Discours de réception de M. Michel Zink

Le 18 octobre 2018

Michel ZINK

DISCOURS

DE

M. Michel ZINK

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M. Michel Zink, ayant été élu à l’Académie française à la place laissée vacante par la mort de M. René Girard, y est venu prendre séance le jeudi 18 octobre 2018, et a prononcé le discours suivant :

 

Mesdames et Messieurs de l’Académie,

 

De même qu’il est plus facile de plonger d’un coup dans l’eau froide que d’y entrer progressivement, de même celui qui, Éliacin prolongé, a mené pendant de longues années une existence cachée dans la proximité de l’Académie française, mais hors du sanctuaire, celui-là est plus glacé d’effroi qu’un autre le jour où il y accède. Sa gratitude envers ceux qui l’y ont appelé est d’autant plus grande qu’il a eu tout loisir de prendre la pleine mesure de l’honneur immense qui lui est fait. Mais à l’instant de se joindre à eux pour la célébration de leurs mystères, comment ne serait-il pas en proie à une terreur sacrée ? À ceux qui jugeraient déplacées ces métaphores religieuses, on objectera qu’elles sont convenables à qui prend place dans une Compagnie fondée par ce cardinal de Richelieu dont on découvre aujourd’hui qu’en lui l’homme d’État n’avait pas étouffé l’homme de Dieu, surtout si ce néophyte s’apprête à occuper le 37e fauteuil, qui fut successivement celui du cardinal Tisserant, du cardinal Daniélou, du R. P. Carré, et dont, si l’on remonte le cours des âges, le deuxième occupant fut Bossuet.

Et le premier ? Le premier était aussi un homme d’Église. C’était l’abbé Daniel Hay du Chastelet. À moi non plus ce nom ne disait rien. Je me suis trouvé quelque excuse à mon ignorance en consultant la notice que lui consacre le site de l’Académie française, une notice si brève que je peux la lire in extenso :

« Il était le frère puîné de Paul Hay du Chastelet. »

Voilà qui commence mal. Le malheureux n’existe que comme petit frère d’un aîné modérément illustre. Je poursuis :

« C’était un controversiste et un mathématicien dont les ouvrages furent après sa mort jetés au feu par son neveu, qui ne pouvait les comprendre.

Élu à l’Académie le 26 février 1635, il semble l’avoir peu fréquentée. »

On n’est pas plus discret. Ses confrères ne l’ont jamais vu et ses écrits sont perdus. Combien cette immortalité obscure est rassurante pour son lointain successeur, écrasé par la gloire des noms précédemment cités ! Mais la ressemblance entre lui et moi s’arrête là. Je ne peux même pas me prévaloir des qualités d’ecclésiastique ni de mathématicien, et je prends la ferme résolution, selon la formule de l’acte de contrition, d’être assidu, Mesdames et Messieurs de l’Académie, à vos séances.

Je ne pousserai pas plus loin le topos d’humilité. Je pourrais me peindre en universitaire besogneux égaré dans le temple du génie, mais je suis fier, au contraire, d’être depuis dix-huit ans membre de l’Académie des inscriptions et belles-lettres et d’y occuper provisoirement une charge dite perpétuelle qui me permet de mesurer chaque jour ce que je dois depuis bientôt un demi-siècle à ma femme Odile, en la voyant contribuer de si bonne grâce à la sociabilité qui fait le charme de Compagnies comme les nôtres. L’Académie des inscriptions et belles-lettres est une académie digne d’admiration, bien qu’elle ne brille pas du même éclat que la vôtre. Sans la connaissance exacte du passé, que seule procure une érudition patiente et silencieuse, les écrivains et les penseurs, gloire de votre phalange, trouveraient-ils un sol ferme d’où prendre leur envol ? Et des membres de l’Académie des inscriptions n’ont-ils pas depuis toujours siégé parmi vous, comme M. Marc Fumaroli aujourd’hui, Jacqueline de Romilly et Georges Duby hier ?

Je ne rougis pas non plus d’être comme eux un professeur du Collège de France, et d’autant moins que je suis accueilli ici par l’un d’eux, ni d’avoir occupé dans cet établissement une chaire vouée aux charmes lointains de la littérature médiévale. Je ne suis pas le premier dans ce cas au sein de votre Compagnie. Avant même Gaston Paris et Joseph Bédier, mes deux plus célèbres prédécesseurs au Collège de France, l’étude de cette littérature y avait été illustrée par Jean-Jacques Ampère, le fils du physicien, élu en 1841 à l’Académie des inscriptions et en 1848 à l’Académie française au même fauteuil que j’occupe aujourd’hui.

Est-il besoin d’ajouter que je n’avais jamais imaginé prendre un jour la suite de ces grands noms ? J’aimais notre littérature : j’ai trouvé stimulant de remonter à sa source et de la saisir dans son état premier. Les troubadours de langue d’oc me paraissaient et me paraissent encore un sommet de la poésie. J’aimais les contes et les chansons populaires : j’ai suivi leur fil d’Ariane jusqu’au Moyen Âge. J’étais intéressé par la pensée et les sensibilités religieuses : le Moyen Âge me comblait. J’ai suivi une carrière universitaire à l’exemple de mon père, avec infiniment moins de mérite que lui.

Mais pourquoi me donner la peine de convoquer de lointains prédécesseurs et le ridicule de parler de moi ? Celui auquel j’ai le redoutable honneur de succéder n’était-il pas lui-même un professeur, et, brièvement il est vrai, un médiéviste ? Je quitte donc enfin la scène pour la lui laisser tout entière.

Laboureur d’un sillon creusé toute une vie, penseur d’une théorie offrant peu de prise au doute, René Girard intimide. Réduit à ses grandes lignes, son parcours ne paraît pas incompatible avec une certaine rigidité, que semblent confirmer ses traits burinés, sa brosse militaire, sa mâchoire proéminente et ses yeux noirs. Mais voilà qu’animée par ses souvenirs et par le regard qu’il jetait sur ses premières années, la notice biographique s’anime d’une vie inattendue, celle d’un jeune René Girard turbulent, fantaisiste, certes docile à sa façon, lui aussi, à l’exemple paternel, mais insaisissable et ne se découvrant lui-même qu’au terme d’années de voyage et d’apprentissage.

Il s’est décrit comme un écolier, puis un lycéen chahuteur, au point d’être cueilli par la police, puis renvoyé du lycée pour une mystification visant le proviseur. Crime anodin, bien que la période, celle du régime de Vichy, lui conférât un sens et un risque particuliers, punition supportable, refuge toujours présent d’une famille aimante et cultivée au sein de laquelle il était né en Avignon, le jour de Noël, anno Domini 1923. Un père chartiste, notable à la façon dont un chartiste l’était alors en province, conservateur du musée Calvet, puis attaché au palais des Papes, membre de l’Académie du Vaucluse, radical-socialiste et anticlérical. Une mère fort pieuse. Bref, un couple typique de l’époque, qui aurait eu sa place sous L’Orme du mail entre l’abbé Lantaigne et Monsieur Bergeret. Une fratrie, des cousins, des vacances en Auvergne, à Viverols, lieu auquel il restera attaché, ce qui me touche, moi à qui l’admiration que je voue à Henri Pourrat depuis mon enfance rend le Livradois particulièrement cher. Passé le temps des chahuts, René entre en hypokhâgne à Lyon, mais revient vite à la maison, dégoûté par la qualité de la cantine et par un bizutage puéril, dont plus de vingt ans après, dans cette même khâgne de Lyon, je subirais au contraire, stupidement, avec délices le rituel immuable et totalement inoffensif, excluant toute brimade physique et consistant pour l’essentiel à composer des sonnets sur le menu de la fameuse cantine et des dissertations philosophiques sur des sujets équivoques. Il prépare, comme son père, le concours de l’École des chartes, où il est reçu en 1942. Où loger à Paris ? Au 104, rue de Vaugirard, voyons ! Le lien avec Avignon n’est pas rompu pour autant : la thèse de l’École des chartes porte sur « La vie privée en Avignon dans la seconde moitié du xve siècle », sujet que son père avait défriché trente ans plus tôt. C’est encore grâce à son père que René Girard est associé dans l’immédiat après-guerre à l’effervescence culturelle avignonnaise qui aboutira à la création du festival. Il rencontre ainsi de nombreuses personnalités des arts et des lettres, entre autres René Char, auréolé de son prestige de résistant.

À quoi bon avoir été un enfant turbulent si c’est pour devenir un jeune homme docile ? Mais docile, il ne l’est pas vraiment. On peut n’en faire qu’à sa tête sans être un révolté ni cesser pour autant d’honorer son père et sa mère. Telle est même la véritable liberté. Comme René Girard le confiera des décennies plus tard, en particulier à de jeunes chartistes, ses études dans leur École l’avaient ennuyé. Un avenir d’archiviste paléographe ne lui souriait pas. Ce qu’il aimait, c’était la littérature. En 1947, il prend le large et s’embarque pour les États-Unis. Le voilà assistant de français à l’université d’Indiana à Bloomington, premier poste dans une de ces universités américaines qu’il ne quittera plus.

Le campus de Bloomington n’est pas dénué de charme : grands arbres, petit pont de pierre enjambant un frais ruisseau, et même un léger escarpement rompant la monotonie de la grande plaine à maïs. René Girard découvre l’Amérique en se récitant du Saint-John Perse. Il s’identifie au poète de l’exil. Le Middle West l’agace un peu, mais il peine à se sentir aussi antiaméricain qu’il le souhaiterait. La vie est douce. Il reste sourd aux admonestations du chef de son département qui l’adjure de publier. Il ne publie pas. Au terme de ses années d’assistanat, on le met à la porte. Aucun regret : il a passé son temps agréablement, principalement occupé, dira-t-il plus tard, par « les étudiantes et les automobiles. » Les choses cachées depuis la fondation du monde sont encore enfouies.

Après un an passé à l’université Duke, en Caroline du Nord, et ayant soutenu une thèse sur « L’opinion américaine de la France de 1940 à 1943 », il va enseigner à l’élégant collège féminin de Bryn Mawr, près de Philadelphie, où il trouve enfin le temps de publier des articles de critique littéraire qui le font immédiatement connaître. Il devient René Girard. En 1958 il est recruté par l’université Johns Hopkins, à Baltimore, où le grand Leo Spitzer est encore présent et où il se lie d’amitié avec un autre jeune professeur français, Michel Serres, l’ami d’une vie entière. Il y enseigne de 1958 à 1968 et de 1976 à 1981. Entre ces deux périodes, il accepte un poste à Buffalo, où, dans les neiges du nord de l’État de New York, le département de français était alors prestigieux. En 1982, Michel Serres et lui quittent ensemble Johns Hopkins pour Stanford, d’où ils ne bougeront plus, sinon pour prendre, Michel Serres d’abord, René Girard ensuite, le chemin de cette Coupole, plus souvent foulé, il faut l’avouer, par le premier que par le second.

Un curriculum vitae ne dit rien. Il faut revenir en arrière et corriger le ton trop léger sur lequel j’ai parlé des débuts de René Girard sur le continent américain. J’ai omis alors de mentionner deux éléments importants. Le premier est que de l’absence de publications pendant les premières années, on aurait tort de conclure que pendant ce temps-là il ne travaille pas. Dès les années de Bloomington il entreprend de penser la violence. Il ne le fait pas à travers une réflexion historique ou politique, mais, dit-il, à travers les écrits de Malraux portant sur l’adaptation de l’art au déchaînement de la violence qu’a connu le xxe siècle. Point de départ très caractéristique de sa pensée.

Le second élément est moins surprenant, mais tout aussi caractéristique. En 1951, René Girard se marie. Celle qu’il épouse, Martha McCullough, est de l’Indiana. Ils fondent une famille américaine : leurs trois enfants et leurs neuf petits-enfants vivent aux États-Unis. Sa femme partagera toute leur vie son cheminement intellectuel et spirituel. Elle est méthodiste. Ils se sont mariés dans cette confession. Plus tard, leurs enfants recevront le baptême et eux une bénédiction nuptiale catholiques.

René Girard n’était pas docile. Mais il était fidèle. Il est revenu à la foi et à l’Église de son enfance. Non par sentimentalisme ou par élan mystique. C’était un rationaliste. Il y est revenu parce que sa théorie l’y ramenait. Il s’est converti lui-même.

Son œuvre est aujourd’hui universellement connue. Elle fait l’objet de travaux innombrables : cette année seulement, un livre de Bernard Perret en France et une biographie américaine due à Cynthia Haven[1]. La commenter en quelques minutes est une entreprise désespérée. Tout au plus peut-on rappeler le développement surprenant d’une pensée partie de la littérature pour aboutir à une forme d’exégèse fondée sur une théorie anthropologique.

René Girard s’est lancé dans l’aventure américaine par amour de la littérature. Le livre qui, en donnant une première formulation à sa théorie, l’a placé d’un coup au premier rang de la scène intellectuelle se fonde uniquement sur l’analyse de grandes œuvres littéraires : Don Quichotte, Madame Bovary, Le Rouge et le Noir, À la recherche du temps perdu et surtout Dans le souterrain et L’Éternel Mari, de Dostoïevski. Ce livre, c’est, en 1961, Mensonge romantique et vérité romanesque. Le retentissement est tel qu’en 1966 son auteur peut réunir pour un colloque à Johns Hopkins tous ceux qui sont alors considérés aux États-Unis comme les gourous de la pensée française : Barthes, Goldmann, Lacan, Todorov, le jeune Derrida.

Dès ce livre l’idée essentielle est en place : on ne choisit pas seul l’objet de son désir ; il est imposé par un médiateur. Au commencement n’est pas le désir, comme le pense Freud, mais l’imitation. On désire ce qu’on voit l’autre désirer. Si cet autre est lointain ou fictif, il n’est qu’un modèle : don Quichotte veut être chevalier errant à l’imitation d’Amadis de Gaule, Julien Sorel réussir à l’imitation de Napoléon. Si l’autre est réel et proche, il devient nécessairement un rival, puisque le désir se fixe sur ce que cet autre désire ou sur ce qu’on croit qu’il désire ou sur ce qu’il vous laisse croire qu’il désire. Lui-même peut d’ailleurs se mettre à désirer ce que vous croyez qu’il désire en vous voyant le désirer. La vanité stendhalienne et le snobisme proustien n’ont pas d’autre moteur. L’éternel mari ne peut désirer sa femme que si d’autres la désirent. Il ne cesse donc de provoquer leur désir, comme s’il recherchait l’infortune qu’il ne manque pas de s’attirer. La coquette, dans son narcissisme, donne l’impression de se désirer elle-même. Elle se rend ainsi désirable en se constituant elle-même en médiateur et en rival, comme le font aussi les jeunes filles de Balbec, dont la petite bande s’affiche comme refermée sur elle-même et se suffisant à elle-même.

Qu’il existe un désir mimétique, nous en sommes aisément persuadés. Il suffit de considérer – prenons un exemple au hasard – un candidat à l’Académie française. Que le désir mimétique entraîne une rivalité mimétique est tout aussi clair. Il suffit de considérer – prenons un exemple au hasard – deux candidats à l’Académie française. Mais le désir est-il toujours mimétique ? René Girard l’affirme contre Freud. Cependant, ses adversaires véritables et désignés, ceux qui justifient le titre Mensonge romantique et vérité romanesque, sont à ce stade ceux qu’il appelle les romantiques. Leur mensonge est de laisser croire qu’on ne doit son désir qu’à soi-même. Ce mensonge est démasqué par les grands romanciers, et par eux seuls :

« Seuls les romanciers révèlent la nature imitative du désir[2]. »

La vérité se trouve dans la littérature, et non chez les philosophes, les penseurs, les théoriciens.

Aux yeux de René Girard, le spectre du romantisme est large. Dans une phrase étonnante qui énumère ses principaux représentants, il le fait aller de Chamisso à Sartre. Qu’est-ce donc que ce romantisme qui englobe l’existentialisme ? C’est, dit-il, le « solipsisme ». Sont romantiques tous ceux qui se surestiment au point de se croire capables d’inventer et de choisir seuls, librement, leurs engagements et leurs désirs. René Girard a une aversion spontanée envers tous ceux qui font trop grand cas de leur propre personne. C’est un moraliste. Le premier obstacle à la découverte de la vérité est pour lui l’orgueil :

« Dès que le sujet désirant perçoit le rôle de l’imitation dans son propre désir, il doit renoncer au désir ou renoncer à son orgueil[3]. » Certains entendront dans cette phrase une tonalité religieuse. Ils auront raison. Non seulement parce que depuis saint Augustin, l’orgueil est considéré comme la source de tout péché et la racine de tous les maux[4]. Mais aussi parce que cette phrase, sous la plume de René Girard, prélude à une méditation sur le Christ, fondée sur Les Démons de Dostoïevski et sur certains passages de Nietzsche, méditation qui prépare elle-même la conclusion de l’ouvrage, dont le point de départ est un commentaire prodigieux de l’épisode déconcertant du démoniaque de Gérasa dans l’Évangile de Marc. Épisode déconcertant, mais sur lequel René Girard ne cessera de revenir et qui deviendra un point d’ancrage de sa pensée. Son livre sur la littérature s’achève par une réflexion sur l’enseignement du Christ. La pensée girardienne est déjà présente de son origine à son aboutissement.

La littérature a permis à René Girard de démentir les théories qui ne font pas appel au mimétisme. Reste à montrer que la théorie du mimétisme s’applique de façon universelle. Cette démarche, d’ordre anthropologique, est en 1972 celle de La Violence et le Sacré. Pour René Girard, les mythes des diverses civilisations ne s’expliquent ni par la théorie psychanalytique ni par la mise au jour de structures dont le fonctionnement commanderait l’organisation sociale et ses représentations, quoi qu’en disent les deux observateurs prodigieusement perspicaces que sont à ses yeux Freud et Lévi-Strauss, le second ayant droit à des amabilités et à des prudences de langage auxquelles notre auteur s’astreint rarement. René Girard est convaincu que les mythes gardent la mémoire d’événements réels. Hypothèse hors mode, et même au parfum d’évhémérisme, hypothèse provocante en ces années où le langage n’était supposé renvoyer qu’à lui-même et où la seule idée qu’il pût avoir un référent paraissait ridicule. C’est cette pose intellectuelle caractéristique des années 1970, et non plus le romantisme solipsiste, que La Violence et le Sacré prend pour cible, « ce terrorisme du langage à la fois souverain et nul[5] » On n’échappe pas à la rivalité mimétique : chaque livre de René Girard se découvre un adversaire dans le courant intellectuel dominant au moment où il est écrit.

De quels événements réels les mythes conservent-ils un souvenir déformé, et pourquoi ce souvenir est-il déformé ? Incapables d’identifier la violence mimétique qui s’exacerbe inexorablement, puisque plus les adversaires se ressemblent, plus ils s’opposent, et inversement, les sociétés, menacées par elle, désignent comme son responsable un individu ou un groupe, qu’elles chassent ou tuent. Comme tous se sont unis contre cette victime émissaire, la paix revient provisoirement. Cet effet bénéfique, on l’attribue aussi à la victime sacrifiée, qu’on sacralise en même temps qu’on la rejette et qu’on invoquera dès lors chaque fois que la violence mimétique reparaîtra, comme elle ne manquera pas de le faire. Le sacré s’enracinerait donc toujours dans la violence et pratiquerait toujours une violence supposée purificatrice.

C’est ainsi que naîtraient et que s’expliqueraient les mythes de toutes les civilisations. Mais aucun de ces mythes n’avoue ce processus. Tous au contraire le dissimulent, puisque tous, de celui d’Œdipe aux mythes amérindiens, reproduisent le point de vue des persécuteurs, persuadés de la culpabilité de la victime émissaire, qui n’est plus là pour présenter sa version des faits ou qui se laisse persuader de sa culpabilité, comme Œdipe.

Dans le langage courant, on parle de « bouc émissaire ». Cette expression, qui donnera son titre à un livre ultérieur de René Girard, est éclairée par le mot grec φαρμακος, qui désigne un sorcier maléfique mais aussi guérisseur. La traduction grecque de la Bible, dite des Septante, l’applique au bouc que, dans le Lévitique, on charge de tous les péchés du peuple d’Israël avant de l’expulser et de le chasser dans le désert[6]. Or, la Bible ne dissimule pas que ce bouc, qui purifie la communauté de ses péchés en les emportant au loin, est lui-même innocent. La Bible sait et révèle que le bouc émissaire est innocent. Parmi tous les mythes, toutes les religions et toutes les croyances du monde, la Bible a l’originalité de raconter l’histoire du point de vue des victimes, de faire entendre leur voix, de se prolonger dans une religion, le christianisme, qui fait de Dieu incarné une victime et qui place dans sa bouche un enseignement révélant « des choses cachées depuis la fondation du monde », comme le dit l’Évangile de Matthieu[7]. Cette révélation, selon René Girard, est que l’origine de la violence est dans la rivalité mimétique, que la victime émissaire est donc innocente et que la violence dont elle est l’objet est injuste et inutile.

Des choses cachées depuis la fondation du monde, c’est, en 1978, le titre du livre d’entretiens de René Girard avec Jean-Michel Oughourlian et Guy Lefort. C’est le livre où sa pensée trouve son expression complète, le livre où sont révélées les choses cachées depuis le début de son cheminement. À partir de là, ses ouvrages précisent tel ou tel aspect, poursuivent la réflexion du côté anthropologique, comme dans Le Bouc émissaire, ou du côté de la compréhension du texte biblique, comme dans La Route antique des hommes pervers, sur le livre de Job et plus tard dans Je vois Satan tomber comme l’éclair, ou encore, l’heure du pessimisme venue, vers des prolongements apocalyptiques, comme dans le livre d’entretiens avec Benoît Chantre Achever Clausewitz, mais l’essentiel est dit.

La Bible fait entendre la voix des victimes et clame leur innocence. Elle répète que la justice est du côté du faible et de l’opprimé, de l’humilié et de l’offensé. « Un pauvre a crié, Dieu écoute » : les psaumes ne cessent de faire entendre ce cri. Et, plus fort que tous les cris, retentit le silence de l’agneau mené à l’abattoir, le silence de la dégradation absolue, le silence de celui qui endure depuis toujours le mépris, sans beauté, sans apparence, à qui on arrache la barbe et qui ne détourne pas son visage des outrages et des crachats, le silence du serviteur souffrant d’Isaïe[8], préfiguration du Christ, comme l’est aussi le supplicié outragé du psaume 21. Cette double préfiguration, ce n’est pas René Girard qui l’invente. Elle est explicitement revendiquée par les Évangiles, qui scandent le récit de la Passion par des citations du psaume 21 pris à l’envers, jusqu’à son premier verset qui devient la dernière parole du Christ en croix : « Eli, Eli, lamma sabacthani ? Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné[9] ? », parole de souffrance et de déréliction qui, selon la philosophe Simone Weil, « est la preuve qu’il y a dans le christianisme quelque chose de divin ». Quant à la préfiguration du Christ dans la figure du serviteur souffrant, elle est tout aussi explicitement revendiquée au début des Actes des Apôtres dans l’épisode de la conversion de l’eunuque de la reine Candace par Philippe, qui lui explique le texte d’Isaïe (« Comme une brebis il a été conduit à la boucherie, comme un agneau muet devant celui qui le tond, ainsi il n’ouvre pas la bouche, dans son abaissement la justice lui a été déniée[10] »). Elle l’est aussi dans l’Évangile de Matthieu, qui se réfère toutefois, non au martyre accepté par le serviteur, mais à son refus de triompher de la faiblesse par la force (« Il ne brisera pas le roseau froissé, il n’éteindra pas la mèche qui vacille[11] »).

En revanche, ce qui dans l’Ancien et dans le Nouveau Testament n’avait jamais paru jusque là explicite à personne, ni aux exégètes, ni aux biblistes, ni aux théologiens, ni aux historiens des religions, ce que René Girard affirme seul face à ces nouveaux rivaux mimétiques, c’est que la lente maturation de la Bible s’acheminait tout entière vers la révélation que toute violence est mimétique et qu’elle s’exerce aux dépens d’une victime émissaire innocente. Cette révélation, René Girard en trouve dans les Évangiles l’expression complète et elle constitue pour lui le message même du Christ. Il met au jour ce message partout, avec une virtuosité confondante dans la pratique de l’explication de texte. Fondamentalement, il voit dans le commandement premier du christianisme « Tu aimeras ton prochain comme toi-même[12] » l’équivalent, sous une formulation positive, des interdits détaillés par le dernier commandement du Décalogue[13], qui se résume en : « Tu ne désireras rien qui appartienne à ton prochain », ce qui est pour René Girard une façon de dire : « Tu n’entreras pas en conflit avec ton prochain en partageant son désir. » Il écrit : « Le prochain est le modèle de nos désirs[14]. »

Et il en tire des conclusions radicales touchant l’influence du christianisme sur l’histoire de l’humanité. Relevant le contraste entre les passages où Jésus, « doux et humble de cœur[15] », dit apporter la paix et ceux où il annonce qu’il provoquera, jusqu’au sein des familles, des dissensions entraînant des persécutions[16], René Girard suppose que Jésus a d’abord pensé qu’il lui suffirait de révéler l’origine mimétique de la violence pour la faire disparaître avant de constater que ce n’était pas le cas et que son enseignement, à demi reçu sans être vraiment compris, aurait au contraire d’abord pour effet d’exacerber cette violence en ébranlant la croyance au mythe de la victime émissaire et en interdisant l’apaisement temporaire de la violence qu’elle procure. De fait, dit René Girard, partout où le christianisme s’est implanté, aucun mythe nouveau lié à la victime émissaire n’a pu prendre corps, mais les violences contre elle se sont au contraire amplifiées. La mémoire de ces violences ne s’est plus conservée à travers des mythes qui les travestissent et les voilent, mais ouvertement dans des récits de persécution qui les justifient.

Il prend pour exemple, dans Le Bouc émissaire, le prologue d’un poème de Guillaume de Machaut, Le Jugement du roi de Navarre, qui, faisant sienne la rumeur qui courait à l’époque, accuse les Juifs d’avoir provoqué la grande peste de 1348 en empoisonnant les puits. Mais le récit de persécution n’a pas l’efficacité du mythe. Il peut être mis en doute. René Girard, s’il en avait eu le loisir, aurait pu signaler que, quelques années seulement après Machaut, le chroniqueur Jean Froissart s’indigne au contraire des accusations absurdes et des violences criminelles exercées contre « les pauvres Juifs », contraints de « se réfugier sous l’aile du pape », Clément VI les ayant accueillis dans ses États avignonnais pour les soustraire aux persécutions.

Pardonnez-moi de me laisser entraîner jusqu’à ma lointaine époque. Ce qui compte est aujourd’hui, sous nos yeux, l’exacerbation continue de la violence, qui nous semble avoir atteint au xxe siècle un apogée et semble vérifier sur ce point la théorie de René Girard. L’humanité reconnaîtra-t-elle enfin que toute persécution est inutile, car toute victime émissaire est innocente ? L’espoir est que, si la violence se déchaîne plus que jamais, la conscience que nous en avons et la réprobation qu’elle suscite augmentent aussi. Mais augmentent-elles ? René Girard a été terriblement marqué, nous dit Benoît Chantre dans le livre qu’il a consacré à ses dernières années, par les attentats du 11 septembre 2001[17]. Qui ne l’a pas été ? Mais il l’a été plus que d’autres. Les États-Unis avaient représenté pour lui le lieu de la paix et du refuge, par opposition à l’Europe, que sa jeunesse avait connue ravagée par la guerre et par l’horreur. Qu’ils fussent frappés de cette façon semblait le prologue de l’Apocalypse. Mais surtout, le terrorisme islamique révélait que la réprobation de la violence n’est nullement une valeur qui s’impose à tous et que des forces importantes dans le monde sont mues par la conviction que leurs victimes arbitrairement désignées sont coupables et que leur élimination peut apporter la forme de paix, s’il est permis de lui donner ce nom, à laquelle aspirent ceux qui s’en réclament.

Nous savons aujourd’hui qu’il nous faudra vivre longtemps avec cette violence et, pour certains d’entre nous, en mourir. Nous pouvons cependant espérer qu’elle n’aura pas le dernier mot. Mais, si elle est la plus sanglante, elle n’est peut-être pas la pire illustration actuelle de la violence mimétique. Aujourd’hui, tous les braves gens du monde, chez eux et devant leur écran, peuvent être poussés au déchaînement du ressentiment, de la rancœur, de la fureur et accabler instantanément avec une efficacité inouïe toute victime émissaire qu’on leur désigne. Chacun peut déverser d’un clic sur qui lui plaît des torrents de haine et de boue en toute impunité, encouragé par la violence des autres, heureux de montrer qu’il peut renchérir sur eux dans le venin, dans l’insulte, dans la menace. Chacun est la victime émissaire de tous et tous le sont de chacun. Adolescents harcelés sur les réseaux sociaux, personnalités en vue ou parfaits inconnus devenant en une heure un objet de vindicte dans le monde entier pour une photo, pour un mot, pour une plaisanterie où la malice et la stupidité auront tôt fait de suspecter une adhésion trop tiède au conformisme moral, pour une rumeur, pour rien, et qui meurent de honte, parfois à la lettre : tous témoignent sans le savoir que René Girard était malheureusement dans le vrai, lui qui écrivait que la honte est « le sentiment mimétique par excellence[18] ». Il nous a quittés avant d’avoir vu le déferlement le plus bas de la violence mimétique.

Mais à quoi bon redire ce que chacun de nous ne sait, hélas, que trop ? Comment aussi, après des propos graves, me donner le ridicule de paraître romantique, au sens que René Girard donne à ce mot, en prenant la parole, une dernière fois, en mon propre nom ? René Girard a tant compté pour moi depuis près de quarante ans que la tentation est trop forte. Il a fallu le hasard d’une élection à l’Académie française pour que j’aie aujourd’hui l’occasion de dire ce que, pétrifié d’admiration et de timidité, je n’ai pas osé lui dire la seule fois où je l’ai rencontré, lors d’un colloque à Stanford au début des années 1980. Je crois bien n’avoir pas même eu l’audace, qui eût été un geste de courtoisie élémentaire, de poser une question après sa communication. Elle portait sur le Chevalier au Lion, de Chrétien de Troyes, exemple parfait du désir et de la rivalité mimétiques. Yvain désire affronter l’aventure de la fontaine enchantée par imitation de son cousin Calogrenant, en devançant les autres chevaliers du roi Arthur, qui tous partagent ce désir. Vainqueur d’Esclados le Roux, le défenseur de la fontaine, qu’il blesse mortellement, il imite le désir de son rival en s’éprenant de sa veuve Landine, qu’il épouse. Mais il la laisse bien vite dans son château au fond de la forêt de Brocéliande, poussé par le désir d’imiter la vie brillante, chevaleresque et mondaine de son ami Gauvain, le neveu du roi Arthur. Il le paiera cher. Pourtant, quel lecteur du roman ne discerne pas un autre amour, qui précède celui d’Yvain pour Landine et le favorise, un amour qui veille sur Yvain et le protège, un amour que celle qui l’éprouve n’avoue jamais, auquel celui qui en est l’objet semble aveugle et que le poète affecte d’ignorer, celui de Lunete (« Petite Lune »), la suivante de Landine, pour Yvain ? C’est un amour sans mimétisme, sans rivalité et sans violence, un amour vrai. Mais si Landine s’éprend si vite de celui qui a tué son mari, n’est-ce pas parce qu’elle devine les sentiments de Lunete et les imite ? Le maître a toujours raison.

Je m’égare à nouveau. Pourquoi étais-je, il y a plus de trente ans, si ému de voir et d’écouter René Girard en chair et en os ? Parce que sa théorie me séduisait, comme tant d’autres, mais surtout parce qu’il me faisait entendre la voix de la liberté. Dans les années 1970 et 1980, il fallait une liberté et une audace peu communes pour prendre au sérieux les auteurs, les textes, les mythes, les peuples, pour ne pas les manipuler avec les pincettes condescendantes des sciences sociales, pour ne pas considérer a priori qu’ils ne comprennent pas ce qu’ils disent ni pourquoi ils le disent et que nous sommes bien obligés de penser à la place de ces demeurés :

« Nous rejetons sans hésiter le sens que l’auteur donne à son texte. Nous affirmons qu’il ne sait pas ce qu’il dit. À plusieurs siècles de distance, nous autres modernes le savons mieux que lui et nous sommes capables de rectifier son dire[19]. »

Mais la voix de la liberté, je l’entendais surtout chez un auteur capable de prendre au sérieux la Bible et le Nouveau Testament, de l’avouer paisiblement, de ne pas « siéger avec ceux qui ricanent », comme dit le psaume 1, et d’écrire :

« Pour se faire accepter dans les milieux intellectuels, pour “montrer patte blanche”, il faut réagir à toute mention des Écritures judéo-chrétiennes par le coup de pied de l’âne aussi rituel et aussi automatique qu’un réflexe pavlovien[20]. »

Combien je la trouvais littéralement bouleversante, cette voix téméraire et assurée qui ne cherchait pas à montrer que la vérité de sa théorie lui permettait de s’appliquer aux Écritures judéo-chrétiennes comme au reste, mais qui affirmait que la vérité de la Révélation judéo-chrétienne montrait la vérité de sa théorie !

On peut en sourire. On a souri à la pensée que les « choses cachées depuis la fondation du monde » n’ont été mises au jour que par deux personnes, dont la première est Notre Seigneur Jésus-Christ et la seconde le professeur René Girard, de l’Académie française. Mais ce n’est pas tout à fait ainsi qu’il faut voir les choses. Les fulgurations de la littérature ont fait surgir aux yeux de René Girard une vérité, dont le déni par les mythes lui a confirmé a contrario l’importance. L’enseignement du Christ, préparé par l’Ancien Testament, l’a convaincu que cette vérité-là était la clé de la violence humaine. Le professeur René Girard n’aurait rien trouvé si Notre Seigneur Jésus-Christ n’avait déjà tout dit.

Cette vérité-là… Quelle vérité ? La pensée de René Girard suppose-t-elle la foi ? Suppose-t-elle une adhésion à la Révélation du judaïsme et à celle du christianisme ? La question paraît brutale. Elle offense aujourd’hui l’oreille comme l’aurait fait naguère une obscénité, car la pudibonderie s’est déplacée. Elle est pourtant inévitable et il n’est pas si facile d’y répondre. Dans sa contribution au Cahier de L’Herne Girard sur un sujet éminemment girardien, « La victime innocente dans Isaïe 52-53 : ressemblance des textes juifs et chrétiens », Sandor Goodhart écrit :

« Girard ne nous fournit ni une éthique ni une théologie. Ses propres croyances personnelles à propos du christianisme sont tout à fait séparables de la théorie anthropologique qu’il retrouve dans l’Évangile. On peut être juif, chrétien, musulman, hindou ou bouddhiste, et être en même temps girardien[21]. »

Affirmation d’autant moins réfutable qu’il serait incorrect de la réfuter. Mais affirmation destructrice d’une pensée qui, si elle n’est pas chrétienne, est partielle. Les admirables analyses littéraires de Mensonge romantique et vérité romanesque sont indubitablement justes, appliquées chacune au texte qu’elle éclaire. Mais, sans l’appui qu’elle prend sur le christianisme, la « théorie anthropologique » menace ruine.

Cette théorie n’a pourtant pas besoin, dira-t-on, de faire appel à une révélation divine. René Girard lui-même le suggère à l’occasion. L’enchaînement du désir, de la rivalité et de la violence mimétiques, le fantasme de la victime émissaire, relèvent de la nature humaine et d’elle seule. Les textes bibliques et l’enseignement de Jésus peuvent les avoir mis au jour grâce à une perspicacité naturelle. Si Jésus considérait que sa mission était de révéler aux hommes le mécanisme de la violence mimétique et l’innocence de la victime émissaire, mais non pas d’être nécessairement cette victime, rien n’empêche certes le chrétien de voir en lui Dieu incarné, acceptant la Passion pour révéler aux hommes l’origine de leur propre violence, mais il peut aussi bien être « l’homme admirable » de Renan, se vouant à une mission tout humaine.

Mais ce n’est pas ce que René Girard finit par dire. Sa conviction, exprimée à plusieurs reprises, est que la Révélation chrétienne telle qu’il l’entend dépassait les capacités de la perspicacité humaine :

« Au lieu de lire les mythes à la lumière des Évangiles, ce sont les Évangiles qu’on a toujours lus à la lumière des mythes. Face à la démystification prodigieuse opérée par les Évangiles, nos démystifications à nous ne sont que des ébauches dérisoires et peut-être aussi les obstacles rusés que dresse forcément notre esprit contre la Révélation évangélique[22]. »

Ou plus clairement encore :

« Le fait qu’un savoir authentique de la violence et de ses œuvres soit enfermé dans les Évangiles ne peut pas être d’origine simplement humaine[23]. »

De leur côté, juifs et chrétiens peuvent récuser l’appui que René Girard pense trouver dans le judéo-christianisme. Les juifs peuvent lui objecter qu’il se fonde, certes, sur la Bible, mais qu’il la lit en chrétien, comme un Ancien Testament dont le Nouveau Testament est l’accomplissement. Les chrétiens peuvent le suspecter de chercher dans le message du Christ un enseignement d’ordre intellectuel, qu’il s’agit d’abord de comprendre, attitude qui s’apparenterait pour eux à une gnose. Que fait-il de la parole du Christ : « Je te bénis, Père, Seigneur du ciel et de la terre, d’avoir caché cela aux sages et aux habiles et de l’avoir révélé aux tout petits[24] » ?

Mais il ne l’ignore pas, cette parole. Il l’ignore si peu qu’elle est au cœur de son livre Je vois Satan tomber comme l’éclair (les deux phrases sont voisines et s’enchaînent presque dans l’Évangile de Luc). Même si son humilité ne saute pas aux yeux de tous, René Girard se voit du côté des petits et des simples contre l’orgueil des « romantiques », qui imposent leur personne, et celui des savants, qui imposent leur savoir. Il cherche la vérité en prenant garde de ne pas se croire a priori plus perspicace que les voix qu’il écoute et les textes qu’il lit. Cette vérité, sa vérité, elle lui est apparue d’abord dans l’immanence et la fragmentation du roman, non dans l’arrogante construction du penseur. Aussi bien, sa compétence est du côté de la littérature, seul domaine où il travaille de première main. Il est animé par deux convictions. La première est que la compréhension purement intellectuelle du mécanisme qui conduit du désir à la rivalité, puis à la violence mimétiques ne porte nullement remède à cette violence, si chacun n’a pas l’humilité de se changer soi-même par ce qu’on appelait jadis la conversion du cœur. En effet :

« Aucune démarche seulement intellectuelle, aucune expérience de type philosophique ne pourra jamais procurer à un individu la moindre victoire sur le désir mimétique et la passion victimaire[25]. »

Sa seconde conviction est que « la vision des vaincus » (c’est le titre d’un livre de Nathan Wachtel) est véridique et que, selon le mot de Simone Weil, la justice est l’éternelle fugitive du camp des vainqueurs. Tout se tient. « Un pauvre a crié, Dieu écoute » et celui qui a grandi sans apparence ni beauté, méprisé de tous, celui qui tend le dos à ceux qui le frappent et les joues à ceux qui lui arrachent la barbe, celui qui ne soustrait pas sa face aux outrages et aux crachats, celui qui est défiguré au point de n’avoir plus apparence humaine et de susciter la stupéfaction horrifiée de la foule[26], alors que « c’étaient nos souffrances qu’il portait[27] », ajoute Isaïe, celui-là, victime innocente, porte la vérité de Dieu et en est la révélation.

Oui, le Dieu de René Girard est le Dieu du Magnificat, qui « renverse les puissants de leur trône et exalte les humbles[28] ». Cela ne souffre aucun doute. Dans un texte de son Cahier de L’Herne sur « Satan et le scandale », qui sont les deux termes par lesquels, selon lui, les Évangiles désignent la rivalité mimétique, il écrit :

« Pour devenir la proie du scandale et de son propagateur (Satan), il suffit de préférer à la gloire qui vient de Dieu la gloire qui vient des hommes[29]. »

En lisant cette phrase, je me regarde tel que je suis en cet instant, au milieu de vous. Et je me tais.

 

[1] Bernard Perret, Penser la foi chrétienne après René Girard, Ad solem, 2018.

Cynthia L. Haven, Evolution of Desire. A Life of René Girard, Michigan State University Press, 2018.

[2] Mensonge romantique et vérité romanesque, p. 29.

[3] Ibid., p. 306.

[4] « Si initium omnis peccati suberbia, radix omnium malorum superbia est. » (In epistolam Johannis ad Parthos, première épître de Jean, Tractatus VIII, cap. IV.)

[5] Des choses cachées depuis la fondation du monde, p. 180.

[6] Lévitique 16, 21-22.

[7] Matthieu 13, 35.

[8] Isaïe 50, 6-7 ; 52, 14-15 ; 53, 1-3.

[9] Matth. 27, 46 ; Marc 15, 34.

[10] Actes 8, 26-40. Cf. Isaïe 7, 8.

[11] Matth. 12, 20. Cf. Isaïe 42, 3.

[12] Matth. 22, 39 ; Marc, 12, 31. Cf. Levit. 19, 18.

[13] Exode 20, 17.

[14] Je vois Satan tomber comme l’éclair, Première partie, Chapitre 1.

[15] Matth. 11, 29.

[16] Luc 12, 51-53.

[17] Les Derniers Jours de René Girard, Grasset, 2016.

[18] Le Bouc émissaire, p. 229.

[19] Le Bouc émissaire, p. 10.

[20] Des choses cachées depuis la fondation du monde, p. 210-211.

[21] Girard, Cahier de L’Herne n° 89, Paris, 2008 p. 149.

[22] Des choses cachées depuis la fondation du monde, p. 265.

[23] Ibid., p. 318.

[24] Matthieu 11, 25 ; Luc 10, 21.

[25] Des choses cachées depuis la fondation du monde, p. 550-555.

[26] Isaïe 50, 6-7 ; 52, 14-15 ; 53, 1-3.

[27] Isaïe 53, 4.

[28] Luc 1, 52.

[29] Girard, Cahier de l’Herne n° 89, Paris, 2008, p. 120.