Éloge du cardinal de Bernis

Le 5 février 1839

Charles-Marie-Dorimond de FÉLETZ

ÉLOGE DU CARDINAL DE BERNIS,

LU DANS LA SÉANCE PARTICULIÈRE DU 5 FÉVRIER 1839,

PAR M. DE FELETZ.

 

 

MESSIEURS,

 

L’homme doué d’un brillant génie on d’un talent supérieur offre, à celui qui l’admire et qui écrit son histoire ou fait son éloge, un sujet non-seulement heureux par le haut intérêt qu’il inspire, mais encore facile par le cadre net, clair, déterminé et pour ainsi dire unique dans lequel il doit se renfermer : il suffira, en effet, à l’historien ou au panégyriste de bien exprimer les caractères divers de ces génies, de ces talents, et de bien apprécier les divers travaux où ces dons rares et éminents se sont reproduits et manifestés. La tâche devient beaucoup plus difficile lorsqu’on a à s’occuper d’un de ces hommes dont l’esprit flexible embrasse plusieurs genres, et que sa position sociale a fait parcourir diverses carrières, se faisant d’abord connaître par des productions littéraires, s’illustrant ensuite par des missions politiques, se distinguant dans quelques-unes, se faisant honneur dans toutes, mais ne s’élevant au premier rang dans aucune ; alors le sujet, toujours intéressant sans doute, s’allonge pourtant plus qu’il ne s’agrandit ; il faut suivre cet esprit distingué, mais divers et mobile, dans toutes les routes qu’il a parcourues avec honneur, dans toutes les phases de sa fortune littéraire et politique, ire per totum heroa, comme le dit un ancien poëte ; les points de vue sont plus nombreux, les détails se multiplient ; il faut les choisir, les classer, abréger, sans nuire à la mémoire de celui qu on célèbre, ne point omettre ce qui l’honore et le recommande au souvenir des hommes, mais ne pas fatiguer l’esprit et l’attention de ceux qui écoutent ou lisent son éloge, par la multitude des faits et la longueur des développements.

Telles sont, Messieurs, les idées qui m’ont préoccupé lorsque j’ai essayé de répondre à l’honneur que vous m’avez fait en me chargeant de payer, à la mémoire de M. le cardinal de Bernis, le tribut que l’Académie française s’impose envers tous ses membres, et que lui ravit, à sa mort, le malheur des temps où il termina sa longue et honorable carrière. M. le cardinal de Bernis est, en effet, un de ces hommes dont la vie fut illustrée par les travaux de l’esprit, par d’importantes missions politiques, par des actions nobles et généreuses, genres de mérites divers dont, je ne dirai pas le panégyriste, mais l’historien ou le simple biographe, doit présenter le tableau multiple et varié, sous peine d’être trop imparfait et trop incomplet. Homme d’esprit, homme aimable, homme du monde, et se faisant remarquer par ses grâces et sa politesse dans la société la plus spirituelle et la plus brillante de l’Europe ; homme de lettres, poète, homme d’État, ambassadeur, ministre, protecteur de l’Église de France à Rome, pontife, prince de l’Église romaine, tels sont les nombreux travaux, telles sont les importantes occupations qui remplirent sa longue carrière, et que je dois sommairement reproduire dans ce que j’appellerai indifféremment son éloge ou son histoire, car le cardinal de Bernis est assez heureux pour que son histoire soit son éloge.

François-Joachim Pierre de Bernis naquit à Saint-Marcel de l’Ardèche, le 22 mai 1715. Issu d’une famille noble et ancienne, mais peu favorisé de la fortune, s’il espéra en réparer les torts ou les rigueurs par le choix qu’il fit de l’état ecclésiastique, ses espérances furent certainement surpassées ; le jeune abbé de Bernis arriva par degrés aux plus éminentes dignités de son ordre. Sa naissance le fit entrer d’abord dans le chapitre noble de Brioude, d’où il passa bientôt dans celui de Lyon, plus illustre encore et surtout plus connu à Paris, où il est si nécessaire de l’être, soit par ses qualités personnelles, soit par un titre incontestable. L’abbé de Bernis vint jeune dans cette capitale où l’appelaient des projets vagues et non arrêtés, et des espérances qui, d’après son caractère plein de sagesse, devaient être très-modérées. Après avoir passé quelques années dans le séminaire de Saint-Sulpice, il entra dans le monde, où une figure heureuse, des manières pleines de politesse et de grâces, un esprit enjoué et le talent de faire des vers faciles et agréables, lui procurèrent des succès flatteurs auprès des hommes les plus distingués, des femmes les plus aimables, et dans un monde choisi au milieu duquel se trouvaient plusieurs de ses parents. Bientôt l’expérience d’un caractère sûr et solide en amitié lui acquit, parmi les personnages les plus recommandables, plusieurs amis zélés, dont les sentiments ne se démentirent jamais à son égard. Tant d’heureuses circonstances qui, aux agréments d’une existence douce et semée de plaisirs, semblaient devoir ajouter les avantages d’une fortune rapide, retardèrent néanmoins celle de l’abbé de Bernis ; cette vie un peu mondaine déplut au cardinal de Fleury, premier ministre et dispensateur de toutes les grâces ; le prélat sévère fit venir le jeune abbé, dont il connaissait particulièrement le père, et dont il s’était d’abord déclaré le protecteur ; et après lui avoir reproché sa dissipation : « Vous n’avez rien à espérer, lui dit-il, tant que je vivrai. — Monseigneur, j’attendrai, » répondit le jeune abbé, et il se retira en faisant une profonde révérence. Dans quelques écrits du temps on lit que cette réponse fut faite à l’évêque de Mirepoix, Boyer, ancien théatin homme non-seulement sévère, mais dur, et qui avait à cette époque la feuille des bénéfices. Je serais assez porté à adopter cette version, parce qu’alors la réponse, également piquante et spirituelle, blesserait moins certaines convenances que le jeune abbé de Bernis devait respecter ; une repartie aussi vive s’accorderait peu avec les égards dus à l’âge, à la dignité et au caractère du cardinal de Fleury. Quoiqu’il en soit, cette réponse circula dans le public et y fut fort applaudie. « À la vérité le mot était plaisant, dit Duclos, mais pour le rendre tout à fait bon, il fallait ne pas se tromper dans son attente ; » et celle de l’abbé de Bernis tardait beaucoup à se réaliser ; il paraissait fort peu s’occuper lui-même d’assurer sa fortune, et semblait s’abandonner à cette vie douce qu’offrent toujours, mais qu’offraient surtout alors les salons de Paris, à cette société choisie et spirituelle, qui accueille si bien un homme d’esprit, le recherche avec tant de soins, et le retient par de si aimables prévenances. Il supportait avec dignité, et même avec gaîté, un état de médiocrité, voisin même de la pauvreté, que devaient lui rendre plus sensible l’opulence et le faste des maisons où il vivait habituellement.

Il est impossible de supprimer le nom de madame de Pompadour en écrivant l’histoire du cardinal de Bernis, mais il faut, dire qu’il l’avait connue lorsqu’elle n’était encore que madame d’Étioles ; elle tenait un salon ou se rendait la meilleure compagnie, et dont Voltaire fit quelquefois l’ornement et la gloire. Plus tard ce fut elle qui présenta l’abbé de Bernis à Louis XV, qui le goûta ; mais l’intérêt du roi et de la favorite ne lui valut qu’un appartement aux Tuileries, que madame de Pompadour voulut meubler, et une pension de 1,500 francs, que Louis XV lui accorda sur sa cassette. Toutes ses prétentions se bornaient alors à élever ses revenus jusqu’à 6,000 francs. Ne pouvant réussir, dit un historien de cette époque, à faire cette petite fortune, il résolut d’en faire une grande, et il y trouva plus de facilités. Le premier pas qu’il fit dans cette carrière des honneurs et des dignités, l’avança rapidement dans l’estime de ses contemporains, par l’opinion qu’il donna de sa sagesse, de son habileté, de son esprit de conciliation et de ses talents il fut nommé à l’ambassade de Venise, en 1752 ; il avait alors trente-sept ans. Qu’on me permette de m’arrêter un peu sur cette mission, qui n’était pas sans importance, et dont on n’a peut-être pas fait assez honneur à la sagesse et à l’habileté du cardinal de Bernis.

Chargé par le roi de visiter, en se rendant à Venise, les cours de Turin, de Parme et de Modène, M. de Bernis y fut d’autant mieux reçu qu’il était précédé de la réputation que lui avaient faite ses poésies dans le monde littéraire. Le duc de Savoie (Charles-Emmanuel) surtout lui fit l’accueil le plus flatteur, et prit plaisir à s’entretenir avec lui des ouvrages qui, depuis plusieurs années, avaient déjà valu à l’ambassadeur, quoique jeune encore, une place à l’Académie française, et de plusieurs autres circonstances qui lui étaient personnelles.

Contemporaine des premières monarchies de l’Europe, la république de Venise n’était plus au temps où, rivale de leur puissance, elle voyait la plupart d’entre elles forcées, en quelque sorte, d’opposer à son active ambition une ligue formidable. Le rôle passif qu’elle avait adopté depuis près de trois siècles, le peu de rapports qui existaient entre la cour de Versailles et la sérénissime république, semblaient en faire un poste où un ministre français ne pouvait déployer ni habileté ni talents. La mission de l’abbé de Bernis fut loin d’avoir un caractère oisif, nul et sans importance. L’amitié de la France pouvait être fort utile à cet État affaibli et déchu, dans ses rapports souvent hostiles, parce que les intérêts étaient fort opposés avec la Porte Ottomane et avec l’Autriche, ses voisins immédiats et les seuls avec lesquels Venise eût quelque entreprise à redouter ; mais la défiance et la pusillanimité de son gouvernement étaient telles, que, dans la crainte de compromettre son autorité et son repos, il eût acheté la paix par des sacrifices, plutôt que de faire un appel au patriotisme de ses sujets, ou à la généreuse protection de ses amis. La France, intéressée à ce que l’Autriche n’augmentât pas sa domination en Italie et n’étendît pas ses relations sur l’Adriatique, devait chercher à resserrer ses liens avec la république, et lui inspirer toute confiance dans ses dispositions à l’aider, à la secourir, à la protéger. Ce fut là le principal objet des instructions données au ministre français ; mission délicate et difficile auprès d’un gouvernement défiant et soupçonneux. Plus les États sont faibles, plus leur susceptibilité est grande, plus ils craignent, et trop d’événements ont prouvé que cette crainte n’est pas sans fondement, que, sous l’apparence de la protection, on ne cherche que la domination, et que le protecteur ne veuille bientôt être maître et tyran. Telles étaient surtout les dispositions de l’aristocratie vénitienne, mais telle fut l’adresse de l’abbé de Bernis, tel fut l’empire que son esprit conciliant, ses manières pleines de noblesse et de dignité lui donnèrent sur ces esprits fins, déliés, et même un peu prévenus contre lui et en garde contre ses séductions, qu’il dissipa d’abord toutes leurs préventions, et finit par leur inspirer une entière confiance. Il profita habilement de la circonstance des liaisons qui se formaient entre la maison d’Autriche et le duc de Modène pour faire comprendre au gouvernement vénitien qu’il n’avait d’autre appui que le roi de France. Les effets de la conviction qu’il leur en donna se firent bientôt sentir, et le roi de France fut choisi pour médiateur dans les différends qui s’élevèrent entre les républiques de Venise et do Gênes. Le crédit et l’influence de l’abbé de Bernis subsistèrent à Venise lorsque, après son ambassade le pape Benoît XIV, ayant avec cette république une vive discussion et des démêlés dont il pouvait redouter les suites, offrit la médiation de l’abbé de Bernis, qui fut aussitôt acceptée et eut un prompt et heureux résultat qui satisfit également les deux parties. Cette circonstance ne nuisit point dans la suite à l’élévation de l’abbé de Bernis dans l’état ecclésiastique.

Mais déjà il avait fait une grande fortune politique ; au retour de son ambassade de Venise, il jouit de toute la faveur que lui avait méritée l’heureux succès de ses négociations il n’entrait point encore au conseil, mais il y exerçait déjà une grande influence. Bientôt il y entra et ne tarda pas à être chargé du ministère des affaires étrangères. Cette époque de son crédit et de sa grandeur fut aussi celle des grandes contradictions qu’il a essuyées et des graves reproches que sa mémoire a sinon mérités, du moins encourus. Alors changea le système politique de l’Europe la France et l’Autriche, jusque-là rivales ou ennemies, s’unirent par un traité offensif et défensif. Ce traité fut suivi de la guerre désastreuse de sept ans terminée par la paix honteuse de 1763. La France, accablée par tant de revers, humiliée par les dures conditions de la paix qu’on venait de lui imposer, dut s’en prendre à ceux qu’on regardait comme les principaux auteurs d’une si funeste alliance. L’abbé de Bernis, ministre des affaires étrangères, ne pouvait échapper à cette accusation telle est peut-être encore l’opinion le plus généralement adoptée. Toutefois Duclos soutient le contraire, et Duclos paraît bien instruit ; il affirme que l’abbé de Bernis voulait maintenir l’ancien système, qui depuis Henri IV et surtout Richelieu, rendait la France protectrice des Etats germaniques et rivale de l’Autriche il nomme les ministres et les conseillers d’État partisans de cet ancien système et ceux qui voulaient faire prévaloir le nouveau ; il cite les raisons alléguées par les deux partis, et assure que quelques-unes des conférences où se traitait cet important sujet furent tenues dans son propre appartement. Comment ne pas croire à un homme naturellement véridique, franc et loyal, qui rapporte d’un ton si affirmatif ce qu’il a été si bien a portée de connaître ? La correspondance de l’abbé de Bernis avec Paris du Verney, imprimée en 1790, avec de ridicules notes dont l’éditeur a prétendu l’orner, n’offre aucun éclaircissement, ne donne aucune lumière sur cet objet ; on y voit un ministre fort occupé de l’exécution et du succès du traité, ce qui ne prouve pas qu’il en fut l’auteur et le partisan. Au reste, quand il y aurait applaudi, il n’eut fait que partager les sentiments de la France entière, qui en reçut d’abord la nouvelle avec une sorte d’enthousiasme. Ce ne fut qu’après la bataille de Rosbach qu’il fut attaqué de toutes parts. Le traité pouvait être bon en lui-même, ce furent les moyens d’exécution qui furent mauvais, et ces moyens dépendaient, non de l’abbé de Bernis, mais des généraux qui, sans talent et sans patriotisme, n’étaient pas de son choix.

S’il est douteux que l’abbé de Bernis fut l’auteur et le partisan du traité désastreux qui entraîna la France dans la guerre de sept ans, il ne l’est pas du moins qu’il fut des premiers à être frappé de ses malheureux succès, et qu’il ne tint pas à lui de prévenir la plus grande partie des revers qui en furent la suite. Si des intérêts qui n’étaient pas ceux de la France n’avaient pas contrarié ses vues et ne lui avaient opposé une invincible résistance la guerre n’eut duré que deux ans, et nous aurions eu à déplorer beaucoup moins de désastres ; la paix eût été faite cinq ans plus tôt et eut été plus honorable. Dès le mois de janvier 1758, il tenta de ramener la cour d’Autriche à des vues pacifiques ; mais l’impératrice et le comte de Kaunitz, son ministre, répondirent par un plan de campagne qui devait écraser le roi de Prusse. La campagne de 1758 fut résolue et fut marquée par une suite non interrompue de fautes et de revers. Le comte de Clermont, qui remplaça le maréchal de Richelieu dans le commandement de l’armée de Hanovre, évacua le pays au lieu d’y tenir ferme et vint se retirer derrière Wezel. Cette retraite et la perte de la bataille de Crevel, le désordre des finances et la misère publique, ramenèrent naturellement le ministre au système de paix qu’il avait inutilement proposé. Il fit encore de nouvelles tentatives auprès de la cour de Vienne. Contrarié dans ses desseins par l’ambassadeur même de sa cour, le comte de Stainville, depuis duc de Choiseul, qui se montra toujours opposé à ses vues et qui peut-être ambitionnait déjà le ministère des affaires étrangères, auquel il parvint quelques années plus tard, il chargea M. de Montazet, envoyé à Vienne pour y concerter les opérations militaires, de faire goûter les propositions d’une paix si désirable, si nécessaire ; mais l’impératrice, qui s’était assuré l’assentiment de Louis XV, en gagnant madame de Pompadour par des cajoleries que peut avouer la politique, mais que désavoue la dignité, voulut absolument la continuation d’une guerre dont la France faisait la plus grande partie des frais, et dont elle espérait recueillir de grands avantages. Ainsi se multiplièrent nos désastres, s’accrurent nos malheurs, et devinrent plus intolérables les conditions d’une paix qu’il fallut enfin subir.

L’abbé de Bernis se trouva donc en opposition avec la cour et peu soutenu par la voix publique, assez portée à lui imputer les maux et les humiliations dont la France était accablée. Louis XV lui signifia assez durement qu’il avait perdu sa confiance, et l’exila à Soissons dans une de ses abbayes. Ce fut au sein même de cette disgrâce qu’il reçut le chapeau de cardinal témoignage non équivoque de la reconnaissance du pape Clément XIII, pour les services que l’abbé de Bernis lui avait rendus auprès de la république de Venise.

Quelques années après, la mort de ce pape offrit au cardinal de Bernis l’occasion de rendre de nouveaux services à sa patrie, de donner de nouvelles preuves de son habileté à manier les esprits et à faire prévaloir les intérêts de sa cour dans des négociations longues et compliquées. Le pape Clément XIII mourut en 1769 ; le cardinal de Bernis se rendit au conclave assemblé pour l’élection de son successeur. L’élection d’un pape est une œuvre toujours importante, souvent difficile ; mais rarement peut-être avait-elle eu plus d’importance et offert plus de difficultés. Un bref que Clément XIII avait publié un an avant sa mort contre quelques idées de réforme, par lesquelles l’infant, duc de Parme, avait prétendu régler les immunités ecclésiastiques, avait choqué les cours de Versailles, de Madrid et de Naples, qui avaient cru y voir l’une atteinte portée à la souveraineté des princes. Le pape, n’ayant point eu égard à leurs représentations, le roi de France fit occuper Avignon et le comtat Venaissin, et le roi de Naples prit possession de Bénévent et de Ponte-Corvo. La suppression de l’ordre des jésuites, sollicitée par les mêmes puissances et toujours différée ou éludée par le souverain pontife et le saint-collège, augmentait encore la division des esprits. On sent que, dans de pareilles circonstances, l’élection d’un pape, qui intéresse toujours les États catholiques et même l’Europe entière, intéressait particulièrement la France ; il lui importait surtout de donner l’exclusion à certains candidats dont les sentiments étaient bien connus, et qui, par leurs préjugés personnels, leurs affections particulières ou un zèle imprudent, compromettraient également les intérêts de la religion et la tranquillité des peuples.

Le cardinal de Bernis parvint à les écarter, et il sut persuader à tous les esprits que la barque de saint Pierre devait être confiée à un pilote assez fort pour la conduire à travers les écueils, assez éclairé pour sentir la nécessité d’une parfaite correspondance avec les souverains catholiques, assez sage pour éviter toute démarche inconsidérée d’un zèle indiscret et outré, et pour diriger sa conduite d’après les règles de modération et de prudence qui sont également conformes à la loi divine et à la politique humaine. « Tels sont, dit le cardinal de Bernis, les vœux de ma cour, tels sont les miens ; » et ses paroles eurent un tel ascendant sur les esprits, que le cardinal Ganganelli (Clément XIV) fut élu à l’unanimité. Ce fut même une opinion assez répandue à Rome, que le cardinal de Bernis aurait été élu lui-même s’il l’eût voulu.

On sent bien que s’il restait à la cour de Louis XV quelques dispositions défavorables à l’ancien ministre, elles furent entièrement effacées par les services que venait de rendre l’habile négociateur à Rome. Déjà, en 1764, un an après le triste traité de 1763, il avait été rappelé de son exil et nommé à l’archevêché d’Alby ; il fut alors accrédité comme ministre du roi à Rome. On pensa, avec raison que personne n’était plus ne lui en état de perfectionner l’ouvrage de conciliation qu’il avait si heureusement commencé.

Attaché à la ville et à la cour de Rome par l’éminente dignité de cardinal, par les fonctions de ministre du roi de France, titre auquel ses services firent encore ajouter celui de protecteur des églises de France ; par la confiance des cours de Madrid et de Naples, qui l’accréditèrent aussi comme leur ministre auprès du souverain pontife, le cardinal de Bernis ne quitta plus Rome. Rome devint, à dater de 1769, sa seconde patrie. C’est là qu’il conquit les suffrages, le respect et la vénération non-seulement des Romains, juges éclairés et difficiles, mais des hommes les plus distingués de l’Europe entière, dont Rome est le rendez-vous. Il brilla dans la capitale du monde chrétien par la politesse et l’élégance de ses manières, agrément de son esprit, la magnificence de sa maison, le noble accueil qu’il fit à tous les étrangers, mais surtout par l’accueil plein de grâces qu’il fit à tous les Français. « Sa maison, dit l’auteur d’un voyage célèbre en Italie, le président Dupaty, est ouverte à tous les voyageurs de toutes les parties du monde ; il tient, comme il le dit lui-même, l’auberge de France dans un carrefour de l’Europe. »

Un des évêchés de l’État romain dévolus aux cardinaux l’évêché d’Albano étant venu à vaquer, le pape Clément XIV y nomma son ami ; c’est ainsi qu’il désigne le cardinal de Bernis. Une seule affaire importante, et à laquelle la cour de France attachait un vif intérêt, fut négociée et terminée sous le pontificat assez court de Clément XIV ce fut la dissolution de l’ordre des jésuites. Le ministre de France fut chargé de poursuivre vivement cette affaire et d’obtenir cette dissolution, inutilement sollicitée sous le pontificat précédent, le cardinal de Bernis suivit ses instructions avec habileté, avec zèle, mais avec prudence et modération. Les ministres d’Espagne et de Naples, plus ardents, l’accusèrent de les suivre avec trop de mollesse par affection pour les jésuites ; inculpation qui fut désavouée dans la suite par le ministre espagnol, comte de Florida-Blanca. Il paraît certain que le ministre français, sans laisser pénétrer ses sentiments particuliers, accomplit avec franchise et loyauté la mission qui lui avait été confiée.

La mort de Clément XIV suivit de près l’acte de l’abolition de l’ordre des jésuites ; le conclave qui s’assembla en 1774, pour la nomination de son successeur, offrit peut-être plus de difficultés que le précédent, et prouve encore mieux l’habileté du cardinal de Bernis et toutes les ressources qu’il trouvait dans son esprit adroit, sage, modéré, conciliateur ; dans ses manières engageantes et sa parole persuasive. La durée de ce conclave, qui ne fut pas moins de trente-sept jours, est une assez forte preuve des obstacles qu’il fallut surmonter, et de l’embarras que des intrigues multipliées jetèrent dans le choix du sacré collége. Les amis des jésuites, et ceux qu’on appelle les Zélantis, fort nombreux firent tous leurs efforts pour qu’un cardinal opposé, ou du moins peu favorable aux puissances qui avaient provoqué la destruction de cet ordre, fût élevé sur la chaire de Saint-Pierre. Pensant bien qu’ils rencontreraient dans le cardinal de Bernis un redoutable adversaire, ils tâchèrent de diminuer son influence en faisant répandre dans Rome que c’était lui qui portait le trouble et la division dans le conclave. Mais on sut enfin que c’était lui qui avait le plus contribué à mettre un terme aux divisions et rallier les esprits et qui avait le plus puissamment concouru à l’élection du cardinal Braschie, qui prit le nom de Pie VI. Rome même, où on l’avait représenté sous des traits si différents, rendit hommage à l’esprit de conciliation qui l’avait distingué pendant toute la durée de ce conclave et de l’influence qu’il y avait exercée. Les cours de France, de Madrid et de Naples reconnurent ses bons offices et leurs succès : ce fut alors qu’ils le nommèrent protecteur des églises de leurs royaumes. « On ne peut rien ajouter, écrivait le cardinal de Luynes, à la vigilance du ministre de France, à la justesse de ses vues, à sa patience inébranlable et à l’art avec lequel il sait manier les esprits. » Enfin, le nouveau pape ne fut pas le dernier à reconnaître la part que le cardinal de Bernis avait à son élection. Pie VI fut son ami comme l’avait été Clément XIV ; il se fit presque toujours honneur de suivre ses conseils, et s’en trouva bien ; il se repentit peut-être de n’avoir pas suivi celui qu’il lui avait donné de ne point aller à Vienne combattre les réformes hardies de Joseph II. Il recueillit peu d’avantages et beaucoup de désagréments ; triste résultat qu’avait prévu l’esprit pénétrant du cardinal.

Les affaires et les négociations dont le cardinal de Bernis fut chargé pendant le long pontificat de Pie VI, se multiplièrent par la confiance des cours de Madrid et de Naples, dont la discorde et les divisons compliquèrent les intérêts, et par celle du sénat de Venise, qui, dans de nouvelles difficultés avec le saint-siége, dut à l’ancien ministre de France auprès de la sérénissime république une nouvelle reconnaissance qu’il exprima par de nouveaux remerciements. Celles qu’il eut à traiter au nom de la France, et qui n’étaient point alors sans importance, ont aujourd’hui beaucoup perdu de leur intérêt. Je crois devoir les passer sous silence ; je dirai seulement deux mots de deux circonstances ou éclatèrent particulièrement sa sagesse, sa modération, sa fermeté, son habileté. Si les amis des jésuites avaient mis en œuvre tons leurs moyens, toute leur adresse, toutes leurs intrigues même pour les défendre, leurs ennemis les poursuivaient même après leur destruction, et voulaient provoquer des mesures de rigueur contre les membres les plus influents de l’ordre aboli. Le cardinal de Bernis, qui avait contribué à cette abolition, ne voulut pas participer à cette persécution ; il s’y opposa de toutes ses forces. « Les persécutions, dit-il, font des martyrs, et les martyrs engendrent des prosélytes. » Enfin la scandaleuse affaire du cardinal de Rohan le plaça dans une position difficile et délicate. Ministre du roi de France, il devait soutenir les droits de son souverain, qui regardait tous ses sujets, sans exception des cardinaux, comme soumis à son autorité et justiciables des lois du royaume. Cardinal lui-même, il ne pouvait entièrement sacrifier les intérêts et les prérogatives du sacré collège qu’invoquait le pape en faveur du cardinal de Rohan. Le cardinal de Bernis remplit avec honneur ces deux devoirs presque opposés : il plaida auprès du pape la cause des droits du roi de France, et auprès du roi de France la cause des immunités qui avaient été accordées aux cardinaux, ou du moins des égards qu’il était convenable et utile de leur conserver, et se montra en même temps ministre habile et consciencieux, confrère fidèle et généreux.

Mais déjà s’annonçaient les grands événements qui ont agité la fin du siècle dernier, et dont le dénoûment a été sans doute légué au nôtre. Les esprits ordinaires et inattentifs sont surpris par les catastrophes politiques et par les révolutions, comme si elles arrivaient inopinément, tombant pour ainsi dire des nues et sans être préparées ; les esprits distingués et supérieurs les prévoient, les devinent et les attendent, suivant leurs dispositions, avec espérance on avec crainte. Les paroles suivantes, recueillies de la bouche du cardinal de Bernis, plusieurs années avant la révolution de 1789, prouvent qu’il fut du petit nombre des hommes d’État qui l’avaient regardée comme imminente et certaine : « L’esprit d’indépendance qui se répand de plus en plus, disait-il, cherche à remonter aux droits primitifs de toutes les puissances religieuses et politiques ; cette recherche pourra être funeste à l’autorité des princes, et la société courra le risque d’y perdre non-seulement la tranquillité dont elle jouissait, mais aussi le bon ordre et la subordination, sans lesquels elle ne saurait subsister. Une telle crainte m’occupe depuis bien longtemps, et ce qui se passe dans différentes cours de l’Europe ne fait que l’augmenter. » On peut ne pas considérer l’avenir et les événements sous le même point de vue, mais on ne saurait mieux les prophétiser.

La première attaque de l’assemblée constituante contre la cour de Rome fut la suppression des annates ; le traitement entier du protecteur des églises était établi sur cet impôt, et le cardinal de Bernis perdait cette partie de ses revenus par ce décret, et n’en combattit pas avec moins de zèle la résistance que le pape et le sacré collége opposaient à cette suppression ; il parvint à en triompher, et ce fut là son dernier succès comme ambassadeur. Bientôt la suppression des dîmes et la destination des biens du clergé le privèrent de quatre cent mille livres de rente, sa fortune entière, qui consistait toute en traitements et en revenus ecclésiastiques, car il ne s’était fait aucune fortune privée, et il était assurément le seul ministre de son temps qui fût dans cette position. Tous ses traitements et revenus avaient été constamment absorbés par les libéralités et les bienfaits qu’il répandit toujours avec profusion, par l’état somptueux de sa maison et par les fêtes splendides qu’il donnait souvent à Rome. Le ministre de France croyait devoir cette magnificence non-seulement à la grandeur et à la dignité de la cour qu’il représentait, mais aussi à la célébrité de la ville éternelle où il résidait et au goût de ses habitants. « Rien, disait-il, ne doit être médiocre à Rome, sous peine d’être ridicule. » Le cardinal de Bernis cessa d’être accrédité et reconnu comme ambassadeur à Rome par le refus du serment que l’assemblée constituante exigea des ecclésiastiques ou plutôt par le refus qu’on fit du serment qu’il offrit de prêter ; car son esprit toujours modéré, toujours conciliant, fit toutes les concessions qu’il crut pouvoir se permettre pour concilier les devoirs de l’honneur, les scrupules de la conscience avec les exigences d’un pouvoir tyrannique. « Je ne me plaindrai point, dit-il alors, de la rigueur exercée contre moi ; il fallait trahir mes anciens serments en prononçant sans interprétation et sans restriction celui qu’on exigeait de moi la religion et l’honneur me le défendaient également. J’ai tout sacrifié à la foi de mes pères et à l’honneur dont ils ont toujours été jaloux l’indigence quelque affreuse qu’elle soit pour un homme de mon état et de mon âge, ne m’épouvante pas, et sans savoir à quoi la Providence me destine au bout de ma longue carrière, je me jette dans son sein, et je m’y trouve heureux et tranquille. » Jamais la ville de Rome ne lui témoigna tant d’attachement, de respect et de vénération que dans le moment où il fut dépouillé de tout caractère public, de ses dignités et de sa fortune. Lui seul, plein de calme et de dignité au milieu de ce concours tumultueux qui lui exprimait avec effusion et avec véhémence leur vif intérêt pour sa personne et leur indignation contre ceux qui le traitaient avec si peu d’égards et de justice : « J’ai supporté, dit-il, la disgrâce dans ma jeunesse et dans un âge plus mûr avec courage et sans ostentation la fermeté d’âme ne me manquera pas dans mes derniers jours je ne me plaindrai pas qu’après les longs services approuvés et reconnus par les deux rois que j’ai servis, je sois réduit au plus misérable état, pourvu que le bien s’opère. Je suis content et ne regrette rien pour moi, mais il m’en coûte beaucoup de faire le malheur de ceux qui m’ont servi, et de retrancher les secours que je donnais à un grand nombre de Français domiciliés on expatriés. »

Il y eut un moment toutefois où le cardinal de Bernis sentit bien vivement les sacrifices que lui imposait la privation de sa fortune, ce fut celui où les tantes de Louis XVI les filles de Louis XV, épouvantées des progrès trop souvent ensanglantés de la révolution, se réfugièrent à Rome. Celui qui, dans son palais, avait reçu en prince tant de princes et de rois, se trouva absolument hors d’état d’accueillir des princesses du sang de ses maîtres, les filles et les tantes de deux rois ses protecteurs et ses bienfaiteurs ; il n’avait pour tout moyen d’existence qu’une modique pension que le ministre espagnol M. d’Azara, son ami, lui avait obtenue de la cour de Madrid. Toujours préoccupé des graves événements qui bouleversaient l’ordre social dans sa patrie, il disait à la fin de ses jours « que l’esprit de nouveauté et d’indifférence religieuse se tourne et se retourne tant qu’il voudra, il ne trouvera jamais des fondements plus solides de l’ordre et de la prospérité que l’autorité d’une monarchie modérée ni d’obéissance dans les peuples que quand ils respecteront la religion que nous professons. Ce n’est pas seulement comme évoque que je pense ainsi, c’est comme ancien politique qui a beaucoup réfléchi. » M. de Bernis ne vécut point assez pour voir le retour à des idées d’ordre et de stabilité ; il mourut à Rome le 1er novembre 1794. Ses neveux lui firent construire à Rome par les mains d’un habile artiste un beau mausolée où son corps fut déposé. Ce monument a été transporté en France, et placé dans la cathédrale de Nîmes ; il est remarquable par sa noblesse et sa simplicité, et fait sur le modèle de celui de Clément XII, qui est lui-même une imitation du monument connu sous le nom de sarcophage d’Agrippa. Dans un autre mausolée, placé dans l’église de Saint-Louis de France à Rome, sont déposés le cœur et les entrailles du cardinal de Bernis.

Jusqu’ici je n’ai considéré M. de Bernis que comme homme public, comme diplomate, négociateur, ministre, ambassadeur, prince de l’Église ; l’Académie française honore sans doute les éminents personnages qui s’illustrent dans ces carrières si importantes et si élevées mais ce n’est point à ces titres qu’on lui appartient et qu’elle s’est crue obligée de payer un tribut à la mémoire de l’homme illustre qui les posséda. C’est son ancien confrère qu’elle a voulu honorer ; c’est donc le mérite littéraire qui lui valut autrefois ce titre et aujourd’hui cet hommage, que je dois, je ne dirai pas faire connaître, mais apprécier de nouveau avec toute la justice et l’impartialité dont je suis capable.

Remarquons-le d’abord, les lettres, les vers, la poésie commencèrent même la fortune politique du cardinal de Bernis ; ce fut le premier échelon qui l’éleva aux dignités et aux honneurs ; mais l’Académie française n’attendit pas cette élévation pour se l’associer, ce qui prouve que sa nomination ne fut due qu’a sa réputation littéraire et au succès de ses vers. Ce succès a sans doute décru depuis ; on s’est un peu dégoûté de ce genre de poésies badines, faciles, délicates, trop souvent vides d’idées et de sentiments ; on aime moins les vers ; on en a tant fait de légers ou qui ont la prétention de l’être, que ceux-ci nuisent même à ceux qui le sont réellement. Les vers du jeune abbé de Bernis ne sont assurément dépourvus ni de cette légèreté, ni de grâces ni d’harmonie, toutefois on a fait de justes critiques de la plupart de ses poésies ; on leur a reproché des négligences, de l’affectation, plus de luxe que de véritables richesses, et cette grande profusion d’images mythologiques et de fleurs. Ou sait que Voltaire appelait l’auteur Babet la bouquetière ; c’était le nom d’une marchande de fleurs au visage frais et rebondi qui faisait habituellement son commerce à la porte de l’Opéra. Il paraît impossible de ne pas voir dans cette manière de désigner le jeune poëte un sobriquet moqueur, épigrammatique, injurieux même ; je trouve pourtant dans les œuvres même de Voltaire une assez forte raison d’en douter. L’abbé de Bernis fut élevé à la dignité de cardinal ; Voltaire lui écrit à cette occasion, et dans cette lettre, dont l’objet est grave, et dont le style sérieux et même respectueux répond a la gravité de l’objet, il lui rappelle cette qualification de Babet[1]; or, je le demande, se fût-il permis une pareille inconvenance dans cette circonstance, ou même dans tonte autre, si l’expression eut été choquante ? Elle me paraît donc beaucoup plus innocente qu’on ne se l’est imaginé depuis, et qu’elle s’appliquait, non aux poésies du jeune abbé de Semis, mais a sa figure gracieuse dont l’heureux embonpoint était relevé par de vives couleurs. Au reste, si Voltaire ne témoignait pas une haute estime pour ses poésies, il en avait une très-grande pour l’esprit, le jugement, la saine critique et la personne de leur auteur. On en voit une preuve évidente dans la correspondance de ces deux hommes célèbres, publiée en 1799 par Bourgoing, I vol. in-8°. Cette correspondance fait infiniment d’honneur au cardinal de Bernis. Ses lettres se font lire avec plaisir a côté de celles de Voltaire, et soutiennent fort bien une comparaison si dangereuse. La gaieté quelquefois trop peu mesurée de Voltaire, la liberté de ses pensées et de ses expressions, quoiqu’un peu tempérée par la gravité du personnage auquel il écrit eût encore été trop légère pour un cardinal celui-ci répand sur cette correspondance des agréments d’un autre genre, et plus convenables à son caractère. Ses lettres sont toujours dignes d’un homme d’esprit d’un homme qui avait occupé et qui occupait encore les plus importantes places dans l’État et dans l’Église, et d’un véritable philosophe ; elles ont toute la grâce et toute la politesse d’un homme du monde, la réserve et la discrétion d’un ancien ministre que la faveur publique pouvait encore rappeler au ministère, la dignité et la décence d’un archevêque et d’un cardinal, la pureté et le goût d un excellent littérateur. Égal a Voltaire dans les qualités qui peuvent leur être communes, il lui est supérieur par une bien meilleure et plus véritable philosophie, qui lui fait apprécier avec plus de justesse les hommes, les dignités, les richesses, l’opinion publique, la réputation littéraire. J’ai déjà eu occasion de parler d’une autre correspondance du cardinal de Bernis, celle qu’il entretint, pendant son ambassade à Venise et son ministère, avec M. Paris du Verney : toutes les lettres ne sont pas d’un grand intérêt, mais toutes attestent et l’esprit agréable et surtout le cœur excellent du cardinal de Bernis.

Trois ans après la mort du cardinal de Bernis, en 1797, on a publié un poème de sa composition, intitulé la Religion vengée. Cet ouvrage a été jugé avec sévérité, je dirai même avec une excessive rigueur ; il paraissait à une époque peu favorable à son succès. Comment persuader à des esprits préoccupés d’autres idées et d’autres intérêts, peu amis des vers, ennemis de la religion ou du moins devenus indifférents lorsqu’ils ont cessé de lui être hostiles, de lire un poème long, grave, sérieux, religieux ? Assurément si ce poème eut paru dans un siècle plus littéraire et plus religieux, dans ce temps où les femmes mêmes s’occupaient de ces importantes matières, où madame de Sévigné lisait avec un vif intérêt les Essais de morale de Nicole, avec une vive admiration et l’Histoire des variations et les autres ouvrages de Bossuet, il eût obtenu une tout autre destinée, une tout autre renommée. L’ouvrage toutefois n’est pas sans défauts ; les deux premiers chants ne sont pour ainsi dire qu’une traduction abrégée et par conséquent un peu sèche de la Genèse à peine ces récits devaient-ils entrer dans le plan de l’auteur. Ceux, en effet, qui nient la vérité de la religion nient aussi la vérité de ces événements, premiers éléments premier fondement de cette religion. Dans un poème de ce genre, le poëte doit raisonner, prouver, démontrer, argumenter, réfuter ; s’il raconte, c’est pour varier et diversifier son sujet, reposer, distraire, intéresser l’esprit du lecteur, ou mieux encore pour appuyer ses preuves, confirmer ses démonstrations. C’est ainsi que Racine le fils, dans le cinquième chant de son poème, raconte les prodiges de la prédication des apôtres et de la conversion rapide et universelle des nations. Les autres chants de la Religion vengée entrent parfaitement dans le plan de l’auteur ; il y combat successivement le paganisme, l’hérésie, le spinosisme, le scepticisme, le déisme et l’athéisme. Rien n’est assurément plus méthodique ; la méthode s’y fait même un peu trop sentir, et en rend la marche un peu pesante. Mais dans tous les chants il y a de très-beaux vers et en assez grand nombre, les pensées élevées y abondent, le ton en est toujours noble et soutenu ; enfin ce poëme, malgré ses défauts, ne peut être l’ouvrage que d’un homme de talent.

Le cardinal de Bernis termine dignement par ce poème une longue carrière littéraire dont les commencements ont été un peu légers, au jugement des hommes sévères et rigoureux, mais qui fut pendant de longues années si honorable et si glorieuse.

 

 

[1] Lettre du 19 août 1758, L. LVI, p. 65, édition de Beaumarchais.