Discours de réception de Jean-Pons-Guillaume Viennet

Le 5 mai 1831

Jean-Pons-Guillaume VIENNET

M. Viennet, ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. le comte de Ségur, y est venu prendre séance le jeudi 5 mai 1831, et a prononcé le discours qui suit :

    

Messieurs,

N’attendez pas, Messieurs, que je vienne étaler ici une fausse modestie. Ces déclarations d’indignité, ces actes de contrition littéraire sont démentis par les obligations que vos statuts nous imposent. Remplir les conditions de la candidature, c’est se juger, à tort ou à raison, digne de vous appartenir ; et quand vos suffrages ont justifié nos prétentions, nous avons mauvaise grâce à venir vous dire que vous avez mis indulgence ou l’amitié à la place de cette justice rigoureuse que le monde littéraire attendait de vous. C’est prendre en quelque sorte l’initiative sur la malignité publique, qui veille à votre porte ; et je n’ai pas plus le dessein de lui donner raison que la prétention de la désarmer. Mon caractère se plie d’ailleurs assez difficilement à ces exordes de convention, à ces artifices qui ne trompent personne, et que j’emploierais moins encore, s’ils étaient susceptibles de tromper.

Mais cette franchise, Messieurs, ne me donne pas plus d’assurance. A l’émotion naturelle qu’on éprouve en venant respirer, pour la première fois, ce parfum de gloire que tant de célébrités ont répandu dans cette enceinte, se joint une juste méfiance de moi-même, en songeant au vide immense que je suis appelé à remplir. J’ai besoin de me souvenir des paroles prophétiques de l’homme illustre dont je viens occuper la place. « Je n’ai pu vous donner un fauteuil à côté de moi, me disait ce vieillard mourant ; je vous lègue le mien, et j’espère que vous m’y succéderez. » Ces adieux suprêmes d’un homme qui, depuis seize ans, m’avait habitué à le regarder comme un père, me faisaient un devoir sacré de cette persistance qu’on a si amèrement blâmée, et contre laquelle un malheur récent a soulevé tant de passions politiques. Étrange vicissitude de la vie des révolutions ! Après avoir consacré trente ans de la mienne à la défense des libertés publiques, lorsque, sous tant de gouvernements et après tant de variations diverses, je pouvais m’enorgueillir d’une pensée immuable, je me suis vu. Mais ce n’est pas de moi, Messieurs, que je dois vous entretenir, et je recule en vain devant la crainte de ne pas louer assez dignement celui dont vous déplorez la perte. Il faut arriver à cet éloge, qui vous paraît si facile à tous, et c’est là ce qui me le rend si difficile à moi-même. Je voudrais qu’il vous fût possible d’oublier M. de Ségur en écoutant son panégyriste. Mais comment écarter ce souvenir, quand mon devoir est de vous le rappeler sans cesse ? Comment oublier cette aménité de formes, de caractère et de langage, cette suavité d’expressions, cet atticisme, cette délicatesse de style, cette finesse de plaisanterie, ce mélange de bonhomie et de malice dont jamais n’approcha la malignité, cette gaieté inaltérable, cette grâce de contradiction qui faisait dire à l’un de vous , qu’il semblait toujours demander pardon de n’avoir pas tort ; cette fleur d’urbanité, seule habitude de cour que n’eût point répudié sa philosophie ; cet esprit varié qui passait avec tant d’aisance de la chanson à la politique, des plus hautes questions d’État aux passe-temps les plus frivoles de la littérature ?

Je voulais, Messieurs, diviser mon sujet par les différentes qualités qui distinguaient M. de Ségur ; vous peindre tour à tour le chansonnier et le publiciste, l’historien et homme d’État, l’homme de cour et le philosophe ; mais ces qualités, ces genres de mérite étaient si bien agencés dans sa personne et dans sa vie, ils se manifestaient, se succédaient en lui avec tant de rapidité, se confondaient avec tant de charme dans sa physionomie morale, que l’art ne saurait désunir ce qu’avait si bien assemblé la nature.

Ce n’est pas devant vous, Messieurs, que je parlerai de ses dignités et de sa naissance. Quand l’Académie lui ouvrit ses portes, elle n’avait plus l’habitude, j’ai presque dit la faiblesse, de considérer comme des titres les distinctions que donnent le hasard et la fortune. Elle ne vit que le mérite de M. de Ségur ; et quoiqu’il pût s’enorgueillir de rattacher son origine a des aïeux qu’illustraient de grands services rendus à la patrie, il n’était fier que des distinctions qu’il avait méritées par lui-même. C’était peu de s’être formé de bonne heure à l’école de cette philosophie si diversement jugée par les factions politiques, si absurdement dédaignée par les factions littéraires : retrempé bientôt dans les camps de cette grande nation qui, des plages du nouveau monde, donnait à la vieille Europe le signal de l’émancipation des peuples ; imprégné de cette énergie que communiquent le spectacle et l’exercice des grandes vertus civiques, il se trouva dès sa jeunesse, à la hauteur d’une civilisation qui, triomphant partout des préjugés du moyen âge, dominait déjà les institutions et les mœurs ; qui, en dépit des intérêts qu’elle froisse, des passions qu’elle soulève, des excès même qu’elle entraîne, marche à la conquête du monde, et, souriant à l’humanité, comme l’espérance aux malheureux, est déjà, dans la pensée du Créateur, l’irrévocable avenir des nations les plus abruties.

Un spectacle d’une nature opposée s’offrit bientôt aux regards observateurs de M. de Ségur. La guerre l’avait conduit en Amérique, au milieu des bruyantes séductions de la liberté ; la diplomatie le reporta dans le nord de l’Europe, au milieu de tous les enivrements du despotisme. Ce n’était plus un peuple grave et terrible, armé pour ses intérêts, combattant pour son indépendance et l’assurant par la victoire : il ne retrouvait chez les Russes que des troupeaux d’esclaves sans volonté comme sans énergie, végétant dans l’ignorance ou les retenait l’égoïsme de leurs maîtres, et n’ayant d’autre sentiment que la superstition de la servitude. L’esprit de nation n’était que chez les grands ; il n’y avait de vie qu’à la cour. Mais là, sous l’empire d’une femme que l’histoire a mise au rang des grands hommes, se trouvait tout le luxe de la civilisation, toute l’activité d’une politique ambitieuse tout l’entraînement des nouveautés philosophiques, et la passion de toutes les voluptés du pouvoir, de la gloire et du monde. C’était encore la dépravation de la cour de Louis XV, mais une dépravation mêlée de dignité, et un vernis de grandeur qui en dissimulait la turpitude. Catherine montrait la même ardeur pour les plaisirs et les affaires. Son vaste génie promenait ses méditations des préparatifs d’une fête à la destruction d’un empire. Femme et roi, elle poursuivait les succès des deux conditions avec une égale avidité ; et personne n’était plus propre que M. de Ségur à s’emparer des affections d’une cour qui pesait déjà d’un si grand poids dans la balance de l’Europe.

Parmi tous les moyens de plaire que le jeune ambassadeur mit en œuvre pour acquérir et conserver l’amitié de Catherine, la littérature ne fut pas oubliée. Déjà, dans les salons de Paris et de Versailles, il s’était fait remarquer par des couplets agréables, par une foule de vers faciles, de madrigaux, de bouquets, de ces jolis riens que l’à-propos inspire et qu’un homme d’esprit appelait la petite monnaie du poète. Notre gravité politique n’y voit aujourd’hui que des fadeurs ou des futilités ; mais ces pensées fugitives faisaient alors des réputations. Les Dorat, les Pezai, Voltaire lui-même, les avaient mises en vogue ; Boufflers leur devait sa renommée, et vos prédécesseurs ne lui avaient pas demandé d’autres titres pour l’inscrire dans vos fastes. M. de Ségur montrait la même grâce, le même abandon, le même charme dans ses poésies légères. Elles firent les délices de la cour de Catherine. Les femmes qui en étaient l’ornement ambitionnaient les hommages poétiques du spirituel diplomate. Il devint l’âme des fêtes de l’Ermitage, de cette retraite royale où la Sémiramis du Nord se délassait du poids de l’empire, et demandait aux beaux-arts les distractions que lui refusaient les passions d’un autre âge. Le théâtre élevé dans cette résidence favorite fut animé par les essais dramatiques de M. de Ségur ; ils charmèrent les loisirs de l’impératrice et de ses courtisans les plus intimes. Un ouvrage plus grave, plus important, une tragédie de Coriolan, conçue dans le tumulte des camps américains, achevée au milieu des orages d’une pénible traversée, reçut les applaudissements de cet illustre auditoire, dont le goût s’était formé aux leçons de Molière, de Racine et de Voltaire.

Mais des jeux plus terribles appelaient déjà l’attention des rois et des peuples. Une commotion politique s’était fait sentir à l’une des extrémités de la vieille Europe et le continent tout entier tressaillait de surprise et de crainte. L’ordre social qu’avait fait le moyen âge s’ébranlait partout sur ses fondements vermoulus. Un long règne de faiblesse et de dissolution avait usé la machine de Richelieu et de Louis XIV, et le peuple grandissait en France à mesure que se rapetissaient la cour et le trône. Le successeur de Louis XV n’était malheureusement qu’un honnête homme, et il fallait quelque chose de plus que des vertus domestiques pour conduire l’État au milieu de tant de passions en effervescence. Il n’eut point la force de rompre avec le vieux temps, de n’être ni frère, ni époux ni gentilhomme ; et le vieux temps, le trône, la cour, le monarque, la société, la liberté même, croulèrent ensemble dans un abîme sanglant.

C’est au bruit sinistre des journées d’octobre, à travers l’Europe en alarmes, que M. de Ségur rentra dans la capitale de la France. L’époque n’était point littéraire : les muses aiment la paix et ne s’accommodent des révolutions que lorsqu’elles ne sont plus que de l’histoire. Mais dans la fermentation des passions politiques, quand l’État n’a point d’avenir, quand le repos public est sans cesse troublé par les vociférations de la multitude en délire, quand chacun tremble pour sa famille, pour sa personne, pour sa fortune, on a peu de loisir et d’attention à donner aux jeux de l’esprit ; on ne jouit pas plus qu’on n’invente, et les beaux-arts ne se soutiennent qu’en exploitant les passions du jour ou en se traînant à la suite des partis.

La fortune de M. de Ségur subit le sort de tant d’autres. Il ne lui resta de biens qu’une femme admirable et des enfants en bas âge ; mais sa douce philosophie ne l’abandonna point. Celui que les grandeurs n’avaient point ébloui ne fut point abattu par le malheur. Eh ! qui n’était point malheureux alors ? Ceux-là mêmes qui versaient à pleines mains les calamités sur la France n’étaient pas plus heureux que leurs victimes ; et si l’adversité publique ne console point des infortunes particulières, elle aide du moins à les supporter. Triste avantage de l’excès du mal ! Mais dans ses plus grandes afflictions le cœur humain renonce difficilement à l’espérance, et il se prend où il peut pour ne point se laisser abattre. Le courage ne manqua point à M. de Ségur dans ces temps sinistres où cette vertu française brillait du même éclat sur les champs de bataille et sur les échafauds ; et puisque je rencontre sur mon chemin des traits d’héroïsme qui honorent la mémoire de votre illustre confrère, vous me permettrez, Messieurs de les signaler à votre admiration. Si l’esprit et la science forment la base des associations littéraires, on n’y dédaigne point la gloire qui s’attache aux hommes de cœur. On aime à s’y trouver à côté d’eux : et l’Académie, qui est chargée de décerner des prix de vertu, peut s’enorgueillir d’en présenter aussi des modèles.

Arraché une première fois, et par les efforts de l’amitié, aux serres sanglantes de l’anarchie, M. de Ségur y était retombé pour un manque de discipline qui avait alors le caractère de la révolte. Le sort l’avait désigné pour monter la garde à la porte du Temple où gémissait encore l’infortuné Louis XVI ; et son noble refus l’avait conduit à la barre d’un de ces tribunaux où l’honneur et la vertu ne trouvaient point de défenseurs. M. de Ségur ne recula point devant cette accusation terrible ; il osa même avouer le sentiment qui avait inspiré sa résistance. « Je fus, dit-il, l’ambassadeur de ce malheureux prince ; j’ai été comblé de ses bontés : je ne devais point resserrer sa chaîne, et m’exposer à tirer sur lui s’il avait tenté de briser ses fers. » Cette franchise étonna des juges qu’on ne distinguait point alors des bourreaux ; elle les pénétra même de respect ; elle produisit dans l’auditoire une explosion d’enthousiasme ; et M. de Ségur, absous par l’admiration, fut ramené en triomphe au sein de sa famille.

Mais tous ces sentiments humains furent bientôt comprimés par la terreur. Il quitta la capitale avec une multitude de familles dont le fléau révolutionnaire menaçait l’existence se retira dans le village de Chatenay, y recueillit le vieux maréchal son père, et se flatta d’y trouver un port dans la tempête ; mais l’ombrageuse tyrannie de nos décemvirs l’entoura d’espions et de délateurs. Son père fut arraché de ses bras et plongé dans les cachots. Il ne fut sauvé lui-même que par la présence d’esprit de ses enfants, ou plutôt ils ne le furent tous deux que par le supplice de Robespierre et de ses complices. Il fut possible alors à la vertu de lutter contre le crime, et les hommes de bien se rappelèrent enfin que le courage ne consistait pas seulement à savoir mourir. La journée de prairial, cette journée souillée par le meurtre de Feraud, honorée par la froide magnanimité de Boissy d’Anglas, fut aussi pour M. de Ségur un jour de gloire. Ami de ce digne président, il ne vit point sans frémir les dangers qui l’environnaient ; il s’élança, le glaive à la main, dans la salle qu’avaient envahie les sicaires de l’anarchie ; il fondit sur ces misérables qui, s’érigeant en législateurs, renouvelant les saturnales du 20 juin et du 31 mai, improvisaient déjà des décrets de mort et de proscription. Il sauva son ami de la fureur de ces monstres qui se disaient le peuple souverain et qui n’en étaient que l’écume, et contribua ainsi, par son courage à consolider le triomphe des lois sur le démon des émeutes.

Des jours moins mauvais se levèrent sur la France. Il fut possible de s’y réveiller sans craindre la présence d’un bourreau ; un gouvernement régulier s’efforça de rallier toutes les capacités politiques que le hasard avait sauvées, et M. de Ségur ne fut point oublié ; mais il préféra son indépendance, se résigna noblement à la pauvreté, et ne demanda qu’à sa plume l’existence de sa famille et de son père. Le goût des lettres renaissait avec le repos d’esprit, et le théâtre était redevenu une ressource.

Associé aux disciples de Panard et de Collé, M. de Ségur vendit des distractions à ceux qui cherchaient à s’étourdir sur la misère publique, ou qui avaient sauvé assez de caractère français pour rire au milieu des tombeaux ; et l’on a remarqué comme une singularité de cette époque, qu’on se jetait sur tous les plaisirs avec une avidité inconcevable. Les vaudevilles de M. de Ségur obtinrent les succès dont il avait un si grand besoin. Il y trouva le nécessaire et une réputation qui, pour un poëte, n’est jamais du superflu. On dit même qu’il lui restait assez de loisirs pour prêter sa plume à ceux de ses amis qui, lancés dans la carrière politique et absorbés par de grandes fonctions, n’avaient pas le temps de se préparer aux luttes de la tribune. Bientôt les spéculations littéraires franchirent le cercle étroit du théâtre et de la polémique. Moins incertain de son lendemain, M. de Ségur put appliquer son esprit à des compositions plus graves. Habitué à vivre parmi des personnages historiques, il lui était difficile de ne pas tourner ses méditations vers l’histoire ; et le temps présent avait trop fortement saisi l’attention publique, pour qu’il songeât aux crimes ou aux folies de nos pères. Il peignit cette époque de commotions à laquelle tous les États du continent semblaient prêter l’impulsion de leurs agitations particulières. La Russie poursuivant ses vues ambitieuses sur l’empire ottoman, et menacée à son tour par la Suède ; Catherine prête à fuir de sa capitale devant les armées de Gustave ; l’Autriche harcelée par les Turcs, fatiguée par les insurrections du Brabant, insultée par les Prussiens qui cherchaient une situation en Europe ; la Hollande luttant contre le stathoudérat et replacée sous son joug par la Prusse ; la Pologne se soulevant contre ses spoliateurs couronnés, et retombant écrasée sous le poids d’une oppression nouvelle ; la diplomatie sanctionnant, sous le nom de partage, le plus déloyal, le plus infâme des traités ; le glaive légitimant pour les rois un larcin que les lois auraient puni sur un particulier : enfin, cette révolution de France, commencée sous les plus heureux auspices, dénaturée par tant de factions opposées, souillée par des monstres, couverte de gloire par des héros, et refoulant au loin les armées des despotes qui prétendaient l’étouffer dans des flots de sang : leçon grande et terrible, qui ne servit ni aux rois qui l’avaient reçue, ni au peuple qui l’avait donnée, ni au géant que cette révolution avait créé, ni aux bannis qu’avait relevés la chute de ce colosse. Eh ! qui sait profiter des enseignements de l’histoire ? qui les écoute ? qui les applique à la situation où il est placé ? Nous l’étudions dans le silence du cabinet, les passions nous reprennent à la porte. On rencontre les masses aveugles qui n’étudient rien ; on se laisse entraîner, emporter par le torrent du jour ; on repousse les analogies, et l’on retombe dans les mêmes fautes ; et les mêmes malheurs se reproduisent, et l’on s’accuse mutuellement sur des ruines.

Mais ce tableau ne fut point perdu pour M. de Ségur. Il agrandit sa réputation, et la renommée vint le désigner à vos suffrages. Détourné bientôt de cette carrière où son caractère et ses talents lui promettaient des jours heureux, il rentra dans le tourbillon des affaires publiques, à la voix de l’homme extraordinaire qui, en relevant le trône renversé par l’anarchie, ne sembla consolider tous les trônes de l’Europe que pour se donner le plaisir de les abattre l’un après l’autre. Il appartint d’abord à ce corps prétendu législatif, auquel le vainqueur du 18 brumaire n’avait refusé que les deux seules conditions de son être, l’élection du peuple et la parole. Cette faculté de l’homme n’était vraiment libre que dans le conseil d’État. C’est là que Napoléon avait réuni les plus hautes capacités de la politique ; et M. de Ségur, admis à ses délibérations savantes, s’y fit remarquer par la profondeur de ses vues, par la facilité de son élocution, par le courage de sa pensée. Le sénat fut enfin la récompense de son mérite ; et, pour en finir avec toutes ses distinctions parlementaires, nous l’avons vu dans la chambre des pairs soutenir, avec autant de talent que d’énergie, les libertés sages qui pouvaient seules réconcilier le peuple avec la restauration.

Les conseils politiques de M. de Ségur ne furent point les seuls services qu’il rendit au fondateur de l’empire. Le grand art de Napoléon était de se connaître en hommes, et d’en exprimer tout ce qu’ils pouvaient rapporter à sa puissance ou à sa gloire. Après avoir exploité dans M. de Ségur l’homme d’État et l’homme de lettres, sa politique eut encore besoin de l’homme de cour. Elle lui confia le soin d’assouplir par l’élégance des manières la rudesse militaire d’un état-major qu’il voulait transformer en courtisans ; et, dans les représentations de palais qu’il donnait sur le vaste théâtre de l’Europe, que la vanité du roi des rois imposait à la faiblesse du héros, le vainqueur d’Arcole, des Pyramides, de Marengo et d’Austerlitz, se soumettant aux traditions de l’œil-de-bœuf, répétait avec le grand maître des cérémonies le rôle d’empereur, dont la nature et la gloire lui avaient si bien appris le métier. M. de Ségur suivit ainsi les destinées du plus grand capitaine des temps modernes, qui en serait aussi le plus grand homme, s’il avait compris toute la grandeur de sa mission ; qui, ingrat envers la révolution, perdit le droit de l’accuser d’ingratitude ; qui, demandant à la fortune plus qu’elle ne pouvait faire pour un mortel, la réduisit al l’impuissance de le soutenir dans les revers, et dont la chute, plus extraordinaire encore que son élévation, renouvela pour la troisième fois la face de l’Europe. Que d’existences, que de fortunes secondaires furent englouties dans cette immense ruine ! Mais qu’importe aux puissants de la terre ! Lorsque dans l’éblouissement de leur grandeur, dans l’enivrement de leur pouvoir, ils repoussent les conseils de la sagesse, les leçons de l’expérience, les pressentiments de l’affection, songent-ils aux malheureux que compromettent leurs imprudences, aux désastres privés que doit entraîner leur naufrage ?

La philosophie vint encore une fois au secours de M. de Ségur. Condamné à la vie privée par la catastrophe de Napoléon, rejeté par la nécessité dans la vie littéraire, il reprit la plume ; et cette période de son existence fut la plus intéressante pour les lettres. L’âge n’avait refroidi ni son cœur ni son esprit. Sa tête sexagénaire conservait toute la vivacité de sa jeunesse ; et son style avait acquis même plus de brillant et de fermeté. Les journaux, que la liberté de la presse venait d’élever, pour ainsi dire, au rang des pouvoirs politiques, s’enrichirent des articles du grand officier de l’empire. Je fus alors son collaborateur ; là commencèrent entre nous des relations dont je serai toujours fier, qui m’ont laissé tant d’aimables souvenirs et tant de justes regrets. Il est surtout un tableau ravissant qui me pénétra d’une admiration profonde, et qui ne sortira jamais de ma mémoire. Le vieillard avait l’habitude de travailler dans son lit ; sa vue affaiblie ne lui permettait plus de tracer sur le papier les pensées qui jaillissaient de sa tête, et la dépense d’un secrétaire aurait gêné celui qui, six mois auparavant, en avait tant à ses ordres. Mais il avait une femme qui ne reculait devant aucun sacrifice, qui allait au-devant de tous ses vœux. C’était elle, c’était la petite-fille du grand d’Aguesseau, qui, assise au pied du lit, écrivait pendant six heures sons sa dictée. J’ai parlé de sacrifice, Messieurs, je me suis trompé : ce n’était pas même un devoir à ses yeux : c’était un bonheur pour elle d’être utile à l’époux qu’elle adorait depuis quarante ans, et sur lequel elle avait concentré les plus vives, les plus chères de ses affections. Quoique moins affaiblie que celle de M. de Ségur, la vue de cette femme admirable lui inspirait aussi des inquiétudes ; mais elle n’était tourmentée que de la crainte de ne pas la conserver aussi longtemps que pouvaient l’exiger les besoins de sa maison ; et son cœur si ingénieux lui suggéra de n’écrire que sur du papier vert pour ménager un organe aussi nécessaire à l’objet de ses adorations.

C’est de sa main que furent tracés les manuscrits de la Galerie morale et politique et de l’Abrégé de l’histoire universelle. Le premier de ces ouvrages parut d’abord par fragments dans les divers journaux de la capitale. C’étaient des aperçus philosophiques, des analyses savantes, des moralités agréables. Ces émanations d’une douce philanthropie étaient désirées par des lecteurs que n’avait point encore désenchantés l’aigreur toujours croissante des partis, que n’avait point corrompus le goût exclusif d’une polémique acerbe. M. de Ségur aimait surtout à prêcher l’union et la concorde ; et, quoique déchu de ses grandeurs, il savait trop ce que coûtaient aux peuples les révolutions, même les plus heureuses, pour précipiter l’opinion vers un bouleversement qui pouvait relever sa fortune : bien différent en cela de ces hommes passionnés à qui rien ne coûte pour se venger d’une injustice, et qui joueraient un État dans l’espoir de recouvrer une jouissance perdue ou de satisfaire une vanité blessée.

L’Abrégé de l’histoire universelle marchait de front avec ces esquisses. Devancé par une foule d’écrivains dans cette immense compilation, M. de Ségur y mérita les suffrages d’une génération qu’avaient rendue plus difficile les exigences d’une civilisation plus avancée. Il entra dans ce vaste répertoire de crimes, de révolutions, de massacres, avec une liberté d’opinion qui manquait à ses prédécesseurs, jugea les hommes des temps passés avec plus d’indépendance, se dépouilla de tout esprit de circonstance et de système, et ne reconnut d’autres guides que la justice et la vérité. Moins crédule, plus concis, plus philosophe que Rollin, il écrivit comme lui pour la jeunesse, mais pour la jeunesse du dix- neuvième siècle et les hommes d’un âge mur y trouvèrent encore quelque chose à apprendre.

Mais un ouvrage plus universellement goûté occupait son infatigable vieillesse : c’est ce livre où, déposant tous ses souvenirs et retraçant les événements de sa vie entière, M. de Ségur nous fait vivre, pour ainsi dire, avec les plus grands hommes de son temps, avec cette foule de personnages illustres dont sa haute position l’avait rendu le commensal et le familier. Et quels hommes ont passé devant lui ! quelle étonnante période a embrassé le cercle de son existence ! Que n’avait point à nous conter celui dont la jeunesse avait reçu les conseils de d’Alembert et les éloges de Voltaire, et dont les yeux mourants avaient contemplé l’avénement de notre roi-citoyen ! quelle attention n’aurait pas éveillée celui qui pouvait nous dire : J’ai salué Washington sous sa tente ; j’ai reçu les confidences du grand Frédéric ; les genoux de Catherine ont servi d’appui à ma tête, et les mains qui portaient le sceptre de Pierre le Grand ont forcé mes mains à applaudir mes vers ; j’ai assisté, dans les déserts de la Tauride, aux entretiens de la czarine et de Joseph II ; j’ai introduit enfin tous les rois du continent dans le cabinet de leur suzerain ! Et quelle foule d’illustrations secondaires se groupaient autour de ces grands de la terre, le capricieux Potemkin, l’aimable prince de Ligne le sage Henri de Prusse, l’habile Kaunitz, le maniaque Souwarow, le crédule et malheureux Poniatowski ! Je ne parle point des illustres de France ; j’aurais trop de noms à citer. La cour de Louis XV, celle de Louis XVI : les salons de Mme Geoffrin, de Mme Dudeffant ; les brillantes réunions de cette noblesse patriote dont le rôle a été si difficile, et qui, après avoir bravé l’animadversion des courtisans, a subi tant de fois les ingratitudes du peuple ; tous ces premiers acteurs d’une révolution que notre tache est de finir, tous ces jouets de la fortune qu’ils pensaient maîtriser, offrent, dans les Mémoires de M. de Ségur, une galerie piquante, une série de portraits et d’anecdotes qui donnent à cette lecture un charme si puissant, un intérêt si soutenu. Vous vous rappelez, Messieurs, avec quelle impatience étaient attendus ces volumes, avec quelle empressement ils étaient saisis. A chacun d’eux redoublait la curiosité publique. L’auteur avait épuisé les cours étrangères ; il arrivait à notre histoire contemporaine ; il n’avait plus à nous parler que de nous-mêmes et des trente-six années les plus étonnantes de nos annales ; vous le pressiez de vos vœux, vous sollicitiez ses confidences…

La mort les a interrompues ; la voix de cet aimable conteur est restée muette ; et ses amis, moins malheureux que vous, ne peuvent qu’ajouter à vos regrets en vous faisant sentir tout ce que vous avez perdu. Il aurait pu cependant aller plus loin dans ses révélations ; mais M. de Ségur était si réservé, si esclave des convenances, qu’il hésitait à poursuivre une revue qui allait atteindre des hommes dont l’amitié lui était chère ou dont les bienfaits avaient enchaîné sa reconnaissance. Je le pressais un jour d’achever ses confessions ; je lui parlais de l’impatience publique. « Hélas ! me répondit-il, tant de mes personnages vivent encore, et j’ai tant de vérités à dire ! » Mais cette réserve était moins rigoureuse avec les initiés de ses entretiens les plus intimes ; il aimait à conter, et il contait avec tant de grâce, il nous voyait si heureux de l’entendre, il jouissait si bien du plaisir qu’il nous faisait, que sa mémoire se laissait exprimer sans le moindre effort. Nous ne parlions pour ainsi dire que pour le faire parler lui-même, et je lui ai dû quinze ans mes plus délicieuses soirées. Nul étranger n’entrait dans ce salon, j’ai presque dit dans ce sanctuaire, sans être pénètre de respect et d’admiration. A la faible lueur d’une lampe que sa vue pouvait à peine soutenir, le vieillard était assis au milieu de nous ; la modeste, la vertueuse compagne de sa vie siégeait a ses côtés. Ils étaient environnés de leurs enfants, d’une famille qui était heureuse et fière d’en descendre ; ses amis se succédaient, se renouvelaient à chaque instant pour former un cadre animé à ce tableau ravissant ; et là nous écoutions. La fille des d’Aguesseau nous donnait l’exemple ; elle entendait M. de Ségur depuis cinquante ans, et elle était la plus attentive de son auditoire. Sa conversation était si variée, si vive, si fleurie ! Ses Mémoires vous en donnent une idée fidèle. Le lire ou l’entendre était même chose. Je me trompe, Messieurs ; il manquait à son livre la grâce de son sourire et le son flatteur de sa voix. Nous avions encore un plaisir de plus : c’est qu’en le forçant à nous enchanter de sa parole, nous charmions les douleurs aiguës du mal lent et cruel qui l’a conduit au tombeau. Avec nous il oubliait ses souffrances ; il les supportait du moins avec plus de patience ; mais en cherchant à se distraire il ne se dissimulait point la gravité des symptômes sinistres qui l’assiégeaient. Il ne craignait point la mort, mais il tenait à la vie, et nous demandait souvent des espérances que nous ne conservions plus et qu’il n’avait plus lui-même. Il ne se refusait à ces illusions que dans le tête-à-tête. Ce n’était plus alors qu’un philosophe résigné. « Que fais-je ici ? me disait-il un jour que j’étais seul avec lui ; voyez ce qu’est devenu mon salon depuis deux ans vingt-deux de mes amis m’ont quitté pour jamais. N’est-il pas temps de les rejoindre ? » En effet, Messieurs, ce salon se dépeuplait avec une rapidité effrayante. Là n’étaient plus Boissy d’Anglas, Alexandre de Lameth, le général Fresia, le savant Gallois, le laborieux, le sage Daru, qui vous fut si cher, et qui nous serait aujourd’hui si utile. Tant d’autres enfin manquaient à M. de Ségur, et surtout cette femme, modèle de toutes les vertus, que le ciel avait assez aimée pour lui épargner la douleur d’une perte qu’elle n’aurait point supportée. Il nous quitta enfin, cet homme aimable dont je viens de vous entretenir si longtemps et si peu. Sa mort fut douce comme son caractère. Une seule inquiétude le tourmentait : il craignait pour la France, dont il avait applaudi l’affranchissement. L’irritation des partis, les souvenirs d’une première révolution, les défiances des cours européennes, inspiraient des craintes sérieuses sur notre avenir au vieillard qui n’avait plus de lendemain ; mais son ombre n’aura point à gémir sur les malheurs de la patrie la sagesse et la loyauté sont assises sur le trône des institutions généreuses ramèneront la confiance ; le bon sens du peuple triomphera des factions qui chercheraient à l’égarer ; la paix et la liberté rouvriront toutes les sources de la prospérité publique ; et la France, replacée à son rang parmi les nations de l’Europe, suivra le cours de ses nouvelles destinées sous le sceptre du roi qu’elle s’est donné, et que les acclamations du peuple récompensent tous les jours de son dévouement à la patrie.

M. Lainé.