Réponse au discours de réception de Pierre-Antoine Lebrun

Le 22 mai 1828

Charles-Marie-Dorimond de FÉLETZ

Réponse de M. Charles de Féletz
au discours de M. Lebrun

DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
le jeudi 22 mai 1828

PARIS PALAIS DE L’INSTITUT

     Monsieur,

L’ingénieux et brillant discours que vous venez de prononcer m’offre, dans son ensemble, un excellent modèle que je serais heureux de bien imiter, et dans une faible partie, ou plutôt dans quelques paroles qui vous concernent, des idées et une opinion que ni le public, ni l’Académie, ni moi ne partageons, et dont je ne saurais aussi m’éloigner. Juste, avec bienveillance, avec effusion, et surtout avec esprit et talent, dans l’hommage que vous avez rendu à la mémoire de l’académicien que nous avons perdu, et que vous remplacez, vous n’avez pu l’être, et vous ne l’avez pas été, quand vous avez parlé de vous-même. Ainsi, Monsieur, obligé de traiter ce double sujet, il semble que je n’aie rien de mieux à faire que de vous répéter d’abord, et puis de vous contredire. C’est ainsi que j’acquitterai le tribut d’éloges dû aux nombreux travaux et aux talents divers de votre prédécesseur, et que je réparerai cette sorte d’injustice envers vous-même, que vous ont commandée la goût, les convenances et votre modestie naturelle.

Il est dans la vie littéraire de M. François de Neufchateau, une circonstance tellement singulière et frappante, que tous ceux qui ont eu à s’occuper de lui, en ont fait mention ; que vous l’avez remarquée après eux ; que je la remarquerai après vous, et que ceux qui parleront après nous du même sujet la rediront encore : c’est l’extrême précocité de son talent pour la poésie. Pourquoi le souvenir de ces dispositions étonnantes et très-rares, ans doute, dans un âge aussi tendre, mais qui se sont cependant rencontrées quelquefois dans d’autres enfants heureusement nés comme lui, a-t-il eu plus d’éclat, et a-t-il été plus durable pour lui que pour les autres ? Pourquoi ce talent prématuré, dont il n’a pas été l’unique exemple, a-t-il été plus célèbre que celui de quelques autres jeunes poètes ou littérateurs non moins précoces que lui ? C’est qu’il fut célébré par un grand dispensateur de la renommée et de la gloire. Des vers furent adressés du château de Ferney à un enfant obscur, dans une ville obscure de la Lorraine. Ces vers avaient la grace et la facilité que leur auteur savait imprimer à ses ingénieux compliments ; ils étaient très-flatteurs, c’était une raison pour les amis de M. François de Neufchateau de les retenir ; ils étaient trop flatteurs même, c’était une raison pour ses ennemis de ne pas les oublier ; et ce dernier motif n’était pas le moins puissant pour en perpétuer la mémoire, ainsi que de l’événement littéraire et singulier qu’ils consacraient.

On sent assez quelle dut être la suite naturelle et, pour ainsi dire, irrésistible d’un pareil succès et d’un pareil encouragement : des vers et beaucoup de vers ; M. François de Neufchateau en composa un très-grand nombre. Mais quelque attrayante que fût cette gloire littéraire, qui lui était annoncée avant tant d’éclat, il joignit, dès ses plus jeunes années, à cette noble ambition, une ambition plus modeste, mais plus louable peut-être encore. Il sacrifia même la première à la seconde ; car, quel plus grand sacrifice pour un poète, que de faire, de dessein formé, et pour mieux atteindre un but utile, je ne sais qu’elle espèce de vers, si même ce sont des vers, dont il sait bien qu’il ne peut tirer aucun honneur comme poète ? C’est à quoi se résolut généreusement M. François de Neufchateau. Il composa une très-longue pièce, dans le style et sur les rimes du Décalogue, tel qu’on l’a rimé pour l’inculquer dans la mémoire des enfants. Il renferma dans cette pièce une foule de maximes à l’usage particulièrement des gens du peuple : sorte de petit code de morale, où la morale religieuse n’est point oubliée, et qu’il adressa en 1776 aux curés et aux seigneurs de paroisse, afin que, placé à la porte extérieure de l’église, où affiché sur la place publique, les ouvriers ou les artisans pussent à chaque instant y lire de bons conseils, d’utiles leçons.

Je n’ai pas cru devoir omettre dans l’éloge de M. François de Neufchateau cette circonstance peu connue, mais qui me semble caractéristiques. Je vois dans les vers célébrés par Voltaire, et ses distiques religieux et moraux que Voltaire eût sans doute peu applaudis, se déclarer la vie entière de M. François de Neufchateau, toujours occupée ou par les Muses et les lettres, ou par des plans, des projets, des conseils et des travaux qui ont pour objet l’intérêt public et le bien de la société. Dans la liste extrêmement nombreuse de ses ouvrages, la part la plus considérable est consacrée à des recherches sans éclat, mais utiles, où la gloire et la célébrité ne sont pour rien, où l’auteur s’oublie pour le bien des autres. Il s’abaisse jusqu’à l’enfance, compatit à ses ennuis, dont un des plus grands, sans doute, est de fixer les yeux, dans une attitude immobile, plusieurs heures chaque jour, pendant des mois entiers, et des années entières, sur des caractères qui ne disent rien à son imagination ; de leur donner des noms qui ne disent rien à sa raison ; de les unir deux à deux, trois à trois, ou en plus grand nombre, pour en former des sons arbitraires, et à chaque instant variables ; d’assembler ces sons pour en former des mots, d’apprendre à lire enfin. M. François de Neufchateau ne dédaigna point les modestes et obscures recherches des procédés nouveaux pour abréger cet ennui. Poète, académicien, publiciste, homme d’état, il écrit et publie une méthode pour apprendre à lire. Il écrit et publie d’autres livres encore dans l’intérêt et pour l’instruction de l’enfance et de la jeunesse. Emporté par la noble passion d’être utile, il semble oublier ses premiers goûts, ses premiers succès, et faire divorce avec les lettres et la poésie ; ce n’est plus avec Apollon et les Muses qu’il converse, ce n’est plus le Parnasse qu’il habite ; on le croirait plutôt au milieu d’un champ qu’il fertilise, d’un domaine qu’il enrichit, s’adressant aux laboureurs, aux cultivateurs, aux propriétaires actifs et laborieux, et leur enseignant, par de doctes leçons et de savants ouvrages, à multiplier toutes les sources de la prospérité : les grains, les arbres, les plantes salutaires. Tel utile légume, dont le nom peu noble et peu brillant, n’a peut-être jamais retenti sous ces voûtes scientifiques et littéraires, la carotte, a été pour M. François de Neufchateau, le sujet de deux volumes.

Cette passion du bien public avait distingué M. François de Neufchateau loin de la France, mais au profit de la France, dans une colonie importante où il exerça des fonctions judiciaires et administratives avec un zèle, une capacité et des succès qui y ont laissé de grands souvenirs. Élevé dans sa patrie à de plus hautes fonctions dix ans plus tard, et à une époque malheureuse dont il ne partagea point les excès et dont il s’efforça de diminuer les calamités, ce zèle devenu de plus en plus ardent, cette capacité mûrie et étendue par l’expérience et la méditation, se développèrent sur un plus vaste théâtre, et eurent des résultats plus importants et plus durables. Les ennemis, comme les amis de M. François de Neufchateau, s’accordent à louer en lui l’administrateur sage, éclairé, impartial, actif, infatigable. Tel il se montra dans un court ministère, fécond en vues grandes et neuves, en améliorations utiles, en heureuses innovations. Un monument singulier, et qui ne pouvait vous échapper, Monsieur, nous reste de ce ministère d’une année : ce sont deux volumes in-4° de circulaires aux fonctionnaires publics placés sous sa dépendance, travail immense ajouté aux immenses travaux d’une administration si étendue dans son objet, si courte dans sa durée. La plupart attestent le ministre irréprochable ; quelques-unes l’homme plein d’humanité, de sensibilité, d’amour de ses semblables et du désir de soulager les maux de la nature et ceux de la société. Telles sont entre autres les circulaires par lesquelles il recherche par lui-même et demande aux autres les moyens d’adoucir le sort des indigents, des malades dans les hôpitaux, des accusés ou même des condamnés dans les prisons : « Il en coûte, écrit-il aux agents de l’administration dans les provinces, il en coûte à mon cœur plus que je ne puis l’exprimer, de ne pouvoir faire pour les prisons et ceux qui les habitent, ce que je sais trop que commande l’humanité souffrante. Je suis déchiré, je l’avoue, de l’idée qu’il existe des antres affreux et malsains, où gémit, où périt peut-être l’innocence accusée : cette image est devant mes yeux et trouble mon repos, depuis que je me suis chargé du fardeau du ministère. Aidez-moi, je vous prie, vous qui êtes sur les lieux, vous qui voyez le spectacle qui m’afflige et me tourmente de loin ; aidez-moi à adoucir le sort de ces infortunés ; je suis sûr que vos cœurs m’entendront et me répondront. » Il y a un accent vrai dans ces paroles, oubliées peut-être ; j’ai cru devoir les rappeler à la mémoire, car l’Académie honore, et veut faire honorer le caractère et les vertus de ses membres, comme leur esprit et leurs talents.

Sans doute quelques-unes de ces circulaires portent la triste et malheureuse empreinte d’une époque funeste ; je ne veux ni me taire, ni m’y arrêter ; j’observerai seulement, après vous, Monsieur, que M. François de Neufchateau refusa d’être de la Convention, et qu’il refusa à la Convention d’être le ministre de ce qu’elle appelait la justice, c’est-à-dire de ses fureurs. Il y a dans ce double refus sagesse, prévoyance, modération, désintéressement, courage. Mais ce qui fut plus courageux encore, et cette fois son courage ne fut pas seulement dangereux, il fut puni, ce fut de faire représenter, au milieu des plus sanglantes proscriptions, un ouvrage qui semblait intéresser en faveur des proscrits.

Cette pièce de théâtre, Paméla, me ramène aux productions littéraires de M. François de Neufchateau, dont tant d’autres productions et tant d’occupations étrangères à la littérature auraient dû, ce semble, entièrement le distraire, et qui sont cependant assez nombreuses. Mais vous en avez si bien parlé, Monsieur, qu’il me reste peu de chose à en dire. M. François de Neufchateau avait beaucoup de connaissances et une immense lecture. Il était bon grammairien, bon philologue, littérateur instruit ; c’était un homme d’esprit : mais on ne peut se dissimuler qu’il lui manqua plusieurs des grandes et rares qualités qui font les vrais poètes, quoiqu’il soit l’auteur de quelques pièces fort agréablement écrites, entre autres d’une jolie épître sur l’Art de lire les vers.

L’absence de la poésie, le défaut de style poétique se fait trop sentir dans son volumineux recueil de fables, où il y en a cependant de très-spirituelles, de très-philosophiques. Quelquefois, en peignant les vices et les ridicules trop communs dans les hommes, il fait ressortir les qualités naturelles de on cœur. Ainsi, en lisant la fable du Parvenu et de son Ami, on sent que ce n’est pas lui que l’éclat des places et du pouvoir avait aveuglé et privé de la mémoire au point de lui faire oublier et méconnaître un ancien ami. Il ne serait peut-être pas donné à tout ministre fabuliste de traiter un pareil sujet, et de faire une pareille fable.

Si M. François de Neufchateau n’était pas un poète supérieur, il admirait du moins les grands poètes, il admirait surtout le grand Corneille ; et cette admiration n’a point été stérile, elle a produit un bon ouvrage : l’un de ses derniers travaux, l’Esprit du grand Corneille, est fait pour étendre et échauffer le culte que l’on doit à la mémoire du père de notre théâtre, du créateur, pour ainsi dire, de notre poésie. Là, sont rassemblés, mais sous les yeux du lecteur et appréciés avec beaucoup de justesse et de goût, ces traits admirables de génie répandus dans des pièces qu’on ne lit plus. Je ne connais point d’ouvrage qui fasse mieux ressortir les prodigieux services rendus par l’auteur du Cid à l’art dramatique, à la poésie, à la langue française. C’est un hommage peu bruyant et sans éclat, mais pur et désintéressé ; c’est un enthousiasme vrai et sincère que l’amour des lettres produit, et qu’enflamment le génie et la gloire du grand homme qu’il célèbre.

Quel que fût l’ascendant que Voltaire exerçait sur son siècle, et sur M. François de Neufchateau en particulier, ni le respect, ni la reconnaissance ne peuvent contenir le zèle du défenseur de Corneille ; il contredit Voltaire, et le contredit même assez souvent pour avoir quelquefois tort. Il s’élève avec indignation contre certains profanateurs qui avaient prétendu rajeunir, embellir par des changements et des vers de leur façon les tragédies de Corneille ; mais il rend un juste hommage à l’un de nos plus aimables et spirituels confrères, à l’auteur des Étourdis, du Trésor, et de plusieurs autres comédies charmantes, qui, proposant, avec sobriété et avec goût, d’heureuses substitutions à quelques mots vieillis et à quelques vers qui déparent les belles scènes de Nicomède, se jette avec respect aux pieds du grand Corneille, et lui demande avec grace la permission d’ôter quelques grains de poussière à son beau cothurne.

C’est un grand titre auprès de nous, et j’aime, Monsieur, à vous en adresser la remarque au moment où vous entrez parmi nous, que d’être zélé pour nos études, zélé pour nos travaux, assidu à nos séances ; M. François de Neufchateau, et ce sera le dernier trait de son éloge, se distingua par cette assiduité et ce zèle. Lorsqu’une cruelle maladie nous priva de sa présence, elle ne nous priva pas toujours de ses lumières et des fruits de ses recherches sur la langue et la littérature française : c’est ainsi qu’il adressa à l’Académie un curieux Essai sur nos anciens écrivains les plus dignes de mémoire, dont les ouvrages en prose, publiés dans le quinzième, dans le seizième siècle et dans la première moitié du dix-septième, précédèrent la publication des Lettres provinciales, et sur les Lettres provinciales elles-mêmes. Nous ne connaissons guère de ces écrivains que Montaigne, Amyot, Rabelais. L’ouvrage de M. François de Neufchateau, plein de recherches et d’érudition sur cette partie de notre littérature trop négligée, de jugements éclairés, de rapprochements intéressants, et même quelquefois d’anecdotes piquantes, nous apprend, nous engage surtout à en connaître d’autres. Son travail se borne aux écrivains en prose. Il eût été à désirer qu’il se fût étendu aux poètes. Après les premiers et grands modèles, que dans tous les arts on doit toujours préférer et constamment étudier, il n’en est point dont la lecture puisse être plus profitable, surtout à ceux qui cultivent la poésie, que ces écrivains demi-gaulois, demi-français, qui les premiers luttèrent avec succès contre la barbarie des mœurs et du langage, donnèrent à un idiome, jusque-là rude et grossier, de la grace et de l’harmonie, surent renfermer leurs pensées dans un tour vif et naturel, et les revêtir d’expressions simples, claires et naïves. Sans doute, c’est dans Corneille, Racine, Boileau, Lafontaine, J.-B. Rousseau, Bossuet, Massillon, La Bruyère, Voltaire, J.-J. Rousseau, Montesquieu, Buffon, et quelques autres en petit nombre, que nous trouvons le vrai modèle de la justesse et de la grandeur des idées, de la beauté et de la perfection du style ; mais c’est dans les vieux écrivains que nous découvriront le mécanisme de la langue, que nous connaîtrons son véritable génie, si souvent corrompu par les graces étudiées de nos auteurs modernes, par leurs figures incohérentes, par leurs métaphores tirées de la physique et des sciences dont la langue n’est pas celle de l’orateur et du poète. On semble, à la vérité, écrire aujourd’hui avec plus de pureté, de correction et d’élégance ; mais les vers de nos poètes, leurs pensées et leurs tours, jetés à peu près dans le même moule, et l’esprit d’imitation dont leurs ouvrages sont servilement empreints, laissent souvent désirer l’allure vive et franche, la verve libre et originale des premiers restaurateurs de la langue et de la poésie française.

Votre poésie, Monsieur, semble empreinte de ce caractère d’originalité dont l’absence se fait trop sentir dans les productions de notre âge. Vos vers tels qu’ils sont, et je ne veux point en ce moment en faire d’autre éloge, vos vers sont à vous, vous appartiennent en propre, et c’est ce qu’on peut dire de vous, à plus juste titre, que de la plupart de nos poètes modernes ; soit que vous teniez cette qualité de votre heureux naturel, soit que vous l’ayez acquise, et qu’elle vous ait été enseignée par ces premiers écrivains de notre langue dont je conseillais tout à l’heure la lecture, et dont, à travers l’âpreté et l’incorrection, on aime la franchise et l’indépendance.

Ce don de la poésie, ces talents du poète éclatèrent en vous, Monsieur, dès vos plus jeunes années : c’est des humbles bancs d’une école que s’éleva, pour ainsi dire, votre première renommée, et vos vers, franchissant l’enceinte d’un collége, se répandirent en Franche, hors de France, et furent applaudis sur le théâtre même de la grande victoire que vous chantiez, et de la gloire nationale que vous célébriez avec l’enthousiasme de la jeunesse et du talent. Si ce brillant essai de votre muse lyrique ne vous attira point l’honneur flatteur qu’obtinrent les premiers de M. François de Neufchateau, les applaudissements d’un grand poète, il fut, destinée bien flatteuse aussi, attribué à un poète renommé, et qui s’était acquis une grande célébrité, surtout dans ce genre de composition où vous débutiez si jeune, et écolier encore. Un talent si précoce vous donne avec celui que vous remplacez parmi nous, un trait particulier de ressemblance. L’ingénieux et spirituel Fontenelle, directeur de l’Académie, comme j’ai l’honneur de l’être en ce moment, remarquant une ressemblance moins sensible, entre un académicien qu’il recevait et son prédécesseur, observait, avec raison, que l’Académie ne recherche point ces rapports singuliers dans ses choix, « il lui suffit, disait-il, que des talents succèdent à des talents, et que le même fond de mérite subsiste dans la compagnie… si cependant, ajoutait-il, il se trouve quelquefois plus de conformité dans les successions, c’est un agrément de plus que nous recevons avec plaisir des mains de la fortune. »

La plus noble source de la poésie, Monsieur, c’est l’enthousiasme, et c’est dans cette source que vous avez puisé vos premières inspirations. La gloire militaire et les admirables productions du génie enflamment naturellement les esprits élevés et les cœurs généreux. Un triomphe éclatant de nos armes, révélant en vous le talent des vers, vous avait dicté votre première ode ; un chef-d’œuvre de poésie, un tableau achevé de simplicité, de sentiment et de douleur vous inspira votre première tragédie. Mais l’admiration égare quelquefois ; elle ne vous permit pas de voir, et votre extrême jeunesse serait une excuse de plus, qu’une scène, quelque attendrissante qu’elle soit, n’est pas une tragédie ; qu’Evandre et Pallas ne peuvent pas remplir le théâtre ; qu’eux seuls cependant forment et doivent former tout l’intérêt du drame touchant de Virgile ; que les personnages et les incidents imaginés pour allonger et compliquer l’action l’affaiblissent et l’altèrent ; comme la pompe du théâtre et une certaine ostentation de sentiments et de discours la dénaturent.

Vous comptez pour peu de chose, Monsieur, dans votre trésor littéraire ce premier essai de votre muse tragique : mais pourquoi aurai-je passé sous silence un ouvrage imparfait sans doute, mais où se reproduisit assez souvent d’une manière fort heureuse le sentiment des beautés du poète qui l’a inspiré ? Cet admirable poète, dont les doux et harmonieux accents avaient vivement frappé votre jeune imagination, vous poursuit, s’il m’est permis de parler ainsi, de ses souvenirs et de ses inspirations, dans les sujets mêmes que vous ne lui avez pas empruntés : ainsi dans votre tragédie d’Ulysse, Pénélope puise dans les vers touchants que le chantre d’Énée a mis dans la bouche d’Andromaque, l’expression de ses sentiments d’amour, de fidélité et de constance. Mais Homère ne vous est pas plus étranger que Virgile, et, dans un sujet tout homérique, vous restez fidèle à ce grand peintre des mœurs antiques. Dès votre second pas dans la carrière, votre progrès est immense : plan, ordonnance, caractères, style, tout est perfectionné ; la scène tragique vous reconnaît parmi les poètes qui doivent l’illustre, et ceux qui s’y distinguent vous avouent comme une digne émule.

Ils voient bientôt en vous un rival redoutable ; un succès plus éclatant couronne votre tragédie de Marie Stuart. Le vif intérêt qu’excite dans l’histoire cette reine si belle, si infortunée, si courageuse dans le malheur, si héroïque dans ses derniers moments et sur l’échafaud, s’accroît encore dans votre poème, comme la religion des peuples sembla s’accroître par la statue de Phidias. Vous portez dans notre ame de profondes et puissantes émotions, soit que vous peignez votre touchante héroïne avec un mélange naturel de qualités et de faiblesses ; s’efforçant de s’humilier devant sa superbe rivale ; se relevant avec fierté lorsqu’elle ne peut la fléchir ; et détournant un moment sa vue de la foudre qu’elle a provoquée pour contempler les traits amers qu’elle a lancés dans le cœur de son impitoyable ennemie, et jouir des blessures qu’ils y ont faites : soit que vous la représentiez sublime et, pour ainsi dire, surnaturelle, s’élevant au dessus des rigueurs de la fortune ; pardonnant à la reine implacable et cruelle qui l’immole ; faisant de touchants adieux à ses serviteurs, et leur distribuant avec une bonté sans faiblesse, avec un courage sans ostentation, de douces consolations et de doux présents, gages de tendresse et de souvenir ; tournant encore un instant ses regards vers cette France qui lui fut toujours si chère, et les reportant vers le ciel, en s’adressant à elle-même les belles paroles que la religion adresse aux mourants. Ici, Monsieur, le poète n’avait rien à feindre, rien à imaginer, rien à créer ; le mérite de la poésie, et c’est celui de la vôtre, est, d’être belle comme l’histoire.

Comme les infortunes royales, les malheurs des peuples ont trouvé votre muse sensible, et inspiré vos chants, c’est là votre dernier ouvrage ; et je passe à regret sous silence plusieurs de vos titres littéraires ; et votre tragédie du Cid, qui, composée sous l’influence d’un autre système littéraire, n’est point indigne de ses aînées ; et cette épître pleine de douceur, de simplicité et de grace, sur le Bonheur de l’étude, qui vous valut une des plus brillantes palmes que décerne l’Académie, et présagea le choix qu’elle ferait un jour de vous ; et d’autres ouvrages encore.

La Grèce, Monsieur, avait plus d’un titre pour vous intéresser ; elle était la première patrie des arts que vous aimez, des lettres que vous cultivez, de la poésie, source pour vous de plaisir et de gloire ; elle combat aujourd’hui pour affranchir cette belle et célèbre patrie d’un joug odieux, et conquérir cette liberté chère à toutes les ames généreuses. C’est ce dernier et grand intérêt qui anime le poème que vous avez récemment publié. On pourra sans doute blâmer votre plan, ou plutôt ne pas trouver de plan dans un ouvrage où vous n’avez pas prétendu en mettre : on pourra critiquer quelques vers ; mais tous les vrais juges applaudiront à la noblesse des pensées, à la poésie des images, à la franchise des sentiments, à la vérité des tableaux, et ce dernier éloge s’applique à votre prose comme à votre poésie, à vos notes comme à vos vers : on voit toujours que vous peignez ce que vous avez bien vu, bien observé. Peut-être vous reprochera-t-on quelques traits un peu durs de votre prologue. Les principales puissances de l’Europe en ont prouvé l’excessive et injuste rigueur, en s’unissant pour affranchir les Grecs : cette heureuse union, cette alliance généreuse a été lente, il est vrai ; mais les ressorts compliqués, embarrassés de la politique, ne peuvent pas aller aussi vite que l’imagination des poètes et l’élan d’une sensibilité vive et naturelle : les intérêts même des peuples demandent que ceux qui les gouvernent n’obéissent pas à d’aussi rapides impulsions.

Croyons que l’humanité n’est nullement étrangère aux cœurs des rois, qui président aux destinées des peuples de l’Europe. Nous autres Français, et j’invoque ici, Monsieur, vos sentiments, nous sommes sûrs qu’elle est assise avec la justice et avec la loyauté sur le trône de France. Charles X a célébré de sa bouche royale la gloire de Navarin. Sans doute, son noble cœur désire que les malheurs des Grecs cessent, et il applaudit au premier effort tenté pour leur délivrance ; il est fier que la France y ait contribué, et il veut qu’elle contribue à ceux qui restent à faire encore ; car il veut surtout le bonheur de la France, et il sait que les premiers et les plus indispensables éléments de ce bonheur sont l’honneur et la gloire.