Discours sur les prix de vertu 1837

Le 9 août 1837

Pierre-Antoine LEBRUN

Discours de M. Lebrun

Directeur de l’Académie française

Sur les prix de vertu

Lu en séance le 9 août 1837

 

 

Messieurs

Ces séances solennelles, où, près des couronnes qu’elle offre à la poésie et à l’éloquence, l’Académie française présente des prix aux ouvrages utiles et aux actions vertueuses, ramènent chaque année une question qui, bien qu’on y ait répondu plus d’une fois, se renouvelle toujours : « À quoi bon des prix de vertu ? »

Peut-être, quand je prends la parole pour raconter les actions que nous avons choisies entre toutes pour les honorer, se rencontre-t-il, en ce moment même et dans cette assemblée, des personnes de conscience délicate et difficile qui se demandent si le vénérable rémunérateur des vertus du peuple ne s’est pas mépris dans sa bienveillance ; si celui qui vient les proclamer ne va pas leur faire violence, et, au lieu de leur prêter un éclat qui les consacre, les profaner et les ternir ; si la vertu, qui a pour principe le désintéressement, peut paraître dans un concours comme la poésie et l’éloquence, qui ont pour mobile la gloire ; si, enfin, nos couronnes ont jamais servi à quelque chose, si elles ont fait faire une seule bonne action.

Assurément, il faut le dire, les prix offerts aux actes vertueux ne sont pas ce qui les fait naître : celui qui serait porté à une bonne action par l’espoir des récompenses en serait par cela même peu digne ; assurément le principe qui produit les bonnes actions est indépendant de l’espoir des récompenses. Le sanctuaire où il est caché est inaccessible à des influences si faibles et si vaines, comme ces pierres précieuses qui se forment dans le sein de la terre sans recevoir aucune action de l’homme qui sème à sa surface. Dirons-nous qu’ils songeaient à nos couronnes ces longs et patients dévouements de toute une vie, du pauvre à de plus pauvres, de malheureux à des malades et à des orphelins ? Et ces dévouements soudains, multipliés, continuels, d’une humanité héroïque, pensaient-ils, en se jetant dans le péril, à l’Académie, à cette assemblée, à cette proclamation que je viens faire de leur nom et du lieu de leur naissance ?

Mais, si les prix de vertu ne produisent pas, à proprement parler, les bonnes actions, est-ce à dire qu’ils sont inutiles, même à ceux qui les ont mérités, et qu’il n’y ait pas, dans le bien, des degrés où l’estime et l’approbation des hommes soient un encouragement salutaire ? Quand même nos récompenses ne feraient que soulager une vénérable misère, et consacrer le respect qu’elle inspire ; quand même elles ne feraient que donner à un bienfaiteur pauvre de nouveaux moyens de bien faire, n’en serait-ce pas assez pour honneur de cette institution dont un homme de bien a doté l’Académie et la France ? Qu’une vertu, si désintéressée, si humble, si cachée qu’elle puisse être, soit dénoncée par ses œuvres ; qu’un village, une ville, une province qui s’en honore, en fasse une notoriété publique, est-ce la trahir et la profaner que de l’appeler, que de l’honorer à notre tour dans le temple où la vertu a son culte à côté de la gloire ? Cela est bon, cela est utile, cela est moral il faut la placer haut, comme ces fontaines dont parle Bossuet, et dont on élève les eaux pour les mieux répandre. II faut la montrer en exemple, afin que personne ne doute plus du désintéressement, de l’abnégation, du sacrifice afin que tout le monde sache combien l’humanité est belle, combien le siècle est calomnié, quels trésors de bienfaisance et de charité se cachent dans ces rangs populaires, ou la pauvreté semble devoir en rendre les actes plus difficiles. Certes, ce n’est pas pour elle que nous couronnons la vertu que lui importe ? si elle est véritablement la vertu, elle est pour le moins indifférente à nos couronnes ; ce n’est pas pour elle, c’est pour la société tout entière, à laquelle elle appartient, qui a droit de s’en servir. C’est dans l’intérêt et pour l’instruction de la société que nous rassemblons ici ces beaux modèles. La société est un être toujours jeune, toujours mineur, dont l’éducation n’est jamais achevée : donnez à cette éducation l’enseignement des bons exemples ; au lieu de ces images du crime, de la bassesse, de la laideur morale, qui viennent de toutes parts la chercher, placez devant ses yeux tout ce qui peut l’élever, l’épurer, lui donner de nobles et généreuses émotions. Le bon exemple dispose les âmes au bien ; il s’en répand une émanation encourageante et salutaire ; c’est un meilleur air qu’on respire, et qui rend plus sain et plus fort ; c’est une atmosphère dont l’âme se trouve allégée, comme le corps se sent plus léger et plus dispos sur les montagnes, à mesure qu’il s’élève vers une région plus pure. Nos pensées se teignent de la couleur des objets qu’on leur présente ; nos actions prennent à leur tour la couleur de nos pensées. Personne assurément, ne se trouvera dans une disposition semblable après avoir lu le compte rendu des tribunaux, ou le livret de Montyon, après avoir regardé les images qui salissent les boutiques de nos rues, ou le saint Jérôme du Dominiquin. C’est pour cette société, si peu ménagée de nos jours, dont les oreilles et les yeux sont si souvent profanés, et l’esprit prostitué par ces romans et ces théâtres qui font si complaisamment montre et marchandise de scandale et d’immoralité ; pour elle, je le répète, que nous nous occupons de chercher les vertus cachées dans la foule ces vertus qu’on croyait absentes parce qu’on ne les apercevait pas, et qui apparaissent à l’envi aux divers horizons de la France, qui semblent poindre de tous côtés et se multiplier à mesure qu’on les observe avec plus d’attention, ainsi que parfois, si cette comparaison m’est permise, lorsque le soir on regarde au ciel, où l’on voit à peine luire une étoile, si l’on regarde encore, on en voit vingt, on en voit mille ; on s’aperçoit que tout le ciel était étoilé. Non, M. de Montyon ne s’est pas mépris ; non, ses couronnes ne sont point vaines ; non, elles ne sont pas stériles pour la société. Vous serez mes garants, vous qui venez écouter nos simples et nobles histoires vous serez heureux de les entendre, comme moi de les raconter. Après le plaisir de faire une bonne action, le plus grand sans doute c’est d’en être témoin d’en jouir, de lui rendre le culte que lui garde le fond de nos âmes. Le cœur de l’homme, si souvent distrait par les soins de la vie commune et par les intérêts du monde, sent alors sa vraie nature ; en présence d’une bonne action il se retrouve, et se reconnaît après s’être oublié. Si, en sortant de cette enceinte, vous sentez que vous quittez un air bon et pur, si vous en remportez une meilleure idée de l’espèce humaine et de notre temps ; si, dans des profondeurs de votre âme inconnues à vous-mêmes, vous avez senti, à quelque trait subit, la présence de généreux mouvements et de nobles instincts ; si vous restez, enfin, ne fût-ce qu’une heure, préoccupés de bonnes pensées en songeant à ces héros obscurs, à ces humbles martyrs de devoirs que la société ne leur imposait pas, faudra-t-il encore défendre l’institution qui les couronne ? demandera-t-on encore : « À quoi bon des prix de vertu ? »

Je dois d’abord rendre compte à l’assemblée du résultat général du concours de 1837.

Quarante-deux départements du royaume ont adressé cette année à l’Académie les noms et les titres de quatre-vingt-deux personnes, toutes bien dignes, en effet, de la distinction réclamée pour elles. Les départements du nord en ont recommandé cinquante ; ceux du centre, trois ; ceux de l’est une ; ceux de l’ouest, douze ; ceux du midi seize. Sur le nombre des personnes admises au concours, treize ont pu être admises aux récompenses, ainsi réparties : un grand prix de huit mille francs, cinq médailles de deux mille, et sept médailles de mille : les cinq premières, obtenues par les départements du Cantal, des Hautes-Pyrénées, du Pas-de-Calais, des Landes et de la Moselle les sept autres, par le département de Seine-et-Oise, la Seine-Inférieure, la Charente-Inférieure, l’Ardèche, le Rhône, et enfin la Seine, qui, indépendamment de deux médailles, a obtenu le grand prix.

Voici maintenant les actions qui ont mérité ces récompenses. L’ordre que je viens d’établir est celui que je suivrai dans ces récits, où j’essayerai de reproduire, et autant que possible en leurs propres termes pour rester plus près de la vérité, les récits que nous ont transmis les préfets les maires, les habitants notables des villes, bourgs et villages où ces s actions se sont accomplies.

La première qui appellera votre sympathie semble s’être placée sous la protection de M. de Montyon lui-même. Elle appartient à la ville d’Aurillac, ou la mémoire de M. de Montyon est si particulièrement vénérée et où il a habité longtemps, lorsque, intendant des pays d’Auvergne, sa charité éclairée répandait sur ces montagnes des semences qui méritaient en effet d’y fructifier.

Jean Vigier, le plus jeune de quatre frères, est fils d’une pauvre veuve, née dans l’aisance et presque dans la richesse, et que des malheurs de commerce, suivis des plus nobles sacrifices, ont fait descendre par degrés, d’une position élevée, dans la misère la plus profonde. La maladie était venue se joindre encore à la misère, et accroître pour elle l’impossibilité d’en sortir. Pleins d’intérêt pour cette femme, et surtout pour son jeune fils Jean, dont les études donnaient de belles espérances, deux hommes de bien veillaient sur elle et sur lui, le préfet du Cantal, M. Sers, et M. Azémard, curé de Notre-Dame-des-Neiges. Mais ces deux honorables protecteurs, dans l’intérêt du jeune Vigier, et ne pouvant suffire à la fois à soutenir le ménage de la veuve, et à faire suivre à l’enfant les études qui devaient le rendre à son tour le soutien de sa mère, se concertèrent entre eux, et résolurent enfin un jour de faire entrer la pauvre femme à l’hospice.

Il fallait prévenir de cette résolution le jeune Vigier, qui suivait tranquillement ses études au collége, et qui se doutait à peine du dénûment de sa mère ; le curé s’en chargea : il alla au collége le chercher, et l’enfant sortit avec lui, après s’être paré de ses habits les plus neufs comme pour une promenade et une partie de plaisir.

Le curé l’amena chez lui, le fit monter dans son oratoire, et, empêché un moment, pour quelque affaire survenue, d’y monter lui-même, il lui recommanda de ne pas toucher à son bréviaire.

La première chose que fit l’enfant, ce fut de prendre le bréviaire et de l’ouvrir. Il en tombe un papier qu’il ramasse. Que voit-il ? le nom de sa mère ! C’était le billet d’hôpital.

Frappé d’un coup si inattendu, en proie à un saisissement singulier et nouveau que de choses se révèlent à lui dont il n’avait pas la moindre idée ! Il venait de comprendre le malheur. Il se sentit tout à coup mûr ; il devint homme en ce moment. Il avait neuf ans et demi.

Il sort sans être vu de personne, va au collège reprendre ses habits de tous les jours, et il revient ensuite dans l’oratoire.

Le curé, qui était monté après son départ s’aperçut bien vite que l’enfant avait cédé à la curiosité. Il s’inquiétait de son absence, et quand il le vit rentrer il ne put s’empêcher de lui dire avec douceur : « Tu as péché par curiosité, pauvre enfant, mais tu as été puni par ton péché même, et tu es allé te cacher pour pleurer. — Non, monsieur le curé, je n’ai pas pleuré. Je sais tout. Ma mère n’ira point à l’hôpital. Elle y mourrait de chagrin. Je ne rentrerai point au collége. Je resterai avec ma mère. Je soutiendrai ma mère. »

Le curé, frappé d’une résolution si inattendue de la part d’un enfant de si jeune âge, et exprimée avec une énergie si remarquable et toute surnaturelle, après lui avoir fait lui-même des observations, qui échouèrent devant son invincible fermeté, appela à son aide des personnes considérables d’Aurillac, amies de la famille de l’enfant, qui échouèrent à leur tour : et quand on cherchait à lui faire comprendre qu’en suivant ses études il pouvait être un jour bien plus utile à sa mère, il ne comprenait qu’une idée et n’avait qu’une réponse : « Ma mère n’ira pas à l’hôpital. Ma mère, accoutumée à un autre sort, y mourrait de chagrin. Ma mère n’a de consolation que moi : je ne l’abandonnerai pas. Je ne rentrerai pas au collége. »

Jean fit venir chez le curé ses trois frères, qui étaient ses aînés et gagnaient déjà leur vie. Il leur proposa de soutenir avec lui leur mère : ils restèrent froids. Il leur demanda alors de faire du moins quelques avances, et leur promit, avec l’accent de la vérité, qu’il les leur restituerait plus tard. Ils restèrent froids encore, et puis ils dirent qu’ils ne le pouvaient pas.

Jean laissa partir ses trois frères sans leur faire de reproches. Il renferma dans lui seul son espérance. Il se sentit presque fier de ne pouvoir plus compter que sur lui-même : sa résolution en devint d’autant plus irrévocable. II fit vendre ses habits neufs et sa montre d’or, que le préfet lui avait donnée, un jour de triomphe, au collége. Il se fit porte-balle ; il vendit des gâteaux, des joujoux d’enfant ; il gagna du pain ; il donna un lit à sa mère.

Dix-neuf ans se sont écoulés depuis le jour où se passaient ces scènes touchantes et depuis dix-neuf ans le sacrifice volontaire s’accomplit sans interruption. Jean Vigier n’a pas cessé d’être le modèle du plus parfait dévouement filial. Il n’a pas quitté un moment la pauvre veuve malade. C’est encore sur son bras qu’elle s’appuie quand elle va, par un jour de soleil, glaner dans les champs. Il a tout refusé pour ne s’éloigner ni d’elle, ni de sa ville natale, où son sort est si loin d’être heureux. La Providence devait à un tel enfant un meilleur avenir. Il se soumet à bien des humiliations, content d’en avoir pu épargner une à sa mère. Plein de fierté au fond de l’âme, il a consenti pour rester près d’elle à servir, et à servir commissionnaire dans une hôtellerie, c’est-à-dire dans le lieu où l’on est le plus en butte aux mépris, aux caprices, aux insolences. Lorsque, jetant un coup d’œil en arrière, il se souvient qu’il était dans l’aisance, que, s’il avait voulu s’il avait suivi le cours de ses études de collège, il aurait repris dans le monde la place que la mauvaise fortune lui avait ôtée ; qu’il serait maintenant, comme les autres, négociant, magistrat, officier, l’égal ou le supérieur de ceux qui le méprisent, ah il a besoin de penser à la cause de son sacrifice. Pour supporter avec constance et douceur une telle vie, alors qu’on pouvait la choisir meilleure et que chaque jour encore on pourrait s’y soustraire, quand on met sous ses pieds les mobiles des actions ordinaires, l’intérêt et la vanité, quand on résiste même aux entraînements de la jeunesse, il faut plus que la tendresse d’un fils pour sa mère, il faut plus que le devoir et l’amour, il faut la vertu.

Deux femmes viennent se placer près de Jean Vigier, exemples également admirables, l’une aussi de dévouement filial, l’autre de dévouement fraternel, toutes deux du nom de Catherine, et qu’on pourrait croire les sœurs de Jean.

Au pied des Pyrénées, sur un plateau d’où l’on voit l’Adour, et au milieu d’un beau pays, dont les gens qui passent appellent les habitants heureux, il y a une petite cabane faite de terre et de paille, longue de huit pieds à peine et large à l’avenant, sans cheminée, sans croisée et qui ne contient qu’un lit. Là, une pauvre fille, Catherine Dassein, habite avec sa mère : quelle mère ! une malheureuse créature presque idiote, dont les facultés ont plus d’analogie avec l’instinct qu’avec la raison, en proie à une maladie horrible, percluse de tous ses membres, frappée dans tout son corps d’un continuel tremblement ; qu’il faut porter, lever, coucher, soigner dans tous ses besoins comme fait une mère son enfant au maillot, incapable même de remercier d’un sourire ou d’un mot de gratitude les soins que lui rend Catherine, pour prix de la triste naissance qu’elle lui a donnée presque à son insu ; car cette malheureuse femme même dans sa jeunesse n’a jamais eu toute sa connaissance : ses parents ont découvert avant elle une maternité dont la cause était ignorée d’elle-même et ils l’ont chassée de leur maison. Reléguée dans une espèce de grange, où elle était nourrie de la charité publique, c’est là qu’elle a mis au monde cette enfant, qui lui semblait donnée par la Providence pour lui servir à elle-même de mère. Catherine s’accoutuma dès sa plus tendre enfance à la secourir. À six ans, elle travaillait déjà pour elle, elle commençait à filer, elle l’aidait en toutes choses. Sa bonté, sa douceur et sa piété croissant avec son âge, un tendre intérêt entourait sa jeunesse. À dix ans on la mit en maison. Là, chez des maîtres dont, par sa conduite sage, son amour pour ses devoirs et sa douceur constante, elle avait fait ses amis, elle commençait des épargnes pour sa mère. Elle était heureuse. Ce bonheur ne dura que deux années. À douze ans il avait fini pour toujours. Sa mère, devenue épileptique, eut besoin de ses soins. Elle se dévoua. Voilà seize ans que ce dévouement dure, qu’elle habite avec elle dans le misérable gîte que j’ai montré, qu’elle couche avec elle dans le seul lit que ce gîte renferme, qu’elle la lève, la fait manger, la transporte au soleil quand le temps est beau, devant la cabane ; lave son linge, fait le fagot qui la réchauffe, et demande pour elle la charité toujours sans murmure, quelquefois avec joie : d’autant plus digne d’admiration que sa vertu reste inaperçue de tous et d’elle-même.

L’autre Catherine, Catherine Alexandre, habite à l’extrémité opposée de la France, dans le petit village de Boubers-sur-Canche, près Frévent, département du Pas-de-Calais.

Vous avez entendu parler d’un homme né sauvage au centre de notre société civilisée, privé de toutes les qualités qui constituent notre espèce, et même de l’instinct que les animaux ont de leur propre conservation. Cet être qui n’a rien de l’homme que la forme, et à qui sa figure osseuse, son front qui fuit en arrière et la structure de sa mâchoire donnent certaine ressemblance avec les animaux carnassiers dont il a tous les instincts, vit, comme eux dans un état complet de nudité. Il habite presque toujours dans les bois, et puis on le voit paraître à l’improviste, tout nu au milieu des maisons du village. L’autorité paternelle, l’autorité civile, la douceur, la violence, rien n’a pu le contraindre à porter des vêtements comme les autres êtres humains vivant en société. La moindre contrainte le fait entrer dans des accès d’indomptable fureur. Si l’on parvient à le vêtir par surprise dans un de ces moments de stupeur auxquels il est sujet, la découverte qu’il en fait tout à coup le met dans une rage inexprimable ; il déchire ses habits, de ses mains, de ses dents, et s’enfuit en hurlant dans les bois.

Catherine Alexandre est sa sœur ; Catherine, née comme lui de journaliers qui eurent neuf enfants, tous élevés dans le travail et la piété. Elle vivait avec ses parents pauvres et infirmes, et soignait fidèlement leur vieillesse. Depuis leur mort, elle s’est dévouée à ce malheureux qu’elle appelle son frère et qui ne la connaît pas. Elle travaille pour le nourrir ; et quand son travail ne suffit pas, elle mendie pour lui, et pour deux enfants de sa sœur, qui n’ont plus de père ; car sa sœur, pauvre veuve misérable, est venue un jour frapper à sa porte et lui demander un abri pour ses deux enfants. Catherine en a pris soin.

Et dans cette chaumière où l’on peut à peine se tenir debout, auprès de cet être horrible que Catherine y attire par les séductions mêmes avec lesquelles on attire les animaux ; au milieu d’une si grande misère, Catherine sait répandre encore de la sérénité. Un bien triste et bien touchant aspect se présente à celui que la charité, et la curiosité peut-être, y conduit. En entrant, on entend dans un coin une sorte de râlement mêlé de quelques cris aigus ; c’est la voix du malheureux, c’est sa langue, il n’en sait pas d’autre. On le fait sortir de son étable on le fait lever, comme un animal immonde, de la paille dégoûtante où il est couché ou accroupi. Si l’étranger l’approche de trop près, il se roule dans la poussière, il se mord les bras et les mains. Alors sa sœur l’appelle, le nomme, le caresse comme on ferait un dogue terrible qu’on veut apprivoiser et elle suit, avec un air de tendresse et de complaisance maternelle, tous les mouvements de l’infortuné.

Si on lui demande alors pourquoi elle n’a pas cherché à le placer dans un hospice, elle répond : « Nous l’aurions pu, mais ma mère ne voulut jamais le laisser sortir de la maison. Il n’aurait trouvé nulle part les soins d’une mère. Mais depuis que votre mère est morte, pourquoi n’avez-vous pas cherché à vous en débarrasser ? – Ah ! je m’en garderai toute ma vie ; car ma pauvre vieille mère, avant de mourir, m’a fait promettre de ne jamais abandonner son pauvre Nicolas. »

Ces dévouements, quoique nés du devoir et de l’étroite parenté, paraissent si fort au-dessus de l’ordre commun, que ceux qui suivent, et qui n’étaient pas commandés par la nature, vous paraîtront peut-être plus naturels.

Un vieux militaire, après avoir servi vingt-deux ans, et fait avec l’armée d’Orient, les campagnes d’Egypte et de Syrie, était revenu aveugle de cette expédition, et, de retour en France, vivait à Metz de sa pension d’officier. Dans la maison où il habitait, une pauvre femme vient à mourir, laissant trois petits enfants sans appui. François Burgot, se trouvant là, recueillit les enfants et attendit patiemment des nouvelles du père, qui était à l’armée, et qui les abandonna. L’hospice en mit alors deux en sevrage ; l’autre resta près du vieil officier. C’était une petite fille de six ans. Il l’éleva, lui donna de l’instruction, lui fit apprendre un état, et, l’âge venu, il la marie. La voilà mère, mère de deux enfants mais, son mari étant mort, Marguerite (elle s’appelait Marguerite) se retrouva bientôt, avec sa petite famille, à la charge de François Burgot qui la marie de nouveau. Après avoir eu deux enfants encore du second mariage, elle meurt du choléra ; les quatre enfants retombent sur les bras du vieux soldat aveugle ; et maintenant, à l’âge de soixante et treize ans, il en soutient encore deux auprès de lui. Du vivant de Marguerite il aidait aussi les ménages ; il les logeait dans sa maison ; il faisait apprendre des métiers aux gendres. J’ai dit les gendres : il est facile de se tromper et, en voyant François Burgot si paternellement dévoué à Marguerite et à ses enfants, d’oublier qu’il n’était pas leur père.

Nous avons dû être touchés de la longue persévérance de cet homme bienfaisant, qui partage ainsi depuis plus de trente années une petite pension, son unique moyen d’existence, avec des malheureux qui lui sont étrangers. Il est touchant en effet de retrouver en toute occasion, pendant un si long temps, ce vieux soldat aveugle, les bras toujours prêts à s’ouvrir pour recueillir des enfants sans asile.

Voici maintenant une vertu qui, depuis plus d’un demi-siècle, est l’objet de l’admiration et du culte de tout un pays ; une vie entière, belle, calme et pure, dépensée en œuvres d’abnégation, de courage et de charité ; voici une vénérable fille qui, depuis l’âge de quinze ans, et elle en a aujourd’hui soixante et douze, marche d’un pas égal dans la voie où l’a fait entrer, jeune encore, une vocation que j’appellerai divine. Le lieu même qui l’a vue naître ne sait pas son vrai nom : nous avons appris qu’elle se nommait Anne Langlade ; mais c’est seulement sous le doux surnom d’Agnoutine qu’elle est connue dans son propre pays. Les habitants l’ont entendu appeler ainsi dans leur enfance ; ils se sont accoutumés, par l’exemple de leurs pères, à la vénérer sous ce nom, qu’ils confondent avec celui de la bienfaisance, et ils n’ont point voulu en savoir un autre que celui qu’elle a honoré par soixante ans de vertus.

Cette femme habite Saint-Sever, dans les Landes. C’est là qu’elle est née de parents laborieux et peu fortunés, qui vendaient à la classe indigente ce pain noir et grossier connu dans le pays sous le nom de pain de mélange. Par une sorte de disposition providentielle, c’est en allant, petite fille, distribuer ce pain dans les plus misérables maisons de la ville, qu’Agnoutine apprit à connaître les pauvres et à les aimer. C’est à la vue de leur dénûment que se développèrent en elle, avec son merveilleux instinct de charité, le désir, le besoin et la résolution de leur dévouer toute sa vie.

Une angélique piété et une douceur inaltérable la faisaient remarquer dès sa première enfance, et lui attirèrent la protection d’une dame, sa marraine, qui, en mourant, lui légua la possession de la chaumière qu’elle habite encore aujourd’hui. C’est là sa seule richesse ; elle ne possède rien autre chose au monde. Elle vit du travail de ses mains ; et si ses infirmités l’empêchent d’en aller vendre le produit, il faut alors que des amis lui viennent en aide ; car elle distribue tous les ans aux pauvres des sommes considérables, et ne s’en réserve rien. C’est pour eux seuls qu’elle va de maison en maison rappeler aux riches ce que quelquefois ils oublient, et solliciter des secours qu’on n’oserait lui refuser son air confiant et timide implore et remercie tout à la fois. Aussi, il faut entendre les habitants de Saint-Sever dire Notre Agnoutine ! Qu’on la nomme dans la ville au premier qui passe, et vous verrez ce qu’il répondra.

Dans ce temps bizarrement cruel où le moindre approvisionnement de pain et de farine était défendu sous peine de l’échafaud, elle accaparait pour les pauvres ; tout le monde le voyait personne ne le savait.

Dans le même temps, sous peine de l’échafaud encore, il était défendu de donner aux mourants les consolations de la religion : elle allait chercher les prêtres, et les cachait dans sa maison ; tout le monde le voyait personne ne le savait.

À quinze ans elle fut belle : elle sortait la nuit comme le jour pour accomplir ses actes secrets de bienfaisance ; jamais la calomnie n’osa élever un nuage jusqu’à sa pureté. Dans les dernières années de l’empire un régiment tint garnison dans la ville. Les soldats, voyant la vénération de la ville entière pour cette sainte fille, s’étaient mis à la partager et, quand ils la rencontraient dans la rue, ils portaient la main à leur tête, et lui faisaient le salut militaire, comme lorsqu’ils passaient devant leurs propres chefs.

Je prolonge trop, peut-être, ce récit d’une vie si simple, dont tous les événements se confondent pour ainsi dire en un seul : toujours la même, depuis ces années déjà si lointaines, où, jeune fille encore, Agnoutine commença, près des parents dont elle soigna si pieusement la vieillesse, une carrière que les pauvres n’ont jamais discontinué de bénir.

Telles sont les vertus qui ont mérité les premières distinctions.

Je laisserai une plume éloquente reproduire, selon l’usage, dans le livret de Montyon, à la suite des actes que je viens de raconter, ceux auxquels les sept autres médailles ont été décernées. J’ai hâte d’arriver au prix.

Je nommerai ici toutefois avec honneur les respectables personnes qui les ont obtenues : Justine Boydron, de Versailles ; Pacifique Hermant et Françoise Blanc, de Paris ; Rose Roche, de Lemps ; Julie Dansac, de la Rochelle ; Françoise Guéry, d’Yvetot, et les époux Wœlker, de Lyon.

Les dévouements dont je vous ai entretenus jusqu’ici se sont passés loin de vos yeux celui dont il me reste à parler s’est accompli en quelque sorte en votre présence. La reconnaissance des citoyens l’a désigné elle-même à notre choix. L’Académie française n’est ici que l’écho de cette capitale entière.

Je ne craindrai pas de réveiller une impression trop pénible en reportant d’abord votre esprit vers l’événement qui, il y a si peu de temps encore, a attristé des réjouissances publiques et la fin de ce jour consacré par la ville de Paris à une union royale qui venait de donner au pays et à la couronne, avec tant de sujets de joie, tant de gages de sécurité : journée digne de ne laisser aucun triste souvenir ! car elle a donné lieu à de si nobles mouvements, à des sentiments si beaux, depuis les derniers rangs du peuple et de l’armée jusqu’aux premiers degrés du trône, que l’impression douloureuse qu’elle rappelle cède bien vite à l’admiration qu’elle inspire.

Vous vous êtes reportés au Champ de Mars et à la nuit du 14 juin.

Vous connaissez l’événement : vous savez de quel encombrement subit, après la fête terminée, la foule, pressée de sortir du Champ de Mars, avait obstrué le passage de la grille voisine de l’École militaire. Une femme suffoquée tombe, ceux qui la suivaient trébuchent sur elle, poussés par la foule croissante qui se précipite et qui les écrase sous ses pieds. De là un grand désordre, un affreux tumulte, des cris de détresse, des blessés, des mourants, des morts, des malheurs enfin qui, restés heureusement en petit nombre, devenaient incalculables sans le dévouement, la présence d’esprit, l’humanité intelligente d’un homme, que d’autres hommes courageux se sont empressés d’imiter.

L’adjudant Martinel, du Ier de cuirassiers, se trouvait en ce moment devant le quartier de son régiment, voisin de la grille : il entend le tumulte ; il accourt, il se jette au-devant de la foule qu’il cherche à repousser de ses efforts, de sa voix, de ses prières, pour rendre plus libre le passage et pour en retirer les victimes ; mais la foule, ignorante en même temps qu’épouvantée de ce qui se passe, pousse toujours en avant, s’amoncelle de plus en plus, et accroît le péril, de tous les efforts qu’elle fait pour en sortir. Dans la lutte, un if illuminé se renverse, et barre le chemin. C’est presque vainement alors que le brave Martinel, aidé de quelques cuirassiers, s’efforce d’arracher les malheureux, renversés et blessés, à une mort imminente. Il a bientôt compris qu’il n’existe qu’un moyen de les secourir et de prévenir de plus grands désastres ; ce moyen, c’est de couper la foule au dedans de la grille. Il court au quartier du régiment ; on sonne à cheval ; il n’attend pas lui-même que les hommes de garde soient prêts, car il n’y a pas un seul moment à perdre. Entraînant sur ses pas quelques cuirassiers, il se jette à pied dans l’intérieur du Champ de Mars ; il se fait jour à travers la foule, qu’il écarte de toute la force que prête à sa force ordinaire le sentiment de la mission qu’il s’est donnée ; il met, pour arriver au plus fort du péril, toute l’ardeur que les autres mettent à s’en tirer. Il y pénètre enfin, guidant le cuirassier Spenlée qui, seul de ses camarades, a pu continuer à le suivre ; et là, s’adossant à la foule, à la façon d’un guerrier d’Homère, il travaille avec une admirable énergie à dégager le passage, à relever ceux qui ne sont plus, à sauver ceux qui respirent encore. Un vieil invalide évanoui et un jeune soldat sont emportés dans ses bras et arrachés par lui à la mort, et successivement un jeune garçon, une femme, une petite fille, neuf personnes enfin. On le voit sortir, rentrer sans cesse ; en tirant des victimes de la foule il a failli y rester, n’importe ; il y revient pour en chercher encore ; il ne croit jamais avoir fini sa tâche. Épuisé, haletant, rien ne peut assouvir cet insatiable besoin dont l’humanité le tourmente ; il poursuit sa besogne héroïque, au péril continuel de sa vie, donnant à tous l’élan, encourageant tout le monde de sa voix comme de son exemple. Le cuirassier Spenlée, électrisé par lui, sauve à la fois de la terrible bagarre un homme et un enfant. Les officiers de son régiment y sont aussi dignement représentés que les sous-officiers et les soldats. Le porte-étendard Mitz se précipite pour délivrer une femme qu’on écrase ; le lieutenant Gruss, qui emportait dans ses bras une jeune fille sans connaissance, se fait encore mettre un jeune garçon sur les épaules et lutte une demi-heure contre la foule sous ce double fardeau ; il tombe près de périr. Martinel renversé lui-même, était sur le point de succomber.

C’est alors qu’on vit un curieux et touchant spectacle ; c’est alors qu’un piquet de cuirassiers, envoyé pour mettre une digue à l’immense flot qui envahissait la grille, parut de loin, au-dessus de la foule, exécutant la manœuvre de salut dans cette mêlée d’espèce nouvelle. On voyait ces braves, consternés et silencieux, s’avancer pas à pas, lentement, avec prudence, sur des chevaux qui, comme s’ils eussent été intelligents de l’humanité de leurs maîtres, semblaient marcher eux-mêmes avec précaution. Il était touchant de voir de tous côtés des mains s’élever vers eux comme vers des libérateurs et leur tendre des enfants dont ils chargeaient la croupe et le cou de leurs chevaux. À force de lenteur et de ménagement, un à un, deux a deux, en longue et patiente file, ils sont parvenus à enfoncer peu à peu la foule ils l’ont enfin coupée ; ils ont posé la digue à sa masse immense ; la grille est dégagée, les communications sont rétablies, le peuple s’écoule. Officiers, colonel, général, rétablissent l’ordre, complètent les mesures de salut, organisent celles de secours. Alors la scène change, et c’est un autre genre d’exercice qui est offert à l’humanité des soldats et des citoyens ; les uns et les autres s’unissent pour secourir les victimes, pour les mettre en lieu d’asile ; on établit dans la caserne des ambulances, les cantinières deviennent des sœurs de charité ; on apporte les blessés, on leur prodigue les soins les plus délicats et les plus attentifs. Des jeunes filles, en revenant à elles épouvantées de se trouver entre les bras de soldats, se rassurent bientôt en voyant le respect dont on les environne. Il était beau de trouver dans tous ces hommes de guerre tant de sentiments de douce et délicate pitié, de sentir des cœurs si humains palpiter sous les cuirasses. Empressés, attentifs, debout toute la nuit, ils apportaient incessamment aux blessés leur linge, leurs matelas, leurs couvertures, aussi admirables dans cette veille de charité qu’ils le furent jamais dans un jour de bataille.

Messieurs, au milieu de tant de braves gens, c’est une grande gloire d’avoir pu être remarqué. Il a été bien honorable pour Martinel, quand tant d’autres avaient plus ou moins droit à la récompense, d’avoir été nommé par tous comme celui qui l’avait méritée. Et nous, quand cette approbation universelle est venue nous demander pour lui la couronne que nous accordons aux actions vertueuses, nous l’en avons pu juger d’autant plus digne, que nous avons cru reconnaître à ces dévouements successifs qui dans une heure, se sont renouvelés assez de fois pour honorer toute une vie, les caractères auxquels on reconnaît la vertu, je veux dire, la constance, la continuité, l’entier oubli de soi-même. En voyant Martinel si à son aise au milieu du danger, accomplissant des actions si difficiles d’une manière si naturelle, nous nous sommes dit : « Cet homme a l’habitude de telles actions ; il les trouve trop simples à faire pour en être à son essai. » Alors nous avons cherché dans sa vie, et voici ce que nous avons trouvé.

Mais à quoi bon raconter ici les divers faits de dévouement, de courage et d’humanité qui ont honoré sa carrière ; sa promptitude à se précipiter, en toute occasion, pour sauver des malheureux, soit dans la rivière, soit dans les incendies, partout où il y a un danger à courir, partout où il trouve à bien faire ? Que deux traits suffisent pour donner ici l’idée de tous les autres.

En 1820, à Strasbourg, un soldat était tombé dans la rivière de l’Ill, près des écluses d’un moulin ; la place ne laissait guère de chance de salut, et c’en était fait du malheureux. Aux cris d’une femme au désespoir, Martinel, qui passait, s’élance tout habillé, sans regarder s’il y va ou non pour lui de la vie ; il nage droit vers l’écluse, et là, s’appuyant d’une main au poteau de la vanne, il se dispose à saisir de l’autre au passage le malheureux qu’un courant rapide emporte vers la roue du moulin. Il le voit venir, enfoncé déjà de plusieurs pieds sous l’eau ; il faudrait quitter son appui pour le saisir, mais il sera entraîné lui-même ; il le quitte cependant, saisit le corps, passe sous la roue du moulin avec lui, emporté par la rapidité du courant, et reparaît bientôt de l’autre côté de l’écluse sans avoir lâché le malheureux qu’il rapporte au bord, et qu’on rend à la vie.

Une autre fois, à Strasbourg encore, ce n’est plus dans l’eau, c’est dans le feu qu’il se jette, c’est dans un péril plus grand et plus certain, dans une poudrière, qu’un incendie est près de faire sauter ; et c’est un sentiment d’humanité exaltée qui le pousse, car, au-dessus de cette chambre qui renferme un baril de poudre et mille paquets de cartouches, il y a une infirmerie, où neuf de ses camarades sont retenus dans leur lit. De tous côtés on se sauvait. Martinel décide plusieurs hommes à secourir avec lui l’infirmerie, et il monte, sans s’apercevoir que l’incendie qui augmente a déjà empêché ses compagnons de le suivre. Il arrive seul à la porte d’une chambre voisine de celle où sont les cartouches ; il trouve, par fatalité, cette porte fermée ; d’un banc il se fait un bélier et l’enfonce ; mais là, près de passer outre, et, comme il allait se précipiter, de grandes flammes le repoussent. Alors sa résolution chancelle, il recule, il va redescendre ; puis il pense tout à coup que le feu s’approche des cartouches, et que, s’il manque de résolution, ses camarades vont sauter l’instinct de sa propre conservation alors ne l’arrête plus, il s’élance en fermant les yeux, à travers la flamme, et les habits, les mains, le visage, les cheveux noircis, brûlés, il trouve avec bonheur les cartouches encore intactes, il repousse, il écarte les amas de papier d’enveloppe que le feu allait gagner, il paraît à la fenêtre, il crie, il appelle : « De l’eau, de l’eau ! » Sa présence dans la poudrière rassurant ses camarades sur l’imminence du péril, ils montent la chambre des cartouches est inondée, et les neufs malheureux sont sauvés.

De tels faits, que nous ignorerions encore si d’autres faits plus récents ne les eussent mis en lumière, auraient suffi pour lui mériter notre choix. Certes, Messieurs, ce n’est pas un dévouement ordinaire qui lui fait affronter ainsi l’eau, le feu, tous les dangers. Quand, après l’avoir vu à Strasbourg, en 1820, et même à Nancy, en 1817, se prodiguer partout où l’humanité lui montre un bon emploi de sa force et de son courage, nous le retrouvons, en 1837, à Paris, dans le Champ de Mars, le même au bout de vingt années ; quand nous le voyons couronner ses dévouements habituels par un dévouement si vraiment admirable, nous ne pouvons hésiter à lui décerner un prix que ses camarades, ses officiers et tous les témoins de son action lui accordent d’ailleurs d’une voix si unanime. Nous ne nous sommes pas contentés d’écouter cette voix de loin ; nous avons été nous-mêmes interroger sur place l’admiration qu’il a inspirée nous nous sommes transportés au lieu qui a vu son dévouement ; nous avons entendu les généraux, les officiers, les soldats, les citoyens, les victimes sauvées, les magistrats de la cité ; nous avons écouté, dans la caserne, ses émules eux-mêmes ; et ceux qui pouvaient prétendre le plus à lui disputer le prix, ont été les plus ardents à déclarer qu’il en était le plus digne et qu’il avait remporté l’honneur de la journée.

L’Académie française décerne le grand prix des actes vertueux à Matthieu Martinel, du village de Hombourg, département de la Moselle, adjudant sous-officier au Ier régiment de cuirassiers.

L’Académie, en le lui décernant, est heureuse de songer qu’elle couronne, avec lui et en lui, ce grand nombre de braves dont les dévouements se sont signalés autour du sien, dans la soirée du Champ de Mars. Elle voudrait pouvoir détacher en quelque sorte, pour chacun d’eux, une feuille de la couronne qu’elle décerne à l’adjudant Martinel. Le lieutenant Gruss, le porte-étendard Mitz, le cuirassier Spenlée, sont dignes assurément d’être nommés après lui, devant cette assemblée, avec le même honneur qu’ils l’ont été devant leur régiment par l’ordre du chef même de l’armée.

Mais tous les corps présents au Champ de Mars y ont apporté, si je puis parler ainsi, leur contingent de dévouement, de zèle et d’humanité. Les ordres du jour de cinq régiments ont signalé des noms dignes aussi de louanges : le 11e de dragons, ceux du brigadier Budy de Vigier, de Rivallier et de Schuburu ; le 19e léger, le musicien Schirack et les chasseurs Blondin et Michaud ; le 27e, le 44e et le 51e de ligne, le sous-lieutenant Thirion, les sergents Charpentier et Bellanger, et les braves Robert, Blanc et Cornus. L’Académie n’a rien à ajouter à l’honneur qui leur a été fait : elle le proclame. Honneur aux chefs de pareils soldats ! honneur aux soldats dont l’humanité égale le courage !

C’est un beau et noble spectacle que le concours de tant de dévouements. Messieurs, si la place où je suis assis peut donner à mes paroles une autorité qu’elles n’ont pas par elles-mêmes, j’oserai féliciter l’armée ; elle a bien mérité du pays ; elle a gagné bien mieux qu’une bataille : elle a sauvé des citoyens. Je la féliciterai de cette union sympathique, de ces secours qu’elle leur a prêtés, de cette manière nouvelle de fraterniser dans le Champ de Mars avec eux. Qu’il me soit permis de féliciter aussi la patrie en voyant ses régiments faire un si noble emploi de l’oisiveté de leur courage ; qu’il me soit permis d’être fier d’appartenir à un pays où tout se tourne en honneur, jusqu’à des calamités même ; où un événement, fût-il malheureux ne semble venir que pour mieux développer toute la noblesse des âmes, et n’être enfin qu’une occasion solennelle, pour le peuple, de connaître tout ce que valent ses défenseurs pour l’armée, de sentir qu’elle est du même sang et de la même famille ; pour le prince, de manifester les généreuses sympathies qui le rendent de plus en plus cher à l’une et à l’autre ; pour l’Académie enfin, de témoigner hautement combien les lettres sont amies des armes et ont de plaisir à louer tout ce qui concourt à relever leur gloire, tout ce qu’elles font de beau et d’utile, tout ce qu’elles dévouent, au bien de la patrie, décourage et de générosité.