Discours sur les prix de vertu 1835

Le 27 août 1835

Pierre-François TISSOT

Discours de M. Tissot

Directeur de l’Académie française

Lu en séance le 27 août 1835

 

 

La nature a mis en nous une faculté extraordinaire et presque divine ; je veux parler de cet enthousiasme de l’âme qui, élevant l’homme au-dessus de l’invincible amour de la vie, le précipite dans une action qui transmet son nom à la postérité. De là ce cri sublime et sauveur du chevalier d’Assas à Closterkamp ; de là ce dévouement du jeune Léopold de Brunswick qui trouva une mort si belle dans les flots de l’Oder débordé, dont il avait affronté la furie pour sauver deux malheureux abandonnés de tout le monde ; de là l’héroïsme de Goffin et de son fils, ces deux célèbres mineurs du pays de Liège, dont les noms resteront toujours français ; de là encore tant d’actions mémorables dont notre histoire abonde depuis un siècle, et parmi lesquelles nous aimons à citer l’exemple du vénérable archevêque de Pau, s’enveloppant d’un drap mouillé pour aller arracher du milieu des flammes, sous le toit d’une maison dévorée par un affreux incendie deux enfants que les plus intrépides n’osaient secourir.

À la même impulsion d’une espèce de génie qui entre tout à coup en nous, appartient l’action d’un simple artisan, du garçon cordonnier François Chaumel, dit Firmin, que nous proposerons bientôt à votre admiration comme ayant sauvé l’un de ses semblables par une suite de prodiges. Mais au-dessus des faits les plus extraordinaires, quand ils sont encore les seuls témoignages qu’un homme ait donnés de l’excellence de sa nature, la raison ordonne de placer une suite non interrompue d’actions vertueuses qui forment en quelque sorte la trame de la vie d’un homme uniquement occupé à répandre ses bienfaits sur le malheur et sur la pauvreté. Tel est le motif de la préférence que l’Académie a cru devoir à Sauquet-Javelot, en lui accordant le premier des trois prix de vertu qu’elle décerne aujourd’hui, pour obéir aux dernières volontés du plus généreux des testateurs.

Sauquet-Javelot (Jean-Baptiste-Philippe), jardinier cultivateur, né à Niort, département des Deux-Sèvres, a élevé sept enfants auxquels il a partagé sa modeste fortune il s’était réservé une petite pension dont il n’exige jamais le payement. Javelot demeure avec deux de ses fils, sourds et muets, et avec leur sœur âgée de quarante-sept ans. Une société tacite existe entre ces trois enfants, on met tout en commun, le père vit sur la société à la fin de l’année, les économies sont placées en fonds de terre au profit des enfants.

La plus tendre des vertus chrétiennes, la charité, semble être entrée avec le lait maternel dans le cœur de Sauquet-Javelot. Dès l’âge de sept ans, il réclamait avec chaleur le plaisir de couper et de distribuer lui-même aux pauvres le pain que son père leur faisait donner ; l’enfant joignait à la plus précieuse des aumônes cette larme sympathique dont Grey a parlé dans son immortelle élégie sur un cimetière de campagne.

Héritier du plus charitable des hommes, Sauquet-Javelot n’a point cessé un moment de continuer les œuvres de sou père. Depuis quarante années, Sauquet-Javelot reçoit chaque jour le voyageur fatigué, le vieillard indigent, l’ouvrier sans travail, le pauvre qui a faim, la jeune fille dont l’innocence a besoin de protection ; depuis quarante ans, il offre tour à tour aux uns et aux autres un asile, du pain quelques vêtements, et de sages conseils auxquels sa bienveillance ajoute un pouvoir qui pénètre les cœurs. Il est aidé dans ces soins religieux par une fille non moins admirable que lui. Seconde providence des hôtes de la charité de son père, elle fournit à leurs besoins, raccommode leurs haillons, panse leurs plaies, porte les petits enfants pour soulager leurs mères, et veille sur les jeunes filles avec la plus tendre sollicitude.

La maison de Sauquet-Javelot est une espèce de salle d’asile ouverte à toutes les misères humaines, une véritable succursale de l’hospice civil, qui a souvent recours à un simple jardinier quand on manque déplace pour les malades. Au dehors, les lieux consacrés aux bonnes œuvres de cet excellent homme n’offrent que des masures irrégulièrement groupées, dont l’aspect n’annonce que le dénûment et l’abandon ; vous entrez, et vous trouvez répartis dans diverses salles, sans aucun ornement, mais propres et saines, trente ou quarante pauvres qui bénissent leur bienfaiteur. Sauquet-Javelot ne s’est réservé qu’une ou deux chambres pour laisser plus de place à ses hôtes. On trouve des lits partout, dans les granges, dans les étables ; au besoin, Sauquet-Javelot donnerait le sien plutôt que de renvoyer un malheureux. Au reste, il ne se borne point à faire de sa maison la maison des pauvres, il court encore chercher dans la ville et dans la banlieue des larmes à essuyer, des malheurs à secourir : c’est pendant l’hiver surtout qu’il redouble ses soins et ses largesses.

Pour suffire à tant de bienfaisance, Sauquet-JaveIot possède trois trésors où il puise sans cesse, le travail, la modération des désirs et l’économie. L’économie, telle que la pratiquent le religieux Sauquet-Javelot et ses pareils, c’est-à-dire l’art de connaître et de régler ses besoins, de faire un bon emploi de ses ressources, d’accroître sagement son avoir, mais surtout de faire largement la part des pauvres dont les droits sont sacrés, est appelée à jouer désormais un rôle important dans le monde. Transformée en science par le génie de l’humanité, appliquée en grand par les gouvernements qui veulent vivre et survivre, mais surtout méditée et pratiquée par ceux qui possèdent et qui veulent avec raison posséder en sécurité, elle doit exercer la plus heureuse influence sur la tranquillité des États et le bonheur des peuples. C’est là qu’il faut une conjuration de toutes les puissances de la société en industrie, en richesses, en savoir, en lumières : le but de cette conjuration est bien grand. Formée entre les sages, sous les auspices d’une véritable philanthropie, elle a pour but d’améliorer le sort des masses par de sages institutions, par d’habiles combinaisons, par des sacrifices qui sont à la fois des inspirations du cœur, des conseils de la raison, et même d’excellents calculs de l’intérêt prévoyant et éclairé. Il s’agit de tarir à jamais la source empoisonnée de la guerre intestine des riches et des pauvres, qui a bouleversé plus d’un empire. Il s’agit de mûrir et d’achever, avec le concert de toutes les volontés, une révolution dont les immenses bienfaits ne coûteront ni une larme ni une goutte de sang. Cette révolution est commencée parmi nous ; elle marche lentement, mais sûrement ; comme toutes les irrésistibles nécessités elle triomphera de tous les obstacles la conduire à son but par le chemin le plus sûr et le plus court, est l’œuvre du génie et de la vertu, excités par une passion sublime, l’amour de l’humanité.

La prudente économie et l’ardente charité du modeste Sauquet-JaveIot m’ont amené à cet ordre d’idées permettez-moi, Messieurs, de jeter un dernier regard sur cet homme de bien que la nature avait fait pour être un homme remarquable en tout.

Agé de soixante-douze ans, et pourtant allègre et plein de vigueur ; sans lettres, mais non pas sans lumières dans l’esprit ; essentiellement pieux ; biblique et comme inspiré dans ses paroles chéri d’une famille vertueuse qui le regarde comme un oracle, Sauquet-Javelot, le père des pauvres depuis quarante ans, exerce encore sur eux une espèce de sacerdoce moral et religieux : voilà l’homme et la vie que l’Académie française a voulu couronner. Ne penserez-vous pas, Messieurs, que c’est comprendre et accomplir la volonté de M. de Montyon écrite dans un testament qui est un titre de gloire ?

Nous allons maintenant vous raconter, Messieurs, une action isolée ; mais elle est si belle, elle est environnée de tant de circonstances qui mettent dans tout son jour le courage d’un homme ; elle montre si éloquemment, dans le jeune artisan Chaumel, l’inébranlable volonté d’arracher son semblable à la mort, que l’Académie, frappée d’admiration s’est empressée d’accorder un prix de 5000 francs à l’auteur d’un pareil exemple. Voici les faits tels que les raconte le préfet de la Dordogne :

La sécheresse et un éboulement avaient rendu indispensable le rétablissement d’un puits qui fournit l’eau à la commune de Fleurac. Le 29 décembre dernier, malgré l’évidence du péril, Jean Quiérou, jeune maçon intelligent et hardi, consent à descendre dans ce puits à une heure il a terminé tous ses préparatifs ; la machine qui doit extraire les décombres est pleine ; mais avant de la faire hisser, il veut s’assurer de quelques pierres qui menaçaient ruine au-dessus de l’éboulement ; il monte par la corde : à peine a-t-il atteint le mur, qu’une masse énorme se détache et l’ensevelit. On crie au secours, on s’approche du puits ; mais quel sujet d’effroi ! ce puits, qui n’a ordinairement que cinquante pieds de profondeur, est devenu un gouffre affreux ; les décombres même offrent des crevasses dont on ne voit pas le fond. Tout le monde regarde Quiérou comme un homme perdu ; cependant quelques gémissements qui se font entendre annoncent qu’il respire encore. François Chaumel, dit Firmin, garçon cordonnier, âgé de dix-neuf ans, est accouru ; il entend les gémissements de son camarade, et conçoit aussitôt l’espoir et la résolution de le sauver.

Il se fait attacher par une corde et descend dans le puits malgré l’aspect des pierres et des masses de terre qui menacent de s’écrouler sur lui. Déjà il a travaillé deux heures, on a monté plus de quatre charretées de pierres ; déjà il n’est plus qu’à une petite distance du malheureux Quiérou qui lui inspire une nouvelle ardeur par ses prières ; mais tout à coup un moellon se détache, tombe sur Firmin et lui fait une blessure grave à la tête. La vue de son sang qui coule en abondance, l’excès de la fatigue, l’idée affreuse de se voir englouti vivant, lui inspirent de l’épouvante ; il sent d’ailleurs que ses forces l’abandonnent et crie pour qu’on le retire du gouffre.

Sa figure pâle, ensanglantée, jette la consternation dans la foule. Cependant un autre jeune maçon Bernard Laporte, surnommé Bernichou, se présente : apprendre le malheur de son camarade, descendre dans le puits pour le secourir, est l’affaire d’un moment. À force de travail, Laporte parvient enfin à découvrir la tête et le bras de Quiérou, qui renaît à la vie à mesure que l’air vient frapper son visage. Mais Laporte reçoit à la tête une forte contusion ; il lève les yeux ; les masses énormes suspendues au-dessus de sa tête commencent à l’effrayer ; un froid glacial succède à l’ardeur dont il était ennammé en descendant au fond de l’abîme ; il pressent une invincible faiblesse et demande à remonter.

À sa vue, la terreur s’empare des spectateurs ; les cris et les prières ne peuvent décider personne à affronter le danger. Quelques-uns s’avancent vers les bords du puits, mais les horreurs d’une mort qui paraît inévitable les font reculer d’effroi. Chaumel dit Firmin, dont les forces se sont ranimées avec le courage, s’approche de nouveau du puits, examine les immenses crevasses qui s’étendent de tous côtés, considère toute la grandeur du péril, se retourne et s’écrie : « C’en est fait, je vais encore descendre ; j’y mourrai ou je le sauverai. »

Déjà il est auprès de Quiérou tous deux entendent ce qui se dit au-dessus de leurs têtes ; ils croient même sentir dans la terre l’impression que produisent sur les terrains mouvants et crevassés qui les enveloppent, les pas de la foule immense qui se presse autour du puits. Firmin ordonne avec effroi qu’on empêche d’approcher ; tout le monde s’empresse de se retirer.

Dans ce moment, Chaumel et Quiérou sont admirables de sang-froid. Le premier reçoit du second les pierres qui ont roulé au fond de l’abîme, et les dispose de manière à former autour d’eux une espèce de voûte qui puisse les protéger dans le cas d’un nouveau malheur et d’un éboulement trop à craindre. Après deux heures de travail, il ne restait plus qu’une des jambes de Quiérou qui se trouvât retenue et cachée sous un quartier qu’il était dangereux de soulever. Firmin, voyant l’inutilité de ses efforts pour dégager son camarade, lui passe une corde autour du corps et ordonne de le hisser en l’air. Plusieurs bras travaillent avec ardeur à mettre hors du puits le malheureux captif : inutiles et dangereux efforts ! La jambe de Quiérou aurait été brisée, si l’on eut continué la manœuvre.

Dans cette extrémité, l’intrépide Firmin prend un parti désespéré, il saisit une barre de fer, la glisse sous le quartier, soulève la pierre. Alors les crevasses se prolongent avec bruit ; la chute des pierres recommence. Enfin Quiérou peut sortir sa jambe. Il est hissé en haut du puits, et tombe évanoui entre les bras de ses concitoyens. Huit heures d’agonie, et les angoisses d’une mort affreuse et toujours menaçante avaient épuisé ses dernières forces. Firmin avait tenu sa parole, il avait sauvé Quiérou ; mais il ne voulut sortir du puits que le dernier. Raconter un pareil trait, c’est le louer de la manière la plus éloquente, et justifier sans doute la décision de l’Académie qui, en accordant un prix de 5,000 francs au pauvre et généreux Firmin voudrait lui poser encore sur la tête cette couronne miracle que la vertu romaine mettait à si haut prix.

Nous avons maintenant à vous révéler, Messieurs, des exemples de vertu qui, avec des caractères particuliers, tels que la patience poussée à un degré admirable, l’oubli de soi-même, et un dévouement absolu pour des malheurs qui lie peuvent cesser qu’avec la vie des infortunés objets de la plus tendre sollicitude, se rapprochent des exemples donnés par javelot.

Il existe dans la commune de Reichshoffen, département du Bas-Rhin, un vétéran des guerres de la république, nommé Joly, qui, au sein de sa pauvreté, s’est acquis, ainsi que sa femme, des droits à la vénération générale. Dans une chaumière voisine de la leur, vivait une femme sujette à d’horribles convulsions, provenant d’un goitre qui lui couvrait la moitié de la poitrine. Cette pauvre malade, délaissée par un mari livré au vice de l’ivrognerie, restait sans soin et sans ressources. Instruits de ce déplorable abandon, Joly et sa femme, exposés eux-mêmes a toutes les privations de la misère, n’hésitèrent pas à partager avec l’infortunée le prix de leur travail journalier. À mesure que ses souffrances devinrent plus intolérables, son infirmité plus hideuse, elle se vit l’objet des soins les plus assidus de ses généreux voisins, qui passaient auprès d’elle tous les instants dérobés an travail, et se privaient tous les jours d’une portion de leur nourriture, pour aller la déposer sur son lit de douleur.

Cette femme avait deux enfants, dont l’un (c’était un fils) atteint aussi d’un goitre, mais qui s’annonçait d’une nature encore plus dangereuse que celui de sa mère. Une constitution débile, une surdité et un mutisme à peu près absolus, enfin un état presque complet d’idiotisme, faisaient de cet être informe un objet de dégoût et d’horreur. Sa mère l’aimait pourtant.

Quand elle sentit sa fin approcher, elle confia à Joly ses angoisses sur le sort de cette pauvre créature que ses autres parents repoussaient et dont la commune ne voulait pas se charger. Joly et sa femme consolèrent cette mère désespérée, en lui promettant d’adopter son fils. La mourante n’avait pas osé parler d’une fille atteinte du mal héréditaire et réduite à un état de faiblesse qui la rendait incapable de prêter le plus faible secours aux bienfaiteurs portés à la recueillir. Joly et sa femme, prévenant les vœux de la mère, promirent encore de se charger de sa fille. Rassurée désormais sur le sort des siens, la malade mourut tranquille et résignée.

À l’époque de cette double adoption, Joly et sa femme avaient passé l’un et l’autre l’âge de cinquante ans. Les infirmités augmentaient. Dénués de fortune, ils avaient pour toute propriété une chaumière, composée de deux petites chambres, située dans un endroit bas et humide, sans cour, sans étable, sans bétail, pas même une chèvre. C’est dans cette habitation à peine suffisante pour eux-mêmes qu’ils se décidèrent à recevoir leurs deux nouveaux hôtes. C’est là que l’existence de ces deux infortunés a été conservée par la vertu de deux anges de patience, de courage et de bonté.

Le frère parvint bientôt, comme on l’avait prévu, à l’état de crétinisme le plus repoussant ; la sœur fut réduite par l’accroissement de son goitre à un état d’immobilité presque complète, seul moyen d’éviter la suffocation. Mais du moins elle n’a pas perdu l’usage de ses facultés intellectuelles et morales ; elle sait aimer les bienfaiteurs qui lui ont conservé l’existence, et leur donner par ses prières la seule récompense qui soit en son pouvoir aussi inspire-t-elle la plus tendre pitié. Il n’en est pas de même du frère : hideux à l’aspect, exigeant avec violence ce que la pauvreté de Joly ne peut donner, sujet à des excès soudains d’une colère extrême, il menace sa sœur et leurs hôtes. Quand il souffre et que ses étouffements augmentent, il brise les meubles de la pauvre chaumière ; il devient si furieux quelquefois, que les voisins accourus au bruit de ses emportements, invitent Joly à réprimer tant de méchanceté ; mais le vieux soldat répond toujours « Dieu l’a châtié plus que je ne saurais le faire, » et alors il se contente d’empêcher le furieux de battre sa propre sœur et sa mère adoptive.

Pour céder son lit au malheureux idiot, Joly couche à terre ; sa femme ne dort qu’à moitié pour être toujours prête à secourir le malheureux infirme. Les nuits sont affreuses : vaincu par l’excès des plus cruelles douleurs, l’idiot entre en des convulsions de désespoir et pousse des cris horribles. Quelquefois il se cramponne après la vieille pauvre femme, sa seconde mère, et l’étouffe dans ses étreintes.

Au milieu de cet enfer de douleurs, de cris et de violences continuelles, peut-on assez admirer la vigilance, la pitié tendre et profonde, le dévouement héroïque des deux vieillards ? Endurer la faim, le froid, se priver de tout, supporter le spectacle des maux les plus dégoûtants, travailler le jour, passer les nuits presque sans sommeil, voilà leur sort affreux et volontaire depuis dix-huit années. Cependant ils le supportent avec patience et sans jamais se plaindre. Ils acceptent même, comme une épreuve de la vertu, l’espèce de mépris et d’humiliation que l’aversion générale du pays pour le crétinisme répand sur les personnes que leur pitié détermine à vivre dans le commerce de cette odieuse infirmité. Joly et sa femme auront bientôt atteint l’un et l’autre l’âge de soixante-dix ans ; des travaux multipliés, le long et pénible exercice des plus difficiles vertus, ont usé leurs forces. Bientôt peut-être ce qui leur en reste s’épuisera dans les fatigues et les privations auxquelles les condamnent les besoins toujours croissants de leurs enfants adoptifs. Ils voient leur fin approcher sans la craindre ; mais ils savent qu’aussitôt leurs yeux fermés, ces malheureux resteront dans un effrayant abandon. Cette seule pensée remplit leurs jours d’amertume, et empoisonne ce bonheur tranquille et pur que la conscience des bonnes œuvres donne à ceux qui les font.

Ah ! si saint Vincent de Paul vivait parmi nous, je vous le demande, Messieurs, n’irait-il pas faire un pèlerinage au pays qui possède Joly et sa femme, visiter leur chaumière et les bénir au nom de la religion et de l’humanité ?

L’Académie française croit avoir rempli les intentions de M. de Montyon, dans cette circonstance solennelle, mais souffrez, Messieurs, qu’elle vous révèle aussi la vive satisfaction que lui cause la touchante perspective des fruits que doivent porter les récompenses qu’elle accorde cette année aux auteurs de tant de belles actions.

Le prix donné à Sauquet-Javelot est une semence jetée dans une terre féconde et bien préparée qui produira une riche moisson de nouveaux bienfaits. Nous les voyons déjà des yeux de la pensée.

Tout porte à croire que le prix obtenu par Chaumel dit Firmin confirmera dans son âme l’héroïque dévouement qui lui a mérité l’admiration de ses concitoyens. Puisse-t-il avec la somme que M. de Montyon vivant lui offrirait avec joie, épouser une jeune et sage compagne qui lui donne des fils semblables à leur père

Le vieux soldat de Jemmapes et de Fleurus, Joly, devenu dans sa chaumière un héros d’humanité, reçoit aujourd’hui la récompense, et non pas le salaire de ses services militaires et de ses vertus d’homme ; mais soyez certains, Messieurs, et j’en atteste leur vie entière que sa vertueuse compagne et lui ne verront dans cette honorable récompense qu’un secours envoyé à leurs enfants adoptifs et un moyen de les empêcher de périr de faim après la mort de leurs bienfaiteurs.