Hommage prononcé en séance lors du décès de M. François Weyergans

Le 6 juin 2019

Michael EDWARDS

HOMMAGE

à

M. François WEYERGANS

prononcé par

Sir Michael EDWARDS
Directeur en exercice

dans la séance du jeudi 6 juin 2019

 

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François Weyergans nous laisse d’abord l’exemple d’un homme qui travaillait beaucoup et avec sérieux, alors que les médias véhiculaient l’image d’un flâneur et d’un facétieux. On se souvient avant tout de l’écrivain, mais il était aussi metteur en scène, de Tristan und Isolde de Wagner, et cinéaste. Reçu premier à l’IDHEC, l’Institut des hautes études cinématographiques devenu par la suite la FÉMIS, il fut renvoyé, non pas pour indolence, mais au contraire pour avoir réalisé, à dix-neuf ans, un documentaire sur Maurice Béjart au lieu de suivre docilement les cours. Comme ses romans lui valurent de nombreux prix, dont le Goncourt et le Renaudot, un de ses longs métrages, Un film sur quelqu’un, fut sélectionné pour la Mostra de Venise sur la recommandation de Federico Fellini. Nous avons nous-mêmes la preuve de sa capacité de travail et de sa détermination à bien œuvrer, dans les lettres qu’il envoya aux académiciens lors de sa candidature, merveilles, paraît-il, sur plusieurs pages, d’ingéniosité, d’audace, d’à-propos. Elles mériteraient d’être publiées, peut-être sous le titre Lettres aux Académiciens, clin d’œil à la Lettre à l’Académie de Fénelon.

L’impression de paresse, d’incapacité à terminer un ouvrage dans le délai convenu, semble avoir eu deux sources. En soutenant qu’il travaillait « tout le temps », François Weyergans expliquait qu’ayant écrit quarante pages – quarante pages que d’autres romanciers auraient acceptées aussitôt et publiées telles quelles –, il y cherchait les trois ou quatre petites choses intéressantes et recommençait à écrire à partir d’elles. C’est cette concentration sur des images, des pensées, des détails piquants qui crée la vivacité de son écriture. Puis il y a l’euphorie de l’acte d’écrire, et la protection qu’il offre. Pourquoi en sortir ? La satisfaction suprême pour un auteur de poèmes courts arrive à la fin, pendant le long moment où le poème se révèle être là, aussi complet qu’un arbre ou qu’un animal. La créativité n’a pas cessé puisqu’on pense au poème à venir. Pour François Weyergans, la gestation d’un roman était le lieu désiré. Il évoque l’aspiration à « prolonger cette situation d’écriture qui, au fond, doit être plaisante, sinon on s’en débarrasserait plus vite ». Il nous lègue cette idée précieuse du charme d’un achèvement continuellement différé.

Il a surtout renouvelé l’écriture romanesque. Par des récits insolites : le héros de La Vie d’un bébé est un fœtus ; par des formes inattendues : les poupées russes de Trois Jours chez ma mère, une série de narrateurs et de récits semblables sortis les uns des autres ; par la présence non dissimulée de la réalité dans la fiction : Jacques Lacan et lui dans Le Pitre, son père et lui dans Franz et François, sa mère et plusieurs versions de lui-même dans Trois Jours chez ma mère. S’il rejetait « ces formules à la mode, le mentir-vrai, l’autofiction », qui faisaient croire que l’on avait « résolu le problème » (le romancier explore, le critique fixe des frontières avec des concepts), il transformait ouvertement des « expériences personnelles fortes » et travestissait même son propre nom dans ceux de ses personnages, comme s’il cherchait un pseudonyme, non sur la couverture du livre mais dans son for intérieur. Curieusement, franco-belge, il peut faire penser à des prédécesseurs belges à l’Académie, à « Marguerite Yourcenar » et à « Félicien Marceau », qui étaient également des pseudonymes. Mais, comme il le dit lui-même, avec une sorte d’humour britannique, au cours de son discours de réception tout en méandres, je suis, là, peut-être hors du sujet.

Sauf que le sujet est vraiment le sujet de ses romans, qui s’interrogent sur leur auteur, sur l’identité de François Weyergans, ou Weyergraf. On sent l’inquiétude de ces glissements du moi lorsque, toujours dans son discours, ayant évoqué chez Hemingway la nécessaire solitude du romancier, il enchaîne ainsi : « Mais c’est si dur d’être seul […]. On n’est jamais seul. Il y a les souvenirs, les objets. Nous nous entourons d’objets […] par superstition, par un vieux reste indomptable de fétichisme, par un besoin de se rassurer. » Il appelle le fait de préférer la prolongation de l’acte d’écrire à l’accomplissement de l’œuvre « le bénéfice secondaire d’une névrose ». À la télévision, il affirme, en analysant un de ses narrateurs, que par peur de souffrir « on s’invente une carapace, qui peut être l’humour », une « très bonne défense », et que l’on devient « un peu cynique, un peu désillusionné », puis continue en parlant de la même façon de lui-même, sans s’apercevoir, apparemment, de ce virage. La traduction de la réalité en une fiction transparente n’est pas innocente ; pour le moi qui se cherche, le jeu romanesque est au fond assez grave.

« Plus je pense, plus je pense », devise que François Weyergans fit graver sur son épée d’académicien, pourrait s’appliquer à cette quête inachevable de l’être et de la vérité dans le moi, mais également à ces célèbres digressions qui constituent la trame de ses récits et l’élément le plus virtuose de son renouvellement du romanesque. S’intéressant, jeune, davantage au Barnabooth de Valéry Larbaud qu’à ce qu’il appelle la trilogie Condition humaine-Nausée-Peste, il développa une manière d’élaborer un texte en suivant – ou en imitant – les bonds de la pensée, et retrouva ainsi un certain xviiie. Il signalait Diderot ; on pourrait ajouter Sterne. Il avait sur son bureau trois petites sculptures de chouettes ou de hiboux, oiseaux nocturnes, et, comme Proust, il travaillait la nuit. Le silence de la nuit et son effacement des repères encouragent-ils à suivre les incitations de l’esprit ? Il avait l’art des remarques en passant, des détails inattendus : parlant de Robbe-Grillet dans son discours de réception, il donne soudain cette information : « Nous nous connaissions parce que nous avions joué au ping-pong ensemble en Normandie. » La dernière précision : « en Normandie », est digne d’un personnage de Dickens. Et qu’il était heureux de découvrir que le mot discours venait du latin discursus : action de courir çà et là, le verbe discurrere signifiant : courir de différents côtés ! Le discours académique était taillé à sa mesure, puisqu’il incluait les digressions dans son étymologie ! Mais il est étonnant qu’en courant çà et là, François Weyergans ne perde pas le fil, car ce qui semble l’avoir intéressé tout autant que la liberté de déambuler, c’était les liens qu’il tissait entre tant de sujets hétérogènes. La singularité de ses romans vient de l’unité originale d’un réseau compliqué où tout trouve sa place. Malgré les nombreux chemins à l’écart vers lesquels il nous invite dans son discours, on se rend compte finalement qu’il fit, à sa façon, ce qui lui était imposé : l’éloge de Maurice Rheims, sans oublier Robbe-Grillet.

Lors de ses rares apparitions dans nos séances, François Weyergans entrait comme une sorte de présence quasi absente, comme une inquiétude, une souriante interrogation.

Qu’un de ses personnages ait le dernier mot : « Pourquoi la vie s’arrête-t-elle la veille de notre enterrement, l’une des rares occasions de succès qui nous soient données ? »