Réponse au discours de réception de François Guizot

Le 22 décembre 1836

Philippe-Paul de SÉGUR

Réponse de M. le comte de Ségur
Directeur de l'Académie

au discours de M. Guizot

DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
le jeudi 22 décembre 1836

INSTITUT ROYAL DE FRANCE

Monsieur,

Vous venez, dans un magnifique et vaste tableau, de nous peindre à grands traits le mouvement rapide des hommes et des événements, passant et se précipitant devant un philosophe d’un esprit ferme et invariable. Vous nous avez reportés à cette époque d’espoir et de joie, où naquirent, où grandirent nos pères ; et bientôt à ces puissantes émotions de liberté, de terreur et de gloire, qui enflammèrent, qui étonnèrent leur vie, et qui en ont avancé le terme.

Après nous avoir montré comment l’espace, toujours si borné, d’une seule vie, a suffi pour réaliser l’immense avenir que la philosophie du XVIIIe siècle osa concevoir, vous nous assurez que désormais, arrivés au port, nous n’avons plus qu’a recueillir les fruits de tant de travaux et d’infortunes. Il serait donc vrai que les leçons du malheur forment aussi promptement les nations que les hommes !

Toutefois, n’y aurait-il pas quelque abnégation, quelque oubli de vous-même, à nous parler ainsi de calme et de repos ? En est-il donc jamais pour ceux qui se dévouent dans nos luttes parlementaires, aux dévorantes émotions de la tribune ? Non, sans doute ; et c’est seulement quand chaque année ils atteignent la fin de ces rudes combats, où tant de leurs nobles prédécesseurs, les Foy, les Martignac et notre Périer à jamais illustre, ont si promptement usé une si précieuse existence ; c’est seulement quand ce terme est venu, qu’il peut leur être permis de se livrer à quelques instants d’un repos bien court et bien chèrement acheté.

Mais alors, Monsieur, avec quelle inexprimable douceur entouré des compagnons de votre gloire littéraire, ne devez- vous pas vous renfermer dans cette université dont vous avez, ainsi qu’eux, agrandi l’enceinte !

C’est là que bientôt viennent pour vous des joies plus douces encore, et ces heureuses journées destinées aux prix universitaires. Alors que d’acclamations incontestées ! Combien la main qui décerne ces paisibles couronnes en augmente l’éclat et le prix ! alors encore quelle heureuse excitation doivent éprouver ces jeunes adeptes de toutes les sciences, dont notre pays doit un jour s’enrichir, lorsque, dans le personnage qui préside à ces solennités, ils reconnaissent le professeur dont la renommée a longtemps retenti dans leurs écoles ; le maître que des travaux semblables aux leurs ont successivement élevé jusqu’au poste éminent où ils le contemplent !

Mais à ces jeunes esprits, tout nouvellement pénétrés des récits des vertus antiques, supposons que cette renommée puisse dire encore : « Celui-là, ce savant trois fois appelé au pouvoir, il s’en est déjà deux fois dépouillé, il s’en dépouillerait encore : vous le verriez retourner pauvre à sa modeste et simple retraite, plutôt que de renier d’un seul mot le culte de ce qu’il croit la vérité ; de cette vérité dont la recherche heureuse a fait sa gloire, lorsque son flambeau à la main il en éclaira vos annales. »

À cet écho de l’opinion universelle dans ces jeunes cœurs où fermentent les germes toujours généreux des plus purs élans, âge heureux des vives émotions, où les dévouements les plus désintéressés semblent si faciles, vous figurez-vous, Messieurs, combien de nobles résolutions seraient prises ! qu’il y aurait d’avenir dans de pareils souvenirs ! Heureux celui dont la seule présence est un enseignement profond, un noble encouragement ! Qu’elle est puissante l’éloquence d’une belle vie jointe à l’éclat des nobles paroles !

Mais pourquoi m être laissé entraîner si loin du premier et triste devoir qu’ici j’avais à remplir ? En vous voyant enfin au milieu de nous, Monsieur, l’assentiment public que partage ma joie privée, amitié que j’avoue et dont je m’honore, peuvent-ils me servir d’excuse ? Cependant, que pourrais-je ajouter encore à l’éloquent éloge que vous venez de nous faire entendre ? Il y a de rares esprits qui, saisissant les choses et les hommes par leur côté le plus élevé, semblent agrandir ainsi tout ce qu’ils touchent. Vous venez de nous en donner un exemple, lorsque, dans l’illustre confrère qui laissait un si grand vide au milieu de nous, vous avez personnifié l’ère philosophique qui vient de finir.

Mais, Monsieur, quand vous représentez ce puissant esprit, s’emparant de celui de son siécle et poussant le principe alors reçu jusqu’à ses dernières conséquences ; lorsque enfin vous nous montrez ces conséquences, jugeant et condamnant le principe, en attribuant à l’influence du philosophe celle du temps où il a vécu, ne l’auriez-vous pas chargé d’une responsabilité bien pesante ?

Peut-être, sous une autre influence, eût-il cru que, dans l’homme, l’âme est un emblème de ce que Dieu même est dans l’univers ; qu’invisible, mais présente partout dans notre être, elle se révèle à nous, tantôt par l’effet involontaire de la sensation, tantôt par le travail du jugement ; enfin sous la forme plus libre de la volonté, et toujours suivant ses rapports divers avec l’être visible, auquel Dieu voulut quelle fût associée.

En effet, quelque mâle, quelque hardie que puisse être la pensée humaine, nous prétendrions vainement à une entière indépendance. Chaque âge, chaque siècle a sa pensée dominante ; et soit qu’un grand roi la représente, comme dans le XVIIe siècle, ou, comme dans le XVIIIe, un grand homme de lettres ; soit, comme aujourd’hui, que, sans se faire homme, et d’autant plus forte peut-être, cette grande pensée règne par elle-même, il en faut convenir, elle s’empare des générations qui naissent et s’élèvent au bruit de son triomphe ; elle s’impose à leur libre arbitre ; c’est précisément sur les esprits les plus ardents et les plus distingués qu’elle exerce l’empire le plus absolu. Bientôt, tous les talents, comme d’ardents sectaires, se poussent, se pressent à la suite de cette pensée souveraine ; ils la dépassent, ils en rendent la puissance presque théocratique : hors d’elle point de salut pour l’amour de la gloire !

Mais, lorsque enfin, surchargée des erreurs de notre enthousiasme, tout l’effet en est produit, l’à-propos épuisé ; quand, sous l’empire d’une pensée différente, et souvent même réactionnaire, un âge nouveau conteste à la pensée vieillie du siècle passé, son autorité sur l’esprit des générations présentes, alors peut-être devenons-nous trop sévères pour ceux qui furent les adeptes d’une opinion détrônée, d’un culte déchu, d’un principe dont on conteste jusqu’à la vérité, et que nous accusons d’une partie des maux, ou des erreurs, au milieu desquels son règne a semblé s’éteindre.

Vous avez évité cet écueil, Monsieur, et, dans cette part de la grande succession que nous laisse le siècle dernier, séparant l’or de l’alliage, vous nous avez montré combien encore était précieux, un aussi riche héritage.

Je n’ajouterais donc rien à l’hommage de regrets et de reconnaissance que vous venez d’offrir à la mémoire du confrère que nous avons perdu, si, pour le compléter, je ne retrouvais dans mon cœur de tristes et bien chers souvenirs.

Dans cette même enceinte, Monsieur, en 1808, et dans une occasion pareille à celle-ci, des paroles éloquentes, semblables aux vôtres, furent entendues. Elles s’adressaient à M. de Tracy lui-même ; elles me sont encore présentes ; tout ce qui est sorti de la bouche qui les prononça m’est trop cher pour que j’en aie rien oublié.

Cette voix, de cette même place où je suis, disait à M. de Tracy : « L’amitié vous a présenté, mais c’est la justice qui vous a reçu. On vous a toujours vu faire le bien, chérir l’humanité, pratiquer constamment la vraie philosophie, celle qui apprend à maîtriser ses passions, et à maintenir notre âme dans cet état paisible qui l’ouvre aux vertus et la ferme aux vices. »

Telle fut alors l’une des feuilles de cette couronne, qu’il y a vingt-sept ans, mon père, au nom de cette même Académie, remit à l’illustre confrère que nous regrettons. Pourquoi faut-il que j’aie aujourd’hui à la déposer sur sa tombe !

Mais plutôt, pourquoi, sur ce séjour de la mort, cet emblème d’immortalité ! Et quel enseignement, Messieurs, dans cette contradiction apparente ! Eh quoi ! ces éloges, cette renommée, ces pensées toutes vives encore, dont la couronne littéraire de M. de Tracy se compose ; ce style encore tout vivant d’une pureté si simple et si lumineuse ; cette logique animée d’une force encore si puissante ; ces mâles, ces tendres vertus impérissables aux cœurs des siens, au milieu de nous toujours présentes, n’était-ce point là, Messieurs, n’est-ce point encore, ne sera-ce pas toujours M. de Tracy ? Ah ! plus que jamais, lui-même aujourd’hui se réfute ! Ce qu’il y a d’absent en lui peut-il se comparer à ce qui nous reste de lui ? Non ; tout ce qu’il y avait là de mortel n’est plus, l’être sensitif a péri, et M. de Tracy vit encore !

Il vivra surtout, Monsieur, dans ces paroles mémorables qu’il vient de vous inspirer, et qui vont s’ajouter d’elles-mêmes à cette vaste histoire de la civilisation, l’un de vos premiers titres à nos suffrages.

Nous n’en pouvions attendre de moins remarquables de vous, Monsieur, en songeant à vos premiers pas, et à ceux d’entre nous qui vous ouvrirent la carrière ; nous savions que deux noms illustres avaient honoré votre début, comme ils s’honorent aujourd’hui d’avoir pressenti votre avenir.

C’était en 1811 ; vous étiez ignoré encore ; M. Royer-Collard vous présenta à M. de Fontanes ; tous deux vous devinèrent, et ce fut pour la première fois, et pour vous, qu’une chaire d’histoire moderne fut alors instituée.

Vous ne vous êtes point effrayé de l’immense engagement que vous imposaient et cette création nouvelle, et la recommandation du plus grave et du plus puissant de nos philosophes ; de celui qui, dès les premières années de ce nouveau siècle, le grandissait, en relevant la pensée humaine jusqu’à sa céleste origine.

Dès lors, et sans hésiter, vous préludâtes à cette histoire de la civilisation moderne, deux fois interrompue, d’abord par plusieurs années de fonctions administratives, ensuite par un caprice du pouvoir ; trois fois recommencée sous des titres différents, et qu’enfin, surmontant tous les obstacles, vous avez achevée en 1828.

Entreprise audacieuse, et qui, dans les annales de l’esprit humain, signale une époque !

En effet, annoncer l’histoire de la civilisation, c’était prétendre vous placer au sommet le plus élevé de l’histoire ; c’était prendre l’engagement d’éclairer sous toutes ses faces ce monde civil et religieux, moral et politique, littéraire et scientifique, dont notre société civilisée se compose.

Mais, Monsieur, si vous avez tenu parole, le mérite en est-il donc à vous seul ? Vous avez dit, avec l’opinion européenne, « que la France était le pays le plus civilisé de l’Europe » ; et vous l’avez prouvé, non-seulement par les faits, que développe votre cours d’histoire, mais par le degré de perfection auquel cet ouvrage est porté. Mais un tel monument peut-il être de vous seul, Monsieur ? Non, sans doute : une œuvre à la fois si vaste et si complète ne peut être le fait d’une seule vie, n’est point l’ouvrage d’un seul homme ; elle est le produit de plusieurs siècles de progrès, elle est le résultat de cette civilisation française dont vous êtes né l’historien ; elle appartient à la France, elle est un des titres de sa gloire.

La vôtre, Monsieur, n’en est pas moins grande, et d’abord hâtons-nous de rendre hommage à la haute portée morale et politique de ces belles définitions des mots de civilisation, de royauté, de religion : jusque-là ces noms, qui renferment tant de pensées, étaient compris diversement ; leur acception était restée vague, arbitraire et incomplètement sentie. Désormais, les grandes puissances qu’ils expriment, mises dans tout leur jour, sont élevées à leur véritable place ; leur origine est entièrement dévoilée ; puissances providentielles, et conséquemment toutes libérales, dont la source morale, rendue à toute sa pureté, est si évidente, qu’il n’est plus possible d’en désavouer les droits et d’en méconnaître la force et la vérité.

C’est dans l’esprit des sociétés romaine, chrétienne et barbare, dont, selon vous, la nature de notre société moderne se compose ; c’est dans le choc et le mélange de quatre éléments ; c’est dans la lutte et la fusion de deux principes, celui de la centralisation ou théocratique ou monarchique, aux prises avec l’individualisme ou féodal ou communal, que vous avez montré les diverses causes de la marche toujours progressive de la civilisation européenne. Personne n’a contesté ce nouvel et vaste aperçu, Monsieur, et Dieu veuille, comme vous l’assurez, que, grâce à cette origine, notre progrès social soit désormais illimité.

La critique ne pouvant donc pas s’attaquer aux bases de ce monument national, s’est hasardée à en blâmer quelques formes. On a reproché au style si mâle et si franc de cette grande méditation l’inconvénient de ces qualités, c’est-à-dire, quelque rudesse. Mais comment renfermer tant de pensées profondes et si fécondes, dans leur juste mesure, sans une concision ferme et forte ? et, d’ailleurs, ce style s’adressait à des auditeurs encore plus qu’à des lecteurs ; on l’écoutait avant de le lire ; et l’oreille, quelque fine, quelque délicate qu’elle soit, l’est moins que les yeux d’un lecteur solitaire ; elle est moins attentive ; elle a moins de temps pour comprendre ; la même langue ne convient donc pas entièrement à l’une comme aux autres. Il fallait, dès lors, que ce style, toujours clair, fût toujours et surtout expressif ; que, pour pénétrer simultanément des milliers d’intelligences, il répétât les propositions principales sous plusieurs formes différentes, et souvent brusques, heurtées, pittoresques, afin de saisir au passage ces nombreux esprits, de s’en emparer comme par surprise, de les frapper vivement, fortement, et d’y laisser de longues et profondes impressions.

Tel en fut l’effet, Monsieur, dans ces jours brillants, où l’on vous voyait, saisissant votre auditoire suspendu à la mâle éloquence de vos paroles, le transporter tout entier jusqu’aux premières sources de notre histoire, et, de cette hauteur, lui faire redescendre graduellement le grand cours des âges. Heureux, admirable voyage de cette foule d’esprits avides de science, suivant avec une confiance toujours croissante, avec des acclamations chaque jour redoublées, l’esprit supérieur qui les guide !

Mais enfin, après nous avoir conduits des ténèbres de la barbarie jusqu’à cette diffusion de lumières, peut-être un peu éblouissantes à des yeux encore inaccoutumés, il était à propos d’ajouter à cette instruction historique de la jeune France son éducation constitutionnelle ; il convenait, en constatant les forces, d’apprendre à en user ; en déroulant les droits, de montrer les devoirs ; en proclamant la victoire, d’indiquer les moyens d’en profiter. C’est là, Monsieur, l’effort que vous avez tenté dans ces nombreux ouvrages politiques, dont l’éloge serait superflu. Leur succès est si populaire, que partout ailleurs, comme au milieu de nous, cette simple indication suffirait. Il ne faut pas craindre d’être trop court, lorsque chacun peut achever nos paroles.

Il y avait un autre à-propos à saisir. Les souvenirs d’un peuple voisin éclataient d’exemples fameux ; ils offraient de glorieuses, de cruelles et surtout de frappantes similitudes, aussi instructives pour les rois que pour les peuples.

Relever comme vous le fîtes, Monsieur, au milieu de la France de 1826, le flambeau de l’histoire d’Angleterre de 1640, c’était placer à temps le fanal le plus élevé sur le plus grand de tous les écueils. Aussi tous les yeux l’aperçurent, hors ceux pourtant qu’il devait surtout éclairer.

Le mérite du citoyen, comme celui de l’historien, ne vous en reste pas moins, Monsieur. Dans cette noble entreprise, comme dans celle de l’histoire de la civilisation, le siècle est venu à votre aide ; et l’Angleterre, étonnée de se voir mieux connue hors d’elle que par ses propres auteurs, a senti que sa révolution n’avait pu être entièrement comprise et racontée que par la nôtre.

De tels résultats avaient excité la curiosité générale, ils avaient inspiré le désir de remonter aux sources mêmes, d’où tant de lumières furent puisées. Vous avez secondé cet heureux mouvement que vous aviez imprimé, Monsieur, en rassemblant dans un vaste travail, les archives anglaises et françaises. Vos notices, toujours instructives et souvent profondes, les ont mises à la portée de tous les esprits. Cet exemple a eu d’heureux imitateurs, et désormais nos bibliothèques resteront enrichies de mille trésors, dont jusque-là le prix, pour le plus grand nombre, était ignoré encore.

Mais pendant que votre carrière littéraire s’étendait ainsi, notre histoire contemporaine marchait, et le mouvement des esprits se produisait sous toutes les formes.

L’Université, forte de ses anciens et glorieux souvenirs, animée de cette seconde vie, de cette mâle organisation que lui rendit un grand capitaine, venait de lui survivre. Mais bientôt faussée, mutilée même par d’imprudents successeurs, si elle résista, ce fut, dites-vous, « grâce à la vigueur de son institution, à la noblesse de son objet, et à cette élite modeste d’hommes voués à l’enseignement. »

Cela est vrai, Monsieur ; mais ce que je dois ajouter, c’est que le mérite de cette résistance vous appartient, ainsi qu’à vos nobles émules, que je ne nomme point, parce qu’ils m’entendent.

Qui de nous ne se rappelle cette époque si glorieuse aux lettres françaises, quand tous à la fois, par un merveilleux accord, et du haut de ces chaires célèbres, vous fîtes parler à la philosophie, à l’histoire, à la littérature, un langage si profond et si enchanteur ? Dès lors quel pouvoir eût entrepris d’étouffer le foyer d’où jaillissaient tant de lumières ? Et d’ailleurs, le charme entraînant de ces leçons éloquentes ne vous avait-il pas fait un rempart de toute la France nouvelle ? Quel mauvais vouloir eût osé pénétrer au travers de ces accents d’admiration et de tant d’élans d’enthousiasme ?

Ce fut ainsi que, par les propres forces qu’elle-même avait enfantées, l’Université sut non-seulement se défendre, mais contribuer à préparer à la civilisation française sa grande et dernière victoire.

Aussi, Monsieur, dès qu’en vous comme en vos nobles émules, le mérite eut reconquis la puissance, vit-on reparaître sur le faîte de cette institution son école normale. Honneur à ceux de nos confrères qui rendirent ainsi à ce corps illustre sa véritable couronne !

Bientôt, vous-même fîtes plus : on vous avait vu le 3 novembre 1830 abdiquer noblement un pouvoir que vous ne jugiez plus utile ; mais le 11 octobre 1832 vous avait remis à votre place. Ce fut alors que, ministre de l’instruction publique, vous osâtes tenter, en proportionnant la lumière à tous les yeux, d’en multiplier les foyers dans la France entière. La France confiante a généreusement répondu à ce noble appel. Depuis 1833, cinq cents comités d’instruction et d’éducation volontairement réunis ; un grand nombre d’écoles normales primaires obtenues des conseils des départements ; cinq mille écoles communales, ou instituées, ou même construites à grands frais par nos municipalités, telles sont les fondations auxquelles votre nom restera attaché. En trois ans, six cent mille élèves ont été arrachés à l’ignorance ! N’est-ce pas là, Monsieur, un honorable souvenir et la plus utile des conquêtes ?

Ainsi, de cette même voix dont vous aviez fait parler le génie de notre histoire passée, dont vous défendiez l’honneur et la sécurité de notre histoire présente, vous avez en quelque sorte, dans nos générations naissantes, préparé notre histoire à venir.

L’entreprise était grande, Monsieur ; il vous appartenait d’y ajouter encore en complétant l’instruction secondaire, et, à ce propos, de nous montrer Napoléon dans sa législation, dans toute son organisation civile et militaire, s’efforçant de rallier, de constituer, d’élever sans cesse la classe moyenne, que vous appelez l’élément vital de notre société.

Cette classe intermédiaire, victorieuse en 1789 d’une classe supérieure après des siècles d’efforts, avait été presque aussitôt vaincue à son tour par une autre classe ; vous nous avez fait voir la main du grand homme la relevant et avec elle la nouvelle France, en se hâtant de ramener aux fortes, aux lentes et profondes études cette classe moyenne, afin de l’élever au niveau de ses destinées, et de consolider sa double victoire, par cette même instruction qui jadis l’avait préparée.

Mais je m’aperçois qu’en rappelant vos titres à nos distinctions littéraires, j’en ai cité plusieurs de ceux qui vous donnent des droits à une autre gloire.

Qu’on ne s’étonne donc pas, sous quelque forme de gouvernement que les peuples soient libres, si leurs vœux portent à la direction de leurs destinées ces philosophes citoyens, ces hommes de lettres laborieux, qu’ils ont vus sans cesse occupés de la recherche de la vérité.

Parvenus à ces postes éminents, s’ils se montrèrent constamment fidèles à son culte, si tous leurs efforts ont eu pour but d’en répandre les clartés salutaires, félicitons-les d’avoir pratiqué leurs maximes.

Disons plus, Messieurs ; et si leur éloquence haute, franche, loyale, a dédaigné comme faible et petit tout ce qui est fin et subtil ; si, tels que de hardis athlètes, et dans les jours de danger, on les a vus aborder en face les mauvaises passions, les attaquer corps à corps, leur arracher leur masque ; lorsque enfin de nobles vicissitudes les ramènent au milieu de nous, remercions-les d’avoir honoré par un si digne emploi de leur talent les lettres françaises ; d’en avoir plus que jamais illustré la noble culture… en remarquant, toutefois, que s’ils ont fait beaucoup pour elles, eux-mêmes leur devaient tant qu’elles avaient le droit de s’y attendre.

C’est ainsi, Monsieur, que, professeur, publiciste, historien, homme d’État tour à tour, vous avez donné à notre histoire toutes les formes de son plus utile et de son plus ferme langage. J’ignore quels sont les pas d’une carrière aussi pleine, auxquels votre esprit attache le plus d’importance ; mais quels qu’aient été vos succès, soit dans ces enseignements profonds, soit dans ces compositions historiques d’un talent si remarquable, historien moi-même, qu’il me soit permis de vous dire, Monsieur, que l’histoire dans laquelle vous-même aurez un jour votre place, vous sera plus honorable encore.

Vous êtes un de ceux qui ont dit à la mer orageuse de nos passions : Tu n’iras pas plus loin ! et votre voix, forte des inspirations de la véritable éloquence, a victorieusement retenti dans la France entière.

Je ne sais si, dans cette enceinte exclusivement consacrée aux arts, aux sciences et aux lettres, j’ai le droit de citer ces grandes actions politiques. Car enfin, il se peut qu’il ne doive être question ici que de ces titres académiques qui décident seuls de nos suffrages. Mais n’en est-il donc que d’une espèce ? Lorsque vos livres sur les temps passés, quand vos discours sur les temps présents me laissent le choix, ne puiserai-je mes exemples que dans l’histoire morte, quand l’histoire vivante nous en offre de si mémorables, quand ils parlent encore à tous les cœurs, quand votre présence ici les rappelle ?

Est-ce ma faute si tant de mouvements oratoires furent mêlés à la politique ? Puis-je séparer ce qu’ils ont de mérite littéraire de ce génie du bon droit et du bon sens, de ce courage civil, de ces élans si généreux qui contribuèrent à sauver la chose publique ?

Non, Monsieur ; comme alors, grâce à nos institutions, c’était au milieu d’une élite d’hommes éminents par leur savoir, leurs talents et leur noble indépendance, que votre parole agissait ; comme il ne suffisait pas là d’une volonté ferme et persévérante, et qu’il y fallait joindre le grand art de la persuasion, indispensable à ces actes mémorables dont vous partagerez la gloire, il ne peut m’être interdit d’en rappeler l’éloquence. L’Académie française rentre par là dans son domaine. Quelque vaste qu’il soit, qui oserait le lui contester ? Quoi donc ! parce qu’aujourd’hui les destinées de la patrie en dépendent ; parce que chaque jour l’empire de la littérature écrite ou parlée s’agrandit ; enfin, ce vaste domaine, parce que des hommes tels que vous l’étendent encore, l’Académie les appellerait dans son sein, sans oser leur dire pourquoi !

Et, par exemple, elle ne pourrait dire à celui qu’elle vient d’honorer de ses suffrages, que portant partout les mœurs que Quintilien prescrit à l’orateur, une ferme, une haute morale dans la politique comme dans l’enseignement, il a été partout utile et partout regretté ; qu’au précepte joignant le modèle, la chaire universitaire lui a préparé la tribune ; et qu’enfin dans l’une comme dans l’autre, notre histoire lui doit à la fois, et les plus instructives de ses leçons, et dans ces temps difficiles, les plus salutaires, les plus éloquents de ses exemples.

Non, sans doute, Monsieur, ces utiles, ces bonnes actions, car c’est ainsi qu’on peut appeler et vos écrits et vos paroles, l’Académie française, en les couronnant, avait droit de les proclamer ; toutes ces vérités mon devoir était de vous les dire. Qu’on me permette donc, en finissant, d’ajouter encore que, depuis l’école du hameau jusqu’à l’école normale, et de la chaire à la tribune, partout la voix publique vous désignait à nos suffrages ; et qu’enfin, en vous honorant de son choix, l’Académie n’ignore pas, Monsieur, qu’elle sanctionne un vœu unanime.