Réponse au discours de réception de Mathieu Molé

Le 30 décembre 1840

André DUPIN

Réponse de M. Dupin
au discours de M. le comte Molé

DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
le jeudi 30 décembre 1840

PARIS INSTITUT DE FRANCE

Monsieur,

C’est pour vous entendre, Monsieur, qu’une si nombreuse et si brillante assemblée est venue se presser dans cette enceinte. À vous était confié le soin d’exprimer les regrets de l’Académie sur la perte de votre prédécesseur ; et vous l’avez fait avec une convenance d’idées et une délicatesse d’expressions qui vous ont mérité de justes applaudissements. Un de nos vieux usages m’appelle, à mon tour, à féliciter cette illustre compagnie du choix qu’elle a fait de vous pour remplacer M. de Quélen. Mais que puis-je dire qui ne soit déjà connu du public, placé comme vous l’êtes, en évidence, par les événements et par les éminentes fonctions que vous avez remplies ?

Cependant cette mission m’est honorable et douce. Vous le savez, le nom de Molé est depuis longtemps pour moi l’objet d’une vénération profonde : parmi nos grands magistrats, Mathieu Molé est un de ceux dont j’ai le plus souvent évoqué les souvenirs, parce qu’il m’a toujours paru l’un des plus dignes d’être proposé pour modèle aux hommes publics, surtout dans les temps où nous vivons.

L’honneur de porter un grand nom ne serait pas aujourd’hui un titre suffisant pour entrer parmi nous : l’Académie recherche surtout le mérite personnel. Mais elle est trop juste, elle a trop le sentiment de l’émulation, de la gloire, de tout ce qui constitue la vraie grandeur, pour ne pas tenir compte d’une illustration antique à ceux qui s’en montrent les dignes continuateurs.

La démocratie elle-même, fût-elle républicaine, n’a point intérêt à méconnaître les services rendus par les pères : elle ferait trop de tort à leurs enfants. – Fils des généraux dont les noms demeurent attachés à tant de victoires ; fils des rédacteurs des Codes qui régissent notre société ; fils des grands orateurs de nos assemblées politiques, de nos savants et de nos grands artistes ; pour vous tous, la plus belle partie de votre héritage, souvent la seule, est la gloire de ceux dont vous descendez ! gloire qu’il ne vous sera peut-être pas donné de recommencer ou d’accroître, mais à laquelle vous ne devez pas vous montrer indifférents ou infidèles, et dont la nation aimera toujours, dans la suite des âges, à retrouver un reflet sur les noms que vous portez !

Votre famille, Monsieur, quelque illustre qu’elle soit, a une origine populaire. Au commencement du XVe siècle, on voit vos ancêtres appelés, par l’élection de leurs concitoyens, à l’exercice des fonctions municipales dans la ville de Troyes. En 1429, Guillaume Molé était premier échevin de cette cité, dont il ouvrit les portes à Charles VII, alors occupé à chasser les Anglais du royaume, et qui s’acheminait vers la métropole de Reims pour y accomplir le vœu sacré de Jeanne d’Arc.

Les descendants de Guillaume ont traversé le barreau avec une grande distinction avant d’arriver aux premiers rangs de la magistrature. Édouard Molé, devenu malgré lui, procureur général au temps de la Ligue, se vengea des factieux en provoquant la plus célèbre des délibérations du parlement de Paris : l’arrêt qui, en maintenant la loi salique, déclare que « la couronne de France ne peut passer ni à des femmes ni à des étrangers1. » – Et s’il m’est permis, en passant, de recueillir aussi une origine littéraire, je remarquerai que ce même Édouard Molé avait épousé la petite-fille d’Alain Chartier, secrétaire des rois Charles VI et Charles VII, le plus bel esprit de son temps, à qui Marguerite d’Écosse montra tant de faveur2.

Mais le plus illustre de vos aïeux est sans contredit Mathieu Molé ! On ne m’enviera pas d’arrêter un instant l’attention sur lui. Fils d’Édouard, né à Paris en 1584, il fut successivement conseiller au parlement en 1606, président de chambre aux enquêtes en 1610, procureur général en 1614, premier président en 1641, garde des sceaux dix ans après, en 16513. Il eut à lutter contre le despotisme de Richelieu, les intrigues des grands, l’ambition des princes, les entreprises arbitraires de Mazarin, et les actes violents des émeutiers de la Fronde.

Dans toutes ces situations si diverses, toujours le même, par sa droiture et son intrépidité, il surmonta toutes les difficultés, et força ses ennemis même, non pas à l’aimer ni à le ménager, mais du moins à l’admirer.

C’était le temps des grandes accusations politiques et des tribunaux d’exception ! Mathieu Molé, procureur général, revendique pour Marillac le renvoi devant ses juges naturels. Lavalette est condamné irrégulièrement ; le procureur général refuse de se charger de l’exécution de l’arrêt. L’abbé de St.-Cyran (du Verger de Hauranne) a déplu à Richelieu, qui voudrait lui faire éprouver le sort d’Urbain Grandier ; les instances de Molé font ajourner le procès et la mort de Richelieu vaut absolution pour l’accusé.

Devenu premier président, il marche à la tête de sa compagnie, et va à travers les barricades, réclamer au Palais-Royal deux conseillers enlevés arbitrairement par ordre de la cour. Assailli à son retour par les factieux, il reste presque seul après la dispersion des siens4 n’ayant pour égide que son sang-froid, la dignité de son maintien, la fermeté de ses discours5 ; et ce qui, même à la guerre, est réputé le plus difficile, il opère sa retraite, en présence de l’ennemi, au petit pas, au milieu des injures, des exécrations et des blasphèmes de ces furieux.

Ne vous y trompez pas, Monsieur, ce que les contemporains ont admiré, ce que la postérité ne se lasse point de louer dans Mathieu Molé, ce n’est ni l’éclat du rang, ni le pouvoir attaché aux éminentes dignités dont il était revêtu ; c’est le caractère. Le président Molé forme avec le chancelier de l’Hospital et un bien petit nombre de personnages historiques, le plus noble type du courage le plus rare, le courage civil. – Il s’offre à nos imaginations comme l’expression la plus élevée de cette détermination vertueuse à tout braver plutôt que de mal faire et de céder à de coupables entraînements ; de cette vigueur de l’âme qui emprunte la fermeté de ses résolutions à la bonne conscience, au sentiment du devoir, à l’énergie morale de la volonté ; au dédain, non seulement de la mort, mais de l’injustice même et de l’infamie du moment !

Une des grandes difficultés qu’éprouva le président Molé fut d’avoir en tête le cardinal de Retz, d’abord coadjuteur, puis archevêque de Paris. Tous les prélats ne comprenaient pas alors que leur devoir n’est pas de se mêler aux agitations politiques du siècle, et que leur mission est toute de persuasion, de paix et de charité. Le coadjuteur était d’un tout autre caractère. Si nous empruntons une esquisse au portrait qu’en a tracé Tallemant des Réaux6, c’était un petit homme noir, ne voyant que de fort près, ayant la parole aisée, la tenue incertaine, l’humeur étrangement inquiète, altière, ne pouvant guère souffrir d’égaux, et qui, s’il eût été d’épée, eût fort aimé à être brave. Sa passion dominante était l’ambition ; il possédait au plus haut degré le génie de l’intrigue ; il fut l’âme de la Fronde, le grand agitateur de l’époque, aussi habile à susciter des orages au sein du parlement qu’à élever des barricades et à fomenter des émeutes au milieu des rues de la capitale. C’était le héros de l’anarchie7 ! – Et ce jugement qu’on a porté sur lui, qu’on ne le taxe pas d’exagération : il suffit de voir, d’après ses propres écrits, quelle fut sa conduite, et par quelles maximes il entreprend de la justifier dans ses Mémoires, qui, par leur cynisme, ont mérité d’être appelés le Bréviaire des anarchistes8. Cet homme semblait ainsi destiné à montrer au monde tout ce que peut un mauvais prêtre armé d’un grand pouvoir, quand, au lieu d’en user pour le bonheur public, il se plaît à le rétorquer contre l’autorité même qui le lui a confié !

Et toutefois, c’est de la bouche de cet ennemi du repos public, de cet antagoniste violent de la haute vertu du président Molé, qu’est sorti le plus grand éloge qu’on en ait pu faire : « Si ce n’était, dit le coadjuteur dans ses Mémoires, une espèce de blasphème d’oser dire qu’il y a dans notre siècle quelqu’un de plus intrépide que le grand Gustave et le prince de Condé, je dirais que ç’a été Mathieu Molé, premier président. »

Tel fut, Monsieur, votre grand aïeul ! Et ne dites plus que les maîtres, les règles, le joug, ont manqué à votre jeunesse ! Ah ! loin de moi de méconnaître les précieux avantages de l’éducation domestique, l’inestimable prix de ces leçons, de ces exemples de chaque jour que l’on doit à l’autorité comme à l’affection paternelle ! Mais est-il bien vrai que de ce côté vous aurez été privé de tout enseignement ? – Dans votre enfance, ne vous a-t-on point placé en face des grandes images de vos ancêtres ? Dès que vous avez pu la comprendre, ne vous a-t-on point raconté leur vie ? Une seule peinture, montrant Mathieu Molé tel que je le représentais tout à l’heure, au milieu des factieux, ne leur opposant pour défense que les insignes de sa magistrature et la sérénité de son front, n’était-ce point la plus haute, la plus éloquente, la plus durable des leçons ? N’était-ce pas vous dire : « Si, comme lui, vous parvenez à d’éminents emplois ; un jour, si vous êtes garde des sceaux, si vous devenez premier ministre, souvenez-vous que votre vie entière appartient à la patrie ! Soyez, en toutes circonstances, l’homme du devoir, l’homme du pays ! Et si dans ces carrières si ardues il se présente des conjonctures difficiles, si les partis vous méconnaissent, s’ils vous calomnient, quand tout vous abandonnerait, soutenez-vous seul, en songeant que vous êtes le petit-fils de Mathieu Molé ! » – N’est-ce point d’ailleurs, Monsieur, dans cette pensée, qu’arrivé à un âge plus mûr, vous avez vous-même entrepris d’écrire la vie de ce grand homme, et que vous l’avez terminée en exprimant le noble vœu de pouvoir, à la fin de votre carrière, rendre avec honneur le nom qu’il vous a transmis !

Vous êtes né au milieu des révolutions ! Elles vous ont dépouillé d’un riche patrimoine ! La proscription et le deuil qu’elle traîne à sa suite ont pesé sur votre famille ! Vous avez senti les privations pour vous et pour les êtres qui vous étaient le plus chers ! Je ne puis vous en plaindre, puisque, loin de vous abattre, ces premiers malheurs ont élevé votre courage.

Vous avez fait comme nous, Monsieur, vous avez commencé ! commencé votre carrière par le travail, par des études sérieuses, réfléchies, qui vous ont conduit dans cette École polytechnique, aussi célèbre aujourd’hui par les élèves qu’elle a produits que par la renommée de ses premiers maîtres, et d’où sortit ce modeste et brave général Bernard, que vous avez si dignement loué dans un discours qui serait pour vous un titre littéraire, si ce n’était, avant tout, un acte de justice et de vérité.

Vous aviez puisé dans ce vaste enseignement les connaissances qui vous firent appeler à diriger les grands travaux de l’empire. – Mais c’est avant d’avoir exercé aucune fonction publique, et sous l’impression douloureuse des malheurs éprouvés par votre famille, que vous avez composé, sous le titre d’Essais de morale et de politique, un livre dont, certes, je ne prétends pas approuver toutes les maximes, mais qu’on a mal jugé, je crois, lorsqu’on a voulu n’y voir qu’un éloge du despotisme, tandis que, selon moi, il est bien plutôt dirigé contre l’anarchie, dont, malheureusement, le despotisme est presque toujours la suite, et quelquefois le remède nécessaire.

Mais bientôt, laissant là les théories, vous avez préludé dans le conseil d’État, rempli, à cette époque, de personnages si éminents à cette connaissance des hommes et des affaires sans laquelle il est bien téméraire pour soi, bien hasardeux pour le pays, d’arriver au ministère : vous avez tenu les sceaux de l’État sous l’Empire !

Depuis cinquante années nous avons traversé des temps où la France, il faut le dire, eût été bien mal servie, si, chaque fois qu’elle a changé de gouvernement, tous ceux qui commandaient ses armées, qui rendaient la justice, qui percevaient les impôts, ou qui maintenaient l’ordre dans les administrations, s’étaient crus dans l’obligation d’abdiquer en masse pour céder la place à des hommes nouveaux. Il y a, je le sais, deux classes d’hommes politiques : – les uns, qui ne sont fidèles qu’au personnel des gouvernements, quoi qu’il advienne ! – d’autres, qui sont fidèles à leur pays et à leurs principes, quelle que soit la forme des gouvernements. – J’honore les dévouements individuels ; je condamne l’ingratitude pour les bienfaits reçus ; les outrages succédant aux éloges n’inspirent que le mépris : mais je ne comprends pas, surtout avec les idées actuelles, comment on pourrait blâmer le dévouement persévérant à l’État, la constance à le servir, lorsque, par des fautes dont on n’est pas solidaire, un gouvernement s’est perdu !

On ne saurait donc désapprouver ceux qui, après avoir servi et défendu l’Empire, tant que l’Empire a pu être défendu et servi, sont entrés dans le mouvement constitutionnel ouvert par la charte de 1814. – Et lorsqu’en 1830, la violation de cette charte par le pouvoir lui-même eut amené la chute d’une dynastie dont cette loi fondamentale était le plus ferme appui, les mêmes hommes, d’accord en cela avec tous les vrais amis de la liberté constitutionnelle, ont bien eu aussi le droit, je dirai même le devoir, de mettre la main à l’œuvre et de travailler à sauver la société elle-même des dangers pressants qui la menaçaient.

Oui, Monsieur, ce sera une partie de votre gloire d’être entré dans le premier ministère de 1830, formé sous le coup des événements, sous les avides regards de l’anarchie prête à nous envahir ; et d’avoir, comme ministre des affaires étrangères, marqué l’avènement de la révolution de juillet vis-à-vis de l’étranger, par de nobles paroles que vos rivaux politiques auraient dû ne pas oublier.

Vous avez fait partie d’autres ministères ; vous êtes devenu président du conseil ! Je n’ai point à discuter ici les actes de votre administration ; mais personne ne me démentira lorsque je dirai que vous avez apporté aux affaires, avec l’expérience qui s’attache à de longs antécédents, cette élégance de mœurs, cette perfection de manières qui vous distinguent, et dont l’heureux emploi facilite et charme les relations. – Cependant (dirai-je en rappelant les paroles d’un de vos plus célèbres devanciers) : « Toutes ces qualités, quelque rares qu’elles soient, pourraient n’être pas suffisantes si la bonne foi ne leur donnait une garantie dont elles ont toujours besoin. Je dois le rappeler ici, ajoutait-il, pour détruire un préjugé assez généralement répandu : – non, la diplomatie n’est point une science de ruse et de duplicité. Si la bonne foi est nécessaire quelque part, c’est surtout dans les transactions politiques ; car c’est elle qui les rend solides et durables9. » – On ne vous fera point le reproche d’y avoir manqué, Monsieur ; vous saviez parfaitement que le premier devoir de celui qui parle au nom de la France, est la loyauté, la franchise, la droiture dans les négociations, la bonne foi la plus entière dans l’exécution des traités. Leibnitz a dit avec raison10 que « les rois négocient avec leur renommée. » On peut dire avec autant de vérité : « Les ministres négocient avec leur réputation. » La vôtre, Monsieur, vous a toujours bien secondé. – Henri IV, qui employa si utilement le président Jeannin comme ambassadeur, avait donc raison, lorsqu’il voulut l’engager à son service (bien qu’il eût été ligueur !), de lui adresser ce peu de mots que j’ai répétés aussi souvent que je l’ai pu : « Monsieur le président, j’ai toujours recherché les honnêtes gens et je m’en suis toujours bien trouvé. »

Cependant, Monsieur, si votre aïeul connut la disgrâce vers la fin de sa carrière, vous aussi vous avez éprouvé, dans le cours de la vôtre, tout ce que peut le conflit des ambitions, la violence des partis, l’injustice de leurs procédés, l’amertume de leur langage. –Mais pourquoi vous plaindrai-je, si dans la dernière lutte excitée contre vous, loin de faiblir, vous avez grandi dans l’opinion de ceux qui sont restés juges impartiaux de la lice ? Sans entrer dans le fond de la question, qui n’est pas du ressort de l’Académie, il est permis de trouver un motif, même littéraire, pour justifier son choix, dans ces combats de tribune si longs, si animés, que vous avez soutenus contre nos orateurs parlementaires les plus éminents.

Certes, ce ne serait pas être juste envers eux, que de ne pas l’être aussi envers vous ; il y aurait une partialité stérile à célébrer la verve qu’ils ont déployée dans l’attaque, l’art avec lequel les talents les plus divers comme les opinions les plus opposées, se sont déchaînés contre vous, si l’on ne reconnaissait en même temps tout ce qu’il vous a fallu de sang-froid, d’assurance en vous-même, de fécondité dans les ressources oratoires, pour résister, comme vous l’avez fait, à un choc aussi rude, à des attaques aussi savamment combinées !

Si vous n’avez pas réuni à vous seul (et il serait injuste de l’exiger) toutes les qualités si remarquables et si diverses qui ont distingué vos nombreux adversaires ; si vous n’avez pas égalé la véhémence de quelques-uns, l’ardeur de tous, vous avez offert le modèle de plus en plus rare de toutes les convenances gardées, d’une dignité qui n’a point fléchi, d’une modération qui ne s’est point démentie, d’une réserve qui fait que vous n’avez jamais sacrifié les secrets de l’État11 à la satisfaction de votre amour-propre, ou au besoin de votre défense personnelle ; le modèle enfin d’une éloquence à vous qui, si elle ne répond pas à toutes les exigences des passions, satisfait complètement aux besoins des grandes affaires, et mérite de faire école dans le parlement.

Vos reparties même ont prouvé que vous ne vouliez laisser aucun avantage à ceux qui vous harcelaient, lorsqu’à l’injurieuse application qu’on avait prétendu vous faire du célèbre passage de Tacite, qui reprochait à certains hommes de faire tout servilement en vue de dominer (et omnia serviliter pro dominatione), vous répondîtes avec un accent plus amer que de coutume, et que rehaussait encore votre fierté blessée : « Quand Tacite a parlé de ces hommes qui descendent à la servilité pour monter au pouvoir, il ne parlait pas des courtisans, il parlait des ambitieux ! »

Sans doute, Monsieur, vos forces devaient finir par s’épuiser dans une lutte aussi inégale : un seul ne suffisait pas pour l’emporter contre tous ! Vos meilleurs amis vous l’avaient prédit ! Il fallut céder !

Plus heureux que votre aïeul sous un autre rapport, l’autorité ecclésiastique ne vous a pas causé les mêmes soucis, et cela me ramène à parler de votre illustre prédécesseur. – Si comme ministre, défenseur de l’ordre civil contre des empiétements ou des prétentions auxquelles la Restauration avait trop encouragé le clergé, vous avez eu quelquefois occasion de le contredire ; si des dissidences se sont produites entre vous, il demeure vrai, comme vous l’attestez vous-même, que l’archevêque est toujours resté profondément digne de vos respects. L’Académie, après sa mort comme au jour de son élection, s’honore de l’avoir compté parmi ses membres.

De tout temps le clergé a été en possession de fournir des candidats à l’Académie. L’Église et la Magistrature ont doté notre patrie d’une gloire qui n’est qu’à nous et que ne partagent point les peuples étrangers. – C’est aux fortes études ecclésiastiques, c’est à son caractère national, bien qu’inséparablement liée au principe de l’unité romaine, que l’Église de France a dû sa supériorité sur toutes les autres églises de la catholicité. L’éloquence est venue à la suite de la science ; elle n’en a été que la lumière plus vive, et la plus sublime expression.

L’Académie a toujours été de trop bon goût pour ne pas aller puiser à de telles sources ; et si elle est fière à juste titre, d’avoir possédé Racine et Corneille d’Alembert et Buffon, les deux Séguier et le président de Montesquieu, elle ne l’est pas moins d’avoir compté parmi ses membres Fénelon et Bossuet.

L’historien de ces deux illustres prélats M. de Beausset évêque d’Alais, venait de mourir en 1824, lorsque M. de Quélen, archevêque de Paris, fut appelé à lui succéder. Ses titres à l’honneur que lui faisait l’Académie ont été rappelés par M. Auger ; et M. de Quélen a lui-même retracé ceux de son prédécesseur dans un discours empreint de l’onction qui fut le caractère propre de son éloquence.

On ne peut pas dire de M. de Quélen qu’il ait été ingrat ou infidèle envers Napoléon, puisque, sur la demande que l’auguste prisonnier avait faite d’un prêtre français à Sainte- Hélène, il offrit de s’y rendre et d’aller partager le malheur de cette captivité, dont les indignités et les souffrances, supportées avec tant de magnanimité12, viennent enfin d’être expiées avec éclat par des obsèques nationales13..

La Restauration eut le tort de trop flatter le clergé. Au lieu de lui demander la seule chose qui soit de son ministère, un appui moral, elle voulut en faire un instrument de règne, une force politique. On vit comme autrefois, des conseillers d’État, des ministres, des pairs ecclésiastiques. Ce régime était fait pour séduire ; mais il ne fut avantageux ni à l’Église ni à l’État. Et toutefois, reconnaissons que M. de Quélen comme pair de France, garda parfaitement la mesure et la dignité de son caractère. Il s’abstint, comme il le devait, de prendre part aux procès criminels ; et lors de la proposition qui fut faite de réduire les rentes sur l’État, s’il combattit cette mesure hasardeuse, ce ne fut ni du côté politique ni sous le rapport financier, ni avec le faux-fuyant de l’inopportunité ; il le fit du point de vue qui lui appartenait, celui de la pitié pour les faibles, qu’il voyait menacés. Il défendit les petits rentiers comme il eût défendu les pauvres, et il recueillit leurs actions de grâces.

S’il réussit moins bien dans d’autres circonstances, si j’eus moi-même à combattre quelques-unes de ses opinions dans le sein de la commission ecclésiastique instituée en 1828, je ne me constituerai pas son juge en termes qui contrasteraient avec le respect que j’eus toujours pour lui, et que je veux garder à sa mémoire.

Et d’ailleurs, si dans une occasion plus récente, où il ne devait que des prières, l’archevêque eut le tort et le malheur de froisser, dans un discours, les sentiments nationaux ; si plus tard d’imprudentes démonstrations qu’il n’avait point autorisées, furent faites dans un esprit de parti, était-ce un motif pour qu’il devînt l’objet d’indignes traitements, que notre civilisation désavoue et contre lesquels la raison publique s’est hautement prononcée ? Que l’on pardonne aux auteurs du mal, je le conçois ; mais on ne doit point pardonner au mal lui-même : l’honneur du présent l’exige, l’intérêt de l’avenir le prescrit.

Le pillage et la destruction de l’archevêché, la dévastation de Saint-Germain l’Auxerrois, d’autres attaques encore dans l’ordre civil, avertissaient qu’on était en présence de l’anarchie. Là était l’ignorance, car elle détruisait une de nos plus précieuses bibliothèques ; là le vandalisme, car il démolissait les édifices ; l’impiété, car elle s’attaquait aux temples ; l’esprit de sédition, car il menaçait aussi les magistrats ! C’était un avis à tous les bons citoyens, qu’il était temps de résister ; qu’il le fallait, dans l’intérêt de la morale, des lois de la société ! Dès ce moment, en effet, on résista : ce fut la gloire de Casimir Périer, que ces tristes événements amenèrent au pouvoir.

L’archevêque accepta noblement ses malheurs ; vainement on lui offrit une somptueuse demeure ; il s’imposa plus de simplicité ; il semblait qu’il voulût, par son abnégation même, amener le repentir de ses ennemis. Vous avez raconté en quels termes touchants il leur pardonna. Eh ! comment ce prélat, dont le caractère était surtout marqué par la douceur, n’aurait-il pas accordé le pardon chrétien de ses propres griefs, quand la politique elle-même, vous le savez, Monsieur, puisque vous en avez été le clément organe, commande parfois des amnisties ?

À beaucoup d’invectives et de calomnies, l’archevêque ne répondit que par de bonnes œuvres : il aimait à consoler toutes les misères, à soulager toutes les infortunes. La dignité même qu’il gardait en toutes choses relevait le prix de ses bienfaits. Les pauvres et les malheureux en furent touchés, et l’archevêque de Paris est mort regretté du peuple : tant il est vrai que de toutes les vertus la plus démocratique et la plus populaire est la charité !

À ceux qui demanderont quelle était l’éloquence de M. de Quélen, je répondrai : Elle ne se montrait pas seulement dans la chaire. Dans la position si élevée qu’occupait l’archevêque, il n’est guère possible qu’on ne pense et qu’on ne s’exprime noblement, lorsqu’on descend des contemplations célestes aux choses d’ici-bas. – Mais il avait encore une autre éloquence : il possédait au plus haut degré le talent d’exciter la compassion des riches et d’en obtenir d’abondantes aumônes pour les malades, pour les pauvres, pour les orphelins, pour tous les malheureux. Il avait l’accent de la charité, ce don qui semble l’attribut de l’Épiscopat français, auquel nous devons en ce moment ces lettres pastorales où respire l’esprit de Fénelon et dans lesquelles les plus touchantes exhortations sont adressées aux fidèles de chaque diocèse, en faveur des infortunés victimes du fléau des inondations.

C’est ainsi que désormais le clergé français comprend sa mission ; c’est ainsi qu’il voit chaque jour s’accroître le respect des populations et la juste considération qu’on lui porte. Il ne donne plus d’ombrage, et ses chefs les plus éminents n’hésitent point à proclamer que « c’est compromettre la cause sacrée de la religion, que de la mêler à des intérêts étrangers. »

Dans ce discours, j’en conviendrai, Messieurs, la politique a eu plus de part encore que la littérature ; mais chaque réception doit emprunter son caractère à celui des personnages qui en sont l’objet. Comment, en effet, raconter la vie ou exposer les titres des académiciens qui ont été mêlés aux événements politiques, sans dire comment ils les ont traversés ?

Pourquoi d’ailleurs, la littérature ne recevrait-elle pas une impulsion nouvelle du mouvement actuel des esprits ? Imitons en cela les anciens ! Non-seulement leurs livres de morale et de philosophie, mais leurs théâtres, leurs fêtes, leurs jeux ainsi que le Forum, tout porte l’empreinte du sentiment public ; c’est toujours le culte de leurs dieux, l’amour de la patrie, la gloire des héros qui l’ont servie !

Chez eux, l’éloquence et la poésie n’avaient pas de plus noble emploi que d’exalter les courages, de célébrer les belles actions, de perpétuer les grandes renommées. On ne les voyait point travailler incessamment, au sein de la cité, à tout rabaisser, à tout avilir, et s’épuiser à calomnier leurs citoyens les plus illustres et les plus vertueux. Loin de là, les historiens et les poëtes employaient tout leur génie à saisir dans le présent, pour le transmettre avec orgueil à la postérité la plus reculée, tout ce qui pouvait accroître aux yeux des siècles futurs la dignité de leur pays, et la réputation de leurs grands hommes, dont ils faisaient des demi-dieux.

Ramenons la littérature à ces nobles inspirations ! Ne laissons pas à ceux qui trop souvent abusent de leur talent de parler ou d’écrire, le droit exclusif de se mêler des questions qui intéressent la grandeur de notre patrie ! Cessons de laisser croire que le genre académique n’est qu’un genre frivole, qui n’admet que des phrases compassées, sur des sujets neutres et des lieux communs insignifiants ! Notre vie à tous est mêlée à la vie de l’État ; nous ne pouvons rester indifférents à tout ce qui l’intéresse. Le calme de la cité est nécessaire à la culture des sciences et des lettres ; le bon ordre fait partie du bon goût.

Si l’égoïsme et la cupidité envahissent d’autres cœurs, au sein de nos académies conservons aux lettres, avec le sentiment de leur indépendance, la pureté de leur désintéressement, la conscience de leur noble mission ! Le devoir de ceux qui les honorent et les cultivent est, non pas seulement de rechercher en tout ce qui constitue le beau et le vrai, mais de le mettre en lumière, et de ne négliger aucune occasion, chacun selon son génie, d’éclairer la société, de servir la morale, et de contribuer au bien public.

Notes :

1. Arrêt du 28 juin 1593.

2. Marguerite ayant trouvé Alain Chartier endormi, le baisa durant son sommeil, disant aux seigneurs de sa suite, qui s’en montraient ébahis, « qu’elle n’avoit pas baisé l’homme, mais la bouche qui avoit prononcé tant de belles choses ! » Le fait est rapporté dans l’Épître dédicatoire, à Mathieu Molé, des Œuvres d’Alain Chartier, volume in-4° publiées en 1607.

3. Ce fut cette même année 1651, le 18 avril, que fut donnée la célèbre Déclaration, portant : « Qu’aucuns étrangers, même naturalisés, et que les cardinaux, même français, n’entreront point au conseil du roi. » – Mathieu Molé était devenu garde des sceaux le 5 avril.

4. « L’unique premier président, le plus intrépide homme à mon sens qui ait paru dans son siècle demeura ferme et inébranlable. » (Mémoires de Retz, page 68.)

5. « Cet homme avait une sorte d’éloquence qui lui estoit particulière. « Il ne cognoissoit point d’interjection. Il n’estoit pas congru dans sa langue ; mais il parloit avec une force qui suppléoit à tout cela et il estoit naturellement si hardi qu’il ne parloit jamais si bien que dans le péril » (Mémoire de Retz, ibid.)

6. Voyez la Notice sur le cardinal de Retz, en tête de ses Mémoires, dans la collection in-8°de MM. Michaud et Poujoulat, 1837.

7. Tallemant des Réaux ajoute encore les traits suivants : « Magnifique, bel esprit, turbulent, ayant plus de saillie que de suite, plus de chimères que de vues ; déplacé dans une monarchie, et n’ayant pas ce qu’il fallait pour être républicain. Il fit la guerre au roi ; mais le personnage de rebelle était ce qui le flattait le plus dans la rébellion. »

8. Préface des Mémoires de Retz, édition de 1837.

9. M. de Talleyrand dans son éloge académique de M. Reinhart. – La même pensée, presque dans les mêmes termes, se trouve dans les Œuvres du duc de Nivernois, tome III, page 66. On y lit : « La bonne foi n’est pas moins nécessaire aux négociateurs que l’habileté. Les affaires, et ceux qui les font, ne réussissent que par la confiance ; et la confiance ne s’accorde qu’à la droiture et à la vertu. » – Le duc de Nivernois réfute aussi ce qu’il appelle le préjugé contraire.

10. Leibnitz, page 23 de son Mémoire à Louis XIV, sur la conquête de l’Égypte, publié en 1840 in-8°, par M. de Hoffmanns avec une préface et des notes.

11. Ce que Tacite appelle arcana imperii.

12. Un ministre avait appelé l’Angleterre, notre magnanime alliée !

13. Honneur au prince de Joinville, qui, fidèle aux ordres qu’il avait reçus du roi son père, a ramené sur la terre de France les restes mortels de l’empereur Napoléon : résolu qu’il était ainsi que ses braves marins, à descendre au fond de l’Océan avec le cercueil impérial plutôt que de le laisser prendre par l’ennemi, si, comme on pouvait le craindre alors, il était attaqué par des forces supérieures !