quoiqu’ils aient vingt ans, ils n’oseraient pas prononcer sur la meilleure forme de gouvernement à donner à leur pays ; ils sont vifs, spirituels, dissipés, et livrés à ces désordres qu’un père blâme et peut encore pardonner. Ce tableau tracé par M. Andrieux attache et amuse. Sa poésie, pure, facile, piquante, rappelle les poésies légères de Voltaire. La comédie des Étourdis est incontestablement la meilleure production dramatique de M. Andrieux, parce qu’il l’a composée en présence même du modèle. C’est toujours ainsi qu’un auteur rencontre son chef-d’œuvre. C’est ainsi que Lesage a crée Turcaret, Piron la Métromanie, Picard les Marionnettes. Ils représentaient ce qu’ils avaient vu de leurs yeux. Ce qu’on a vu on le peint mieux, cela donne la vérité ; on le peint plus volontiers, cela donne la verve du style. M. Andrieux n’a pas autrement compris les Étourdis.

Il obtint sur-le-champ une réputation littéraire distinguée. Écrire avec esprit, pureté, élégance, n’était pas ordinaire, même alors. M. Collin d’Harleville avait quitté le barreau, mais M. Andrieux, qui avait une famille à soutenir, et qui se montra toujours scrupuleux observateur de ses devoirs, n’avait pu suivre cet exemple. Il s’était résigné au barreau, lorsque la révolution le priva de son état, puis l’obligea à chercher un asile à Maintenon, dans la douce retraite où Collin d’Harleville était né, où il était revenu, où il vivait adoré des habitants du voisinage, et recueillait le prix des vertus de sa famille et des siennes, en goûtant, au milieu d’une terreur générale, une sécurité profonde.

M. Andrieux, réuni à son ami, trouva dans les lettres ces douceurs tant vantées il y a deux mille ans par Cicéron proscrit, toujours les mêmes dans tous les siècles, et que la Providence tient constamment en réserve pour les esprits élevés que la fortune agite et poursuit. Revenu à Paris quand tous les hommes paisibles y revenaient, M. Andrieux y trouva un emploi utile, devint membre de l’Institut, bientôt juge au tribunal de cassation, puis député aux Cinq-Cents, et enfin membre de ce corps singulier que, dans la longue histoire de nos constitutions, on a nommé le Tribunat. Dans ces situations diverses, M. Andrieux, sévère pour lui-même, ne sacrifia jamais ses devoirs à ses goûts personnels. Jurisconsulte savant au tribunal de cassation, député zélé aux Cinq-Cents, il remplit partout sa tâche, telle que la destinée la lui avait assignée. Aux Cinq-Cents, il soutint le Directoire, parce qu’il voyait encore dans ce gouvernement la cause de la révolution. Mais il ne crut plus la reconnaître dans le premier consul, et il lui résista au sein du Tribunat.

Tout le monde, à cette époque, n’était pas d’accord sur le véritable enseignement à tirer de la révolution française. Pour les uns, elle contenait une leçon frappante ; pour les autres, elle ne prouvait rien, et toutes les opinions de 89 demeuraient vraies, même après l’événement. Aux yeux de ces derniers, le gouvernement consulaire était coupable. M. Andrieux penchait pour cet avis. Ayant peu souffert de la révolution, il en était moins ému que d’autres. Avec un esprit calme, fin, nullement enthousiaste, il était peu exposé aux séductions du premier consul, qu’il admirait modérément, et que jamais il ne put aimer. Il contribuait à la Décade philosophique avec MM. Cabanis, Chénier, Ginguené, tous continuateurs fidèles de l’esprit du XVIIIe siècle, qui pensaient comme Voltaire, à une époque où peut-être Voltaire n’eût plus pensé de même, et qui écrivaient comme lui, sinon avec son génie, du moins avec son élégance. Vivant dans cette société où l’on regardait comme oppressive l’énergie du gouvernement consulaire, où l’on considérait le concordat comme un retour à de vieux préjugés, et le code civil comme une compilation de vieilles lois, M. Andrieux montra une résistance décente, mais ferme.

À côté de ces philosophes de l’école du dix-huitième siècle, qui avaient au moins le mérite de ne pas courir au devant de la fortune, il y en avait d’autres qui pensaient très-différemment, et parmi eux s’en trouvait un couvert de gloire, qui avait la plume, la parole, l’épée, c’est-à-dire tous les instruments à la fois, et la ferme volonté de s’en servir. C’était le jeune et brillant vainqueur de Marengo. Il affichait hautement la prétention d’être plus novateur, plus philosophe, plus révolutionnaire que ses détracteurs. À l’entendre, rien n’était plus nouveau que d’édifier une société dans un pays où il ne restait plus que des ruines ; rien n’était plus philosophique que de rendre au monde ses vieilles croyances ; rien n’était plus véritablement révolutionnaire que d’écrire dans les lois et de propager par la victoire le grand principe de l’égalité civile.

Devant vous, messieurs, on peut exposer ces prétentions diverses ; il ne serait pas séant de les juger.

Le tribunat était le dernier asile laissé à l’opposition. La parole avait exercé tant de ravage qu’on avait voulu se donner contre elle des garanties, en la réparant de la délibération. Dans la constitution consulaire, un corps législatif délibérait sans parler ; et à côté de lui, un autre corps, le tribunat, parlait sans délibérer. Singulière précaution, et qui fut vaine ! Ce tribunat, institué pour parler, parla en effet. Il combattit les mesures proposées par le premier consul ; il repoussa le Code civil ; il dit timidement, mais il dit enfin ce qu’au dehors mille journaux répétaient avec violence. Le gouvernement, dans un coupable mouvement de colère, brisa ces résistances, étouffa le Tribunat, et fit succéder un profond silence à ces dernières agitations.

Aujourd’hui, messieurs, rien de pareil n’existe : on n’a point sépare les corps qui délibèrent des corps qui discutent ; deux tribunes retentissent sans cesse ; la presse élève ses cent voix. Livré à soi, tout cela marche. Un gouvernement pacifique supporte ce que ne put pas supporter un gouvernement illustré par la victoire. Pourquoi, messieurs ? parce que la liberté, possible aujourd’hui à la suite d’une révolution pacifique ne l’était pas alors à la suite d’une révolution sanglante.

Les hommes de ce temps avaient à se dire d’effrayantes vérités. Ils avaient versé le sang les uns des autres ils s’étaient réciproquement dépouillés ; quelques-uns avaient porté les armes contre leur patrie. Ils ne pouvaient être en présence avec la faculté de parler et d’écrire sans s’adresser des reproches cruels. La liberté n’eût été pour eux qu’un échange d’affreuses récriminations.

Messieurs, il est des temps où toutes choses peuvent se dire impunément, où l’on peut sans danger reprocher aux hommes publics d’avoir opprimé les vaincus, trahi leur pays, manqué à l’honneur ; c’est quand ils n’ont rien fait de pareil ; c’est quand ils n’ont ni opprimé les vaincus, ni trahi leur pays, ni manqué à l’honneur. Alors cela peut se dire sans danger, parce que cela n’est pas ; alors la liberté peut affliger quelquefois les cœurs honnêtes, mais elle ne peut pas bouleverser la société. Mais malheureusement, en 1800, il y avait des hommes qui pouvaient dire à d’autres : Vous avez égorgé mon père ou mon fils, vous détenez mon bien, vous étiez dans les rangs de l’étranger. Napoléon ne voulut plus qu’on pût s’adresser de telles paroles. Il donna aux haines les distractions de la guerre ; il condamna au silence dans lequel elles ont expiré les passions fatales qu’il fallait laisser éteindre. Dans ce silence, une France nouvelle, forte, compacte, innocente, s’est formée, une France qui n’a rien de pareil à se dire, dans laquelle la liberté est possible, parce que nous, hommes du temps présent, nous avons des erreurs, nous n’avons pas de crimes à nous reprocher.

M. Andrieux, sorti du tribunat, eût été réduit à une véritable pauvreté sans les lettres, qu’il aimait, et qui le payèrent bientôt de son amour. Il composa quelques ouvrages pour le théâtre qui eurent moins de succès que les Étourdis, mais qui confirmèrent sa réputation d’excellent écrivain. Il composa surtout des contes qui sont aujourd’hui dans !a mémoire de tous les appréciateurs de la saine littérature, et qui sont des modèles de grâce et de bon langage. Le frère du premier consul, cherchant à dépenser dignement une fortune inespérée assura à M. Andrieux une existence douce et honorable en le nommant son bibliothécaire. Bientôt, à ce bienfait, la Providence en ajouta un autre : M. Andrieux trouva l’occasion que ses goûts et la nature de son esprit lui faisaient rechercher depuis long-temps, celle d’exercer l’enseignement. Il obtint la chaire de littérature de l’École polytechnique, et plus tard celle du Collége de France.

Lorsqu’il commença la carrière du professorat, M. Andrieux était âgé de quarante ans. Il avait traversé une longue révolution, et il avait été rendu plein de souvenirs à une vie paisible. Il avait des goûts modérés, une imagination douce et enjouée, un esprit fin, lucide, parfaitement droit, et un cœur aussi droit que son esprit. S’il n’avait pas produit des ouvrages d’un ordre supérieur, il s’était du moins assez essayé dans les divers genres de littérature pour connaître tous les secrets de l’art ; enfin il avait conservé un talent de narrer avec grâce, presque égal à celui de Voltaire. Avec une telle vie, de telles facultés, une bienveillance extrême pour la jeunesse, on peut dire qu’il réunit presque toutes les conditions du critique accompli.

Aujourd’hui, messieurs, dans cet auditoire qui m’entoure, comme dans tous les rangs de la société, il y a des témoins qui se rappellent encore M. Andrieux enseignant la littérature au Collége de France. Sans leçon écrite, avec sa simple mémoire, avec son immense instruction toujours présente, avec les souvenirs d’une longue vie, il montait dans sa chaire, toujours entouré d’un auditoire nombreux. On faisait, pour l’entendre un silence profond. Sa voix faible et cassée, mais claire dans le silence, s’animait par degrés prenait un accent naturel et pénétrant. Tour à tour mêlant ensemble la plus saine critique, la morale la plus pure, quelquefois même des récits piquants, il attachait, entraînait son auditoire, par un enseignement qui était moins une leçon qu’une conversation pleine d’esprit et de grâce. Presque toujours son cours se terminait par une lecture ; car on aimait surtout à l’entendre lire avec un art exquis, des vers ou de la prose de nos grands écrivains. Tout le monde s’en allait charmés de ce professeur aimable, qui donnait à la jeunesse la meilleure des instructions, celle d’un homme de bien éclairé, spirituel, éprouvé par la vie, épanchant ses idées, ses souvenirs, son âme enfin qui était si bonne à montrer tout entière.

Je n’aurais pas rempli ma tâche, si je ne rappelais devant vous les opinions littéraires d’un homme qui a été si long-temps l’un de nos professeurs les plus renommés. M. Andrieux avait un goût pur, sans toutefois être exclusif. Il ne condamnait ni la hardiesse d’esprit, ni les tentatives nouvelles. Il admirait beaucoup le théâtre anglais ; mais, en admirant Shakespeare, il estimait beaucoup moins ceux qui se sont inspirés de ses ouvrages. L’originalité du grand tragique anglais, disait-il, est vraie. Quand il est singulier ou barbare, ce n’est pas qu’il veuille l’être, c’est qu’il l’est naturellement, par l’effet de son caractère, de son temps, de son pays. M. Andrieux pardonnait au génie d’être quelquefois barbare, mais non pas de chercher à l’être. Il ajoutait que quiconque se fait ce qu’il n’est pas, est sans génie. Le vrai génie consiste, disait-il, à être tel que la nature vous a fait, c’est-à-dire hardi, incorrect, dans le siècle et la patrie de Shakespeare ; pur, régulier et poli, dans le siècle et la patrie de Racine. Être autrement, disait-il, c’est imiter. Imiter Racine ou Shakespeare ; être classique à l’école de l’un ou à l’école de l’autre, c’est toujours imiter, et imiter c’est n’avoir pas de génie.

En fait de langage, M. Andrieux tenait à la pureté, à l’élégance, et il en était aujourd’hui un modèle accompli. Il disait qu’il ne comprenait pas les essais faits sur une langue dans le but de la renouveler. Le propre d’une langue, c’était, suivant lui, d’être une convention admise et comprise de tout le monde. Dès lors, disait-il, la fixité est de son essence, et la fixité, ce n’est pas la stérilité. On peut faire une révolution complète dans les idées, sans être obligé de bouleverser la langue pour les exprimer. De Bossuet et Pascal à Montesquieu et Voltaire, quel immense changement d’idées ! À la place de la foi, le doute ; à la place du respect le plus profond pour les institutions existantes, l’agression la plus hardie : eh bien, pour rendre des idées si différentes, a-t-il fallu créer ou des mots nouveaux ou des constructions nouvelles ? Non ; c’est dans la langue pure et coulante de Racine que Voltaire a exprimé les pensées les plus étrangères au siècle de Racine. Défiez-vous, ajoutait M. Andrieux, des gens qui disent qu’il faut renouveler la langue ; c’est qu’ils cherchent à produire avec des mots, des effets qu’ils ne savent produire avec des idées. Jamais un grand penseur ne s’est plaint de la langue comme d’un lien qu’il fallût briser. Pascal, Bossuet, Montesquieu, écrivains caractérisés s’il en fut jamais, n’ont jamais élevé de telles plaintes ; ils ont grandement pensé, naturellement écrit, et l’expression naturelle de leurs grandes pensées en a fait de grands écrivains.

Je ne reproduis qu’en hésitant ces maximes d’une orthodoxie fort contestée aujourd’hui, et je ne les reproduis que parce qu’elles sont la pensée exacte de mon savant prédécesseur ; car, messieurs, je l’avouerai, la destinée m’a réservé assez d’agitations, assez de combats d’un autre genre, pour ne pas rechercher volontiers de nouveaux adversaires. Ces belles-lettres qui furent mon sol natal, je me les représente comme un asile de paix. Dieu me préserve d’y trouver encore des partis et leurs chefs, la discorde et ses clameurs ! Aussi, je me hâte de dire que rien n’était plus bienveillant et plus doux que le jugement de M. Andrieux sur toutes choses, et que ce n’est pas lui qui eût mêlé du fiel aux questions littéraires de notre époque. Disciple de Voltaire, il ne condamnait que ce qui l’ennuyait ; il ne repoussait absolument que ce qui pouvait corrompre les esprits et les âmes.

M. Andrieux s’est doucement éteint dans les travaux agréables et faciles de l’enseignement et du secrétariat perpétuel ; il s’est éteint au milieu d’une famille chérie, d’amis empressés ; il s’est éteint sans douleur, presque sans maladie, et, si j’ose dire, parce qu’il avait assez vécu, suivant la nature et suivant ses propres désirs.

Il est mort, content de laisser ses deux filles unies à deux hommes d’esprit et de bien, content de sa médiocre fortune, de sa grande considération, content de voir la révolution française triomphante sans désordre et sans excès.

En terminant ce simple tableau d’une carrière pure et honorée, arrêtons-nous un instant devant ce siècle orageux qui entraîna dans son cours la modeste vie de M. Andrieux ; contemplons ce siècle immense qui emporta tant d’existences et qui emporte encore les nôtres.

Je suis ici, je le sais, non devant une assemblée politique, mais devant une académie. Pour vous, messieurs, le monde n’est point une arène, mais un spectacle devant lequel le poète s’inspire, l’historien observe, le philosophe médite. Eh bien arrêtons-nous en présence de ce grand spectacle ! Quel temps, quelles choses, quels hommes, depuis cette mémorable année 1789 jusqu’à cette autre année non moins mémorable de 1830 ! La vieille société française du dix-huitième siècle, si polie, mais si mal ordonnée, finit dans un orage épouvantable. Une couronne tombe avec fracas, entraînant la tête auguste qui la portait. Aussitôt, et sans intervalle, sont précipitées les têtes les plus précieuses et les plus illustres : génie, héroïsme, jeunesse, succombent sous la fureur des factions, qui s’irritent de tout ce qui charme les hommes. Les partis se suivent, se poussent à l’échafaud, jusqu’au terme que Dieu a marqué aux passions humaines ; et de ce chaos sanglant sort tout-à- coup un génie extraordinaire, qui saisit cette société agitée, l’arrête, lui donne à la fois l’ordre, la gloire, réalise le plus vrai des besoins, l’égalité civile, ajourne la liberté qui l’eût gêné dans sa marche, et court porter à travers le monde les vérités puissantes de la révolution française. Un jour sa bannière à trois couleurs éclate sur les hauteurs du Mont-Thabor, un autre jour sur le Tage, un dernier jour sur le Borysthène. Il tombe enfin, laissant le monde rempli de ses œuvres, l’esprit humain plein de son image ; et le plus actif des mortels va mourir, mourir d’inaction dans une île du grand Océan !

Après tant et de si magiques événements, il semble que le monde épuisé doive s’arrêter ; mais il marche et marche encore. Une vieille dynastie, préoccupée de chimériques regrets, lutte avec la France, et déchaîne de nouveaux orages ; un trône tombe de nouveau ; les imaginations s’ébranlent, mille souvenirs effrayants se réveillent, lorsque tout à coup cette destinée mystérieuse qui conduit la France à travers les écueils depuis quarante années, cherche, trouve, élève un prince qui a vu, traversé, conservé en sa mémoire tous ces spectacles divers, qui fut soldat, proscrit, instituteur ; la destinée le place sur ce trône entouré de tant d’orages, et aussitôt le calme renaît ; l’espérance rentre dans les cœurs, et la vraie liberté commence.

Voilà, messieurs, les grandeurs auxquelles nous avons assisté. Quel que soit ici notre âge, nous en avons tous vu une partie, et beaucoup d’entre nous les ont vues toutes. Quand on nous enseignait, dans notre enfance, les annales du monde, on nous parlait des orages de l’antique Forum, des proscriptions de Sylla, de la mort tragique de Cicéron ; on nous parlait des infortunes des rois, des malheurs de Charles Ier, de l’aveuglement de Jacques II, de la prudence de Guillaume III ; on nous entretenait aussi du génie des grands capitaines ; on nous entretenait d’Alexandre, de César, on nous charmait du récit de leur grandeur, des séductions attachées à leur génie, et nous aurions désiré connaître de nos propres yeux ces hommes puissants et immortels.

Eh bien ! messieurs, nous avons rencontré, vu, touché nous-mêmes, en réalité, ces choses et ces hommes ; nous avons vu un Forum aussi sanglant que celui de Rome, nous avons vu la tête des orateurs portée à la tribune aux harangues ; nous avons vu des rois plus malheureux que Charles Ier, plus tristement aveuglés que Jacques II, nous voyons tous les jours la prudence de Guillaume, et nous avons vu César, César lui-même ! Parmi vous qui m’écoutez, il y a des témoins qui ont eu la gloire de l’approcher, de rencontrer son regard étincelant, d’entendre sa voix, de recueillir ses ordres de sa propre bouche, et de courir les exécuter à travers la fumée des champs de bataille. S’il faut des émotions aux poètes, des scènes vivantes à l’historien, des vicissitudes instructives au philosophe, que vous manque-t-il, poètes, historiens, philosophes de notre âge, pour produire des œuvres dignes d’une postérité reculée !

Si, comme on l’a dit souvent, des troubles, puis un profond repos, sont nécessaires pour féconder l’esprit humain, certes ces deux conditions sont bien remplies aujourd’hui. L’histoire dit qu’en Grèce, les arts fleurirent après les troubles d’Athènes et sous l’influence paisible de Périclès ; qu’à Rome, ils se développèrent après les dernières convulsions de la république mourante, et sous le beau règne d’Auguste ; qu’en Italie ils brillèrent sous les derniers Médicis, quand les républiques italiennes expiraient ; et chez nous, sous Louis XIV, après la Fronde. S’il en devait toujours être ainsi, nous devrions espérer, messieurs, de beaux fruits de notre siècle.

Il ne m’est pas permis de prendre ici la parole pour ceux de mes contemporains qui ont consacré leur vie aux arts, qui animent la toile ou le marbre, qui transportent les passions humaines sur la scène ; c’est à eux à dire qu’ils se sentent inspirés par ces spectacles si riches ! Je craindrai moins de parler ici pour ceux qui cultivent les sciences, qui retracent les annales des peuples, qui étudient les lois du monde politique. Pour ceux-là, je crois le sentir, une belle époque s’avance. Déjà trois grands hommes, Laplace, Lagrange, Cuvier, ont glorieusement ouvert le siècle. Des esprits jeunes et ardents se sont élancés sur leurs traces. Les uns étudient l’histoire immémoriale de notre planète, et se préparent à éclairer l’histoire de l’espèce humaine par celle du globe qu’elle habite. D’autres, saisis d’un ardent amour de l’humanité, cherchent à soumettre les éléments à l’homme pour améliorer sa condition. Déjà nous avons vu la puissance de la vapeur traverser les mers, réunir les mondes ; nous allons la voir bientôt parcourir les continents eux-mêmes, franchir tous les obstacles terrestres, abolir les distances, et, rapprochant l’homme de l’homme, ajouter des quantités infinies à la puissance de la société humaine !

À côté de ces vastes travaux sur la nature physique, il s’en prépare d’aussi beaux encore sur la nature morale. On étudie à la fois tous les temps et tous les pays. De jeunes savants parcourent toutes les contrées. Champollion expire, lisant déjà les annales jusqu’alors impénétrables de l’antique Égypte. Abel Remusat succombe au moment où il allait nous révéler les secrets du monde oriental. De nombreux successeurs se disposent à les suivre. J’ai devant moi le savant vénérable qui enseigne aux générations présentes les langues de l’Orient. D’autres érudits sondent les profondeurs de notre propre histoire, et tandis que ces matériaux se préparent, des esprits créateurs se disposent à s’en emparer pour refaire les annales des peuples. Quelques-uns plus hardis cherchent après Vico, après Herder, à tracer l’histoire philosophique du monde ; et peut-être notre siècle verra-t-il le savant heureux qui, profitant des efforts de ses contemporains, nous donnera enfin cette histoire générale, où seront révélées les éternelles lois de la société humaine. Pour moi, je n’en doute pas, notre siècle est appelé à produire des œuvres dignes des siècles qui l’ont précédé.

Les esprits de notre temps sont profondément érudits, et ils ont de plus une immense expérience des hommes et des choses. Comment ces deux puissances, l’érudition et l’expérience, ne féconderaient-elles pas leur génie ? Quand on a été élevée abaissé par les révolutions, quand on a vu tomber ou s’élever des rois, l’histoire prend une tout autre signification. Oserais-je avouer, messieurs, un souvenir tout personnel ? Dans cette vie agitée qui nous a été faite depuis quatre ans, j’ai trouvé une seule fois quelques jours de repos dans une retraite profonde. Je me hâtai de saisir Thucydide, Tacite, Guiciardin, et, en relisant ces grands historiens je fus surpris d’un spectacle tout nouveau. Leurs personnages avaient, à mes yeux, une vie que je ne leur avais jamais connue. Ils marchaient, parlaient, agissaient devant moi, je croyais les voir vivre sous mes yeux, je croyais les reconnaître, je leur aurais donné des noms contemporains. Leurs actions, obscures auparavant, prenaient un sens clair et profond : c’est que je venais d’assister à une révolution, et de traverser les orages des assemblées délibérantes.

Notre siècle, messieurs, aura pour guides l’érudition et l’expérience. Entre ces deux muses austères, mais puissantes, il s’avancera glorieusement vers des vérités nouvelles et fécondes. J’ai du moins, un ardent besoin de l’espérer : je serais malheureux si je croyais à la stérilité de mon temps. J’aime ma patrie, mais j’aime aussi, et j’aime tout autant mon siècle. Je me fais de mon siècle une patrie dans le temps, comme mon pays en est une dans l’espace, et j’ai besoin de rêver pour l’un et pour l’autre un vaste avenir.

Au milieu de vous, fidèles et constants amis de la science, permettez-moi de m’écrier : Heureux ceux qui prendront part aux nobles travaux de notre temps ! heureux ceux qui pourront être rendus à ces travaux, et qui contribueront à cette œuvre scientifique, historique et morale, que notre âge est destiné à produire ! la plus belle des gloires leur est réservée, et surtout la plus pure, car les factions ne sauraient la souiller. En prononçant ces dernières paroles, une image me frappe. Vous vous rappelez tous qu’il y a deux ans, un fléau cruel ravageait la France, et atteignant à la fois tous les âges et tous les rangs, mit tour à tour en deuil l’armée, la science la politique. Deux cercueils s’en allèrent en terre presque en même temps ; ce fut le cercueil de M. Casimir Périer et celui de M. Cuvier. La France fut émue en voyant disparaître le ministre dévoué qui avait épuisé sa noble vie au service du pays. Mais, quelle ne fut pas aussi son émotion, en voyant disparaître le savant illustre qui avait jeté sur elle tant de lumières ! Une douleur universelle s’exprima par toutes les bouches : les partis eux-mêmes furent justes ! Entre ces deux tombes, celle du savant ou de l’homme politique, personne n’est appelé à faire son choix, car c’est la destinée qui, sans nous, malgré nous, dès notre enfance, nous achemine vers l’une ou vers l’autre ; mais, je le dis sincèrement, au milieu de vous, heureuse la vie qui s’achève dans la tombe de Cuvier, et qui se recouvre, en finissant, des palmes immortelles de la science !