Fables inédites lues dans la séance publique

Le 25 octobre 1849

Jean-Pons-Guillaume VIENNET

FABLES

LUES DANS LA SÉANCE PUBLIQUE DU 25 OCTOBRE 1849,

PAR M. VIENNET.

 

 

L’IVROGNE ET LA BORNE.

 

Au bord d’un précipice un ivrogne passant,
Heurta des deux genoux contre une grosse pierre.
La douleur fut poignante ; et, roulant en arrière,
Par un juron retentissant
Il exhala sa colère première.
Puis sur ses pieds tremblants bien ou mal se dressant,
« Une borne ! dit-il en frottant sa rotule ;
« Une borne ! fi donc ! ils en mettent partout,
« Aux champs, aux prés, à chaque bout
« Quelle invention ridicule ! »
Et, répétant, d’un ton qu’un tribun envierait,
Ses doctrines de cabaret,
« Des bornes ! poursuit-il ; que c’est aristocrate !
« Ça fait honte au progrès comme à l’humanité.
« Si l’on veut être libre, il faut qu’on les abatte.
« A bas les bornes donc ! vive la liberté ! »
A ce moment arrive une lourde voiture,
Que laisse aller à l’aventure
Un malhabile conducteur.
Par la roue en trottant la borne est accrochée ;
Et par le choc de sa base arrachée,
Au grand ébattement du bachique orateur,
A demi sur le gouffre elle reste penchée.
« Hourra pour la charrette et pour le charretier ! »
S’écriait mon ivrogne en trépignant de joie.
« Pour me venger, c’est Dieu qui les envoie.
« Dieu ne veut point de borne, et je vais la noyer. »
A ces mots, des deux mains il l’ébranle, il la pousse ;
Et, dès la première secousse,
La borne avec fracas dans le gouffre a roulé.
Mais, hélas ! emporté par le poids de sa tête,
Ne trouvant plus rien qui l’arrête,
Mon ivrogne la suit ; et, broyé, mutilé,
En exhalant dans l’eau que son sang a rougie
Le dernier hoquet de sa vie,
Il pouvait dire aux casse-cous
Qui pensaient nous flétrir d’un surnom satirique,
Qu’en certains cas, surtout en politique,
Les bornes sont des garde-fous.

 

TIMON ET LES ATHÉNIENS.

 

Timon, le misanthrope au langage acéré,
Parcourant d’un pied désœuvré
La capitale de l’Attique,
Arriva par hasard sur la place publique,
Où fourmillait tout un peuple affairé.
Timon jette à ce peuple un regard sardonique,
S’arrête en ricanant, et, se croisant les bras,
Donne en ces mots l’essor à sa verve caustique :
« Vous êtes tous des sots, des fous, des scélérats,
« De méchants citoyens dont, en bonne police,
« On devrait purger les États ;
« Et qui vous pendrait tous ne ferait que justice. »
A ce sarcasme inattendu,
Malgré le renom bien connu
De ce modèle d’insolence,
Le peuple se retourne, et des cris de vengeance
Partent de tous côtés contre le malotru.
Mais Timon, sans changer de maintien ni de place,
Narguant ce peuple et sa menace,
« Quand je dis tous, j’ai tort, fit-il d’un ton plus doux.
« Il est parmi vous un digne homme,
« Grand citoyen, bon père, bon époux :
« Pas n’est besoin que je le nomme,
« A ce portrait vous le connaîtrez tous.
« Mais tout le reste en bloc ne vaut pas quatre sous. »
Le correctif apaisa le tapage,
Personne ne se fâcha plus.
Chacun se prit en soi pour l’heureux personnage
Dont le rude censeur célébrait les vertus ;
Et Timon, reprenant sa course vagabonde,
Aux vices dont sa dureté
Avait affublé tout le monde,
Joignit tout bas la vanité.

 

LA TORCHE ET LE FLAMBEAU.

 

Entre deux champs couverts d’une riche moisson,
Où, plein de joie et d’espérance,
Un père de famille, un paisible colon,
Voyait de ses labeurs la juste récompense,
De la ferme au prochain hameau,
Par une nuit d’été, voyageait au flambeau.
Nul zéphyr ne troublait sa marche régulière.
L’air était calme et pur, le ciel brillant et beau ;
Et, quoique réveillé par sa vive lumière,
En le voyant passer le plus timide oiseau
Refermait en paix sa paupière ;
Lorsque, par un sentier qui croisait son chemin,
Grondant, sifflant, menant grand train,
Vint une torche étincelante
L’aborder brusquement en l’appelant voisin,
Troublant la paix de l’air dans sa course bruyante,
Effrayant des deux champs les hôtes emplumés,
Allant à droite, à gauche, et de sa tête ardente
Secouant au hasard les débris enflammés.
« Voisin, dit le flambeau, puisqu’ainsi tu m’appelles,
« Tes airs évaporés me semblent dangereux.
« Crains pour ces champs d’épis les effets désastreux
« De tes brûlantes étincelles.
« Pour ses riches moissons le colon tremblera ;
« Et, dans ses vengeances cruelles,
« Sa colère nous confondra. »
La torche n’en tient compte ; et le traitant de lâche,
Grand mot qui fait aller au rebours du bon sens
Une foule d’honnêtes gens,
Elle poursuit sa course et ses airs de bravache.
Mais le flambeau n’avait que trop raison
La torche en accomplit le sinistre présage.
Ses flammèches bientôt portèrent le ravage,
La ruine, la mort dans ce riche vallon.
En moins d’une heure anéantie,
La moisson n’offrit plus qu’un spectacle d’horreur,
Qu’un océan de flamme, où périt engloutie
La fortune du laboureur.
Il accourt l’œil en pleurs, jure, se désespère,
Hurle de rage ; et sous ses pieds
La torche et le flambeau, que confond sa colère,
Sont foulés, éteints et broyés.
Il eut tort, j’en conviens, j’aime à le reconnaître
Je le dirais à Rome aussi bien qu’à Paris.
Mais quand de ses travaux on perd le juste prix,
D’un premier mouvement le moins fou n’est pas maître.
Et nous, si sûrs, si fiers de nos cerveaux,
Dans ce siècle de pamphlétaires,
De tribunes et de journaux,
Dans nos faveurs comme dans nos colères,
Savons-nous distinguer les torches des flambeaux ?
Tel prétend éclairer, qui sème l’incendie.
Dès qu’il voit la lumière, un autre crie au feu.
A leur gré, quoi qu’on fasse, on fait trop ou trop peu ;
Et notre bon pays qui sans cesse varie,
Qui de tout pour un rien et s’engoue et s’ennuie,
Ne veut plus de juste milieu.

 

LE CHAT PHILANTHROPE.

 

L’humanité du chat n’est pas un fait commun.
Mais la philanthropie a fait tant de conquêtes,
Qu’elle a bien pu gagner les bêtes
Et sur mille matous, il peut s’en trouver un
Digne de figurer par sa bonne nature
Dans un congrès de paix, un club de charité,
Un comice d’agriculture,
Ou dans tout autre comité
De tempérance ou de fraternité.
Le chat dont je conte l’histoire
S’était pris pour les rats d’un amour violent,
Eût craint de leur donner le moindre coup de dent.
Il s’en faisait scrupule, il y mettait sa gloire
Et ne concevait pas, dans son zèle fervent,
Que dans un temps de progrès, de lumières,
On n’eût pas interdit par de sévères lois
L’arsenic et les souricières,
Et que les rats enfin, ses bien-aimés, ses frères,
Fussent proscrits comme des rois.
Les rats, de ses pareils connaissant le manège,
Dans ses façons d’agir virent d’abord un piège.
Il avait beau se mettre en frais ;
A vingt pas de sa griffe on se croyait trop près.
Un jour enfin, séduit par ses tendres œillades,
Provoqué par les camarades,
Se risqua bravement un rat des plus hardis,
Un gamin de Ratopolis.
Cet âge est très-friand de périls, d’escalades,
Et trop souvent de barricades.
Il se bat les flancs, prend l’essor,
Fait quatre bonds, et s’arrête et regarde,
Tourne, retourne, avance encor,
Et sur le dos du chat à la fin se hasarde.
Minet fait patte de velours,
Prend Raton, le caresse ; et notre téméraire
N’a d’autre ennui que de subir un cours
De politique humanitaire.
Il revient enchanté de cet accueil flatteur ;
De ses amis dissipe la terreur.
Il en part deux, il en part quatre.
Les voilà tous bientôt à jouer et s’ébattre
Avec le meilleur des matous,
Qui, se laissant rouler, mordre, pincer et battre,
Était le plus heureux de tous.
Qu’arriva-t-il de ces façons nouvelles ?
C’est qu’à leur nature fidèles,
Les rats lui pelèrent le dos,
Lui crevèrent les deux prunelles,
Et le rongèrent jusqu’aux os.
J’estime la bonté, la pitié, la clémence
Qu’un sage à ses dépens les pratique, c’est bien.
Mais avec les méchants on perd son indulgence.
Comme l’humanité, l’État n’y gagne rien.
A ma fable pourtant il faut un corollaire :
Un homme aime le sang, et se plaît à mal faire.
De son pays il devient le fléau,
Il brûle, il pille, égorge père et mère.
La justice le prend, et le livre au bourreau.
« Tout beau, dit la philanthropie,
« Vous n’avez pas le droit d’attenter à sa vie !
« Dieu l’a créé, Dieu seul peut le rendre au néant. »
C’est à merveille : abattez la potence,
Et qu’au bagne de Brest il fasse pénitence.
« Au bagne ! va crier un second prédicant.
« C’est dégrader un homme et ravaler son être.
« Le supplice était moins cruel.
« Il se repentira peut-être
« Et vous l’aurez flétri d’un opprobre éternel. »
Allons, supprimons les galères,
Et créons à grands frais des pénitentiaires.
Un troisième survient. De prison en prison
Il promène sa bienfaisance.
Bien ; mais il blâme tout, tout lui fait répugnance
Le vivre, le coucher, rien n’est sain, rien n’est bon.
Allons, qu’au prisonnier le geôlier porte envie,
Lui donne du pain blanc et mange du pain bis ;
Que s’il a froid l’hiver, l’État le gratifie
D’un édredon et d’un tapis.
Est-ce tout ? pas encore. Un quatrième arrive.
Il a l’œil larmoyant, la parole plaintive :
C’est le ministre du pardon.
Il avise un captif à figure moutonne,
Qui, seul depuis cinq ans, n’a pu tuer personne.
« Grâce, dit-il, voyez, le remors, la raison,
« Ont assoupli, dompté son naturel farouche.
« II est dans sa cellule entré comme un Cartouche ;
« Elle rend au monde un Caton. »
Devant le sermonneur la justice s’incline.
Mon Caton prend la clef des champs,
Rencontre dans un bois deux honnêtes marchands,
Les dépouille et les assassine.
Philanthropes rêveurs, changez donc de clients.
Si vous avez de l’or, parcourez les chaumières ;
Chassez-en le pain noir, les haillons, les grabats ;
Du travailleur paisible allégez les misères ;
Mais ne vous mêlez point de régler les États.
Ce ne sont point là vos affaires.

 

L’ESSIEU MAL GRAISSÉ.

 

D’une voiture de roulage
L’essieu criait ; et ses cris incessants
Agaçaient les nerfs des passants,
Et tous les chiens du voisinage
Répondaient par des cris encor plus agaçants.
Vous savez tous que c’est l’usage
Des animaux japants et même des parlants.
Un charron, dont la route effleurait la boutique,
Et qu’ennuyait cette musique,
Prit un pot de vieux oing, éveilla le roulier,
Graissa l’essieu qui faisait ce tapage ;
Et l’essieu, cessant de crier,
Poursuivit en paix son voyage.
Que de criards devant moi sont passés,
Qu’un peu de graisse aurait fait taire !
Mais le pays n’en produit point assez ;
Et la paix y serait trop chère.