Discours de réception d’Alexandre Soumet

Le 25 novembre 1824

Alexandre SOUMET

M. Soumet ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. Aignan, y est venu prendre séance le jeudi 25 novembre 1824, et a prononcé le discours qui suit :

    

Messieurs,

Lorsque après avoir dirigé les événements de son siècle, réglé les intérêts des souverains et fondé la puissance de son pays sur une politique nouvelle, un fameux ministre voulut achever d’immortaliser son nom, il jeta les premiers fondements de l’Académie française. Il parut se souvenir que, sans la gloire des grands écrivains, aucune autre gloire durable n’est possible ; et il fit de Paris la capitale des lettres et des beaux-arts, comme il avait essayé d’en faire celle de l’Europe.

J’appartenais déjà à cette illustre assemblée par la reconnaissance. Mes premiers succès furent votre ouvrage, et je viens, pour ainsi dire, vous faire hommage de vos propres bienfaits. J’ai brigué l’honneur de m’asseoir au milieu de mes anciens maîtres pour écouter de plus près leurs leçons. Je suis venu partager leurs travaux, afin de m’instruire par leurs exemples ; dans un choix si glorieux, je ne dois avoir en effet que l’obligation de m’en rendre digne. C’est une palme accordée à l’espérance ; c’est une de ces couronnes prématurées que les jeunes Spartiates plaçaient sur leur tête avant le combat.

L’académicien auquel j’ai l’honneur de succéder s’était particulièrement distingué dans la carrière du théâtre ; j’ai cru ne devoir mieux commencer l’éloge que nous devons à sa mémoire, qu’en me livrant dans ce discours à quelques réflexions sur le but moral de la tragédie.

Ce n’est pas en vain que l’art des Sophocle et des Corneille a toujours été considéré comme un des moyens les plus puissants d’agir sur les mœurs et le caractère d’un peuple. Rassemblés au théâtre pour juger des ouvrages d’imagination, les hommes, dans le silence de leurs intérêts personnels, s’abandonnent à un instinct de vertu qui ne les trompe jamais sur le véritable prix des actions humaines. Lorsqu’une noble situation leur est présentée, lorsqu’un trait sublime se fait entendre, toutes ces âmes, quelquefois si opposées de sentiments et d’opinion, semblent tout à coup ne former qu’une seule âme. Nous applaudissons avec transport à l’austérité des pieux sacrifices, comme à l’enthousiasme des héroïques dévouements. Le sentiment de notre propre dignité se réveille au fond de nous mêmes. On nous voit réunir dans une même admiration les deux Horaces succombant en triomphe pour leur patrie, et Polieucte expirant humblement pour son Dieu ; Iphigénie, offrant au fer de Calchas une tête innocente, fait couler doucement nos larmes, et c’est presque toujours à la vertu la plus haute et la plus pure qu’il faut demander le secret de nos plus touchantes émotions.

Tandis que l’historien ne peut que suivre la marche naturelle des faits, l’auteur tragique se place au centre des événements pour les dominer. Il devient l’interprète de la destinée humaine, et il établit entre les châtiments et les crimes d’effrayantes analogies. Platon, quoiqu’il eût banni les poëtes de sa république imaginaire, voulait que la tragédie, plus puissante que la justice des hommes, fît descendre même sur le théâtre d’Athènes la justice même des dieux ; et l’on vit plus d’une fois la muse d’Euripide s’associer noblement aux inspirations du .génie familier de Socrate.

L’art théâtral chez les Grecs donnait aux idées politiques et religieuses une élévation nouvelle. La tragédie avait ses temples, ses solennités, et semblait évoquer autour d’elle tous les beaux souvenirs qui peuvent flatter l’orgueil d’un peuple libre ; c’était l’apothéose de la gloire nationale dans une fête consacrée aux dieux de la patrie. Le système de la fatalité, qui reparaît sans cesse dans les compositions d’Eschyle et de ses successeurs, contribuait encore à augmenter l’effet prodigieux de leurs tableaux. Nos personnages dramatiques n’ont à combattre que leurs passions. Chez les anciens, l’homme aux prises avec le malheur devait triompher de lui-même et de la puissance mystérieuse du Destin. Celui qui sortait vainqueur de cette double lutte était réputé sacré parmi les mortels. Quelquefois la victime, parée comme Œdipe par soixante ans d’infortune, tombait consumée par le feu céleste, et attachait à son tombeau le sort d’une grande cité. La représentation d’une belle tragédie grecque ressemblait à ces initiations de l’antique Égypte, d’où les âmes sortaient plus fortes, et plus saintes après avoir subi toutes les épreuves de la terreur.

Si nous passons des ouvrages de Sophocle et d’Euripide aux compositions dramatiques d’une nation qui engloutit dans son sein tant d’États et de républiques, et qui trouva plus facile de conquérir la Grèce que de lui dérober les secrets de son génie ; si nous quittons le théâtre d’Athènes pour ce qui nous reste du théâtre de Rome, nous trouvons dans les tragédies attribuées à Sénèque, plus de sublime que de naturel, plus d’exagération que de vérité, plus de grandeur que d’attendrissement et d’intérêt ; il fallut presque dénaturer l’art, pour que la scène rivalisât d’émotions avec les jeux cruels du cirque ; il fallut des tableaux extraordinaires à un peuple dégénéré, que ses empereurs rassasiaient de luxe et de sang. Le poëte exalte jusqu’au délire les passions désordonnées de ses personnages ; mais c’est pour jeter d’affreuses lueurs dans l’âme des grands coupables dont il trace la peinture. On rencontre dans ses ouvrages des situations atroces et une morale sévère. Les forfaits des Pélopides et les maximes des stoïciens, ce sont des leçons détournées que Sénèque adresse à son siècle et à son terrible élève ; et à l’effroi que ses tragédies inspirent, on devine qu’elles ont été écrites sous le règne de Néron.

Mais ce n’est pas dans Rome qu’il faut chercher le vrai théâtre des anciens Romains. Il s’était rencontré un génie énergique et fier qui voulait retremper les âmes aux feux de la sienne, et faire de la tragédie une école d’héroïsme et d’admiration : désespérant de pouvoir traiter les sujets de nos annales au milieu de toutes les entraves qu’on aurait sans doute imposées à ses patriotiques élans, il chercha dans l’antiquité un peuple au niveau de son génie, et lui en consacra les merveilles. Du fond de la tombe où elle était couchée depuis deux mille ans, la vieille Rome, par l’ascendant de sa renommée, enleva Corneille aux héros de l’histoire moderne. Rome ! ce fut ta dernière et ta plus illustre victoire.

L’ingénieux, l’affligeant paradoxe qui attribue à la culture de la poésie et de l’art théâtral une influence funeste sur les mœurs des nations, tombe de lui-même dès qu’on se livre au plus léger examen des faits historiques ; il semble au contraire que la perfection de leur littérature donne presque toujours la mesure de la grandeur morale des États, et que les hommes doivent se tourner vers la lumière pour marcher avec plus d’assurance dans le sentier de la vertu. Il existe une alliance solennelle entre les productions du génie et le bonheur de l’humanité : l’influence salutaire des lettres est inséparable de leur gloire. On a dit que ceux qui les cultivent n’étaient que les représentants de l’opinion publique. Ils doivent s’efforcer d’en être les régulateurs. Occupés sans relâche à relever la dignité de leur mission, à entretenir par leurs écrits la vie intellectuelle des peuples, on doit les voir se réunir comme les prêtres d’un même culte autour des autels de la vérité, et s’applaudir d’avoir préféré à toutes les autres ambitions celle de travailler à perfectionner leurs semblables.

C’est ce noble espoir qui enflammait Racine, lorsqu’entre tant de chefs-d’œuvre il composait Britannicus et Athalie ; Athalie ; Athalie, dont le but est religieux comme celui de presque toutes les pièces antiques, mais où la sage Providence remplace l’inexorable fatalité ; Athalie, qu’anime l’esprit des prophètes, qui montre sur la terre une action calme et sainte, dont tous les ressorts sont dans le ciel, et qui atteste à la fois la prééminence des inspirations sacrées, la beauté des sentiments du poète et la puissance presque divine de son art.

Les faibles successeurs de Racine n’offrirent que des copies toujours plus décolorées du même modèle. L’art, pendant un espace de trente années, oublia sa noble destination. L’on eût dit que le champ fécond du génie avait besoin de se reposer avant d’enfanter les chefs-d’œuvre de Voltaire.

Sous les pinceaux de ce troisième maître de la scène française, le but moral de la tragédie reparut avec un nouvel éclat. Dès les premiers pas de sa carrière, Voltaire s’était placé à cette élévation d’où l’on découvre de nouveaux sentiers pour les parcourir, de nouveaux trésors poétiques pour en enrichir son siècle et sa nation. Melpomène eut des passions plus véhémentes, un pathétique plus terrible, des accents de douleur plus déchirants. Toute la pompe du théâtre antique vint s’allier aux profondes émotions du drame moderne, et notre croyance, transportée sur la scène à la place des dieux du paganisme, réveilla dans les âmes plus de pitié pour la faiblesse et plus d’admiration pour la vertu. La tragédie n’avait conservé que ses coupes et ses poignards ; Voltaire lui rend ses prodiges et ses fantômes ; et lorsqu’il semble avoir épuisé tous ses sujets, lorsque le cercle entier des passions et des caractères semble avoir été parcouru par le poëte, un nouveau peuple, une nouvelle religion, un nouveau monde viennent tout à coup remplir le cadre de ses immenses ouvrages, et ajouter aux conquêtes de son génie. Ce fut lui qui osa le premier composer des tragédies attendrissantes sans la passion de l’amour, et cette innovation fut pardonnée au peintre de Zaïre et d’Aménaïde ; ce fut lui qui, s’adressant à l’orgueil national, fit entendre des noms français sur la scène française. Jamais la muse tragique n’avait donné de si beaux préceptes de dévouement et de fidélité : Nérestan et Tancrède, et ce fameux Couci, ne vous semblent-ils pas les représentants de notre brillante chevalerie, de cette chevalerie qui prenait l’honneur pour devise, qui admettait les rois au serment d’être justes, et qui, semblable à la religion de l’Orient, donnait la beauté pour récompense de la valeur ?

Les étrangers développent rarement sur leur scène ces nobles situations, si fécondes en traits sublimes ; et, substituant à l’idéal de nos personnages des portraits historiques plus ou moins fidèles, ils enlèvent à l’art ses plus beaux priviléges et à la tragédie ses plus majestueuses proportions. Sans vouloir calomnier leur système, il est permis de remarquer que leurs efforts ont toujours été plus téméraires qu’assurés. Lorsque le talent s’affranchit des règles du goût, ce n’est point parce qu’il s’élève, c’est seulement parce qu’il s’égare. Malgré le génie créateur de l’Eschyle anglais, les autres nations ne possèdent réellement que des ébauches dramatiques. La France, la France seule a conservé sur son imposant théâtre les antiques traditions de la véritable tragédie.

Ces principes littéraires, Messieurs, étaient ceux de l’académicien dont nous déplorons la perte. Plusieurs essais poétiques lui avaient déjà mérité de justes applaudissements, lorsque le succès de Brunehaut nous permit d’espérer un poëte dramatique de plus. Des caractères fortement dessinés, un plan sage et un style presque toujours à la hauteur des grandes situations tragiques, telles sont les qualités que la critique la plus sévère ne peut refuser à cet ouvrage ; il est empreint de cette teinte énergique et sombre qui convient à la peinture des successeurs de Clovis ; et l’on s’aperçoit, en le lisant, que l’auteur avait longtemps médité sur les annales de ces règnes funestes où l’on rencontre, pendant plusieurs siècles, tant de forfaits et de malheurs. Rien de plus épouvantable dans l’histoire que le supplice de l’altière Brunehaut. Le poëte a évité de s’appesantir sur les circonstances trop horribles de ce récit, et il a montré la punition d’une reine criminelle, sans parler des longs outrages qu’on lui fit subir. Il a su réunir dans un même tableau ce qu’il devait à la justice divine, ce qu’il devait à la majesté royale.

Dès sa plus tendre jeunesse, M. Aignan s’était nourri des productions de l’antiquité. Craignant de s’égarer dans la carrière des lettres, il n’avait point voulu la parcourir sans guide, et il s’était confié aux anciens, qui ne nous trompent jamais. Il avait rapporté de cet utile commerce une élocution Plus animée, un style plus naturel, un goût plus sûr et plus délicat ; car le poëte, élève des muses antiques, se fait reconnaître parmi tous les autres à la richesse épurée de son langage, comme ces fleuves du nouveau monde qui roulent longtemps dans leurs flots l’or des montagnes où ils ont pris leur source.

La France attendait une nouvelle traduction de l’Iliade ; M. Aignan se dévoua tout entier à cet immense travail. Plein d’admiration pour Homère, il voulut enrichir notre langue poétique de ces beautés presque surnaturelles qui semblaient inaccessibles à l’imitation. Il se pénétra de son génie jusqu’au point de ressentir en le traduisant quelques étincelles de son enthousiasme et aussi heureux que les héros du poëme, il sortit plus d’une fois vainqueur de sa lutte contre un dieu. Quelle tâche effrayante il avait à remplir ? Quelle foule d’images imposantes ou gracieuses se pressent sous nos yeux si nous suivons dans leur vol rapide le divin poëte et son fidèle imitateur ! Ces vastes tableaux remplis de l’absence d’Achille, ces champs de bataille où descendaient les immortels, les fureurs de Diomède et les naïves alarmes du fils d’Hector, le combat du Xanthe et la ceinture de Vénus, ces harangues des chefs, ces luttes héroïques, ces sacrifices solennels, et ces larmes sublimes, ces larmes d’un père, qui vient toucher de ses mains suppliantes les mains qui ont immolé son fils : voilà les peintures que M. Aignan a su reproduire avec un égal bonheur ; voilà les merveilles qui ont mérité à Homère le surnom de poëte olympien. Tous les arts se sont enrichis de ses images, le souffle homérique anime depuis trois mille ans toutes les conceptions de l’épopée : Virgile et le Tasse, Milton et Châteaubriand, ne sont, pour ainsi dire, que les enfants de son génie ; et il traîne après lui cette brillante postérité littéraire, semblable à ces vieux chefs de nos races historiques, qui se montrent à l’admiration des siècles, environnés de toute la gloire de leurs descendants.

Pour satisfaire au culte qu’il avait voué à Homère, M. Aignan résolut d’ajouter la traduction de l’Odyssée à celle de l’Iliade : sa jeunesse avait été consacrée à célébrer les combats. Il voulut se reposer de ces scènes tumultueuses par la peinture des jardins d’Alcinoüs et de l’île enchantée de Calypso. Son âme conservait toute sa prédilection pour cette poésie de la nature, pour cette simplicité naïve et charmante qui est le caractère distinctif des anciens ; et nous allions jouir des nouveaux fruits de ses veilles, lorsqu’il a été enlevé à ses nombreux amis et au commerce des Muses. C’est ainsi que l’auteur de la Pétréide succomba, jeune encore, pendant qu’il travaillait à son plus beau titre de gloire ; c’est ainsi que M. de Fontanes a été surpris par la mort avant d’avoir terminé son épopée sur la guerre sacrée du Péloponèse. Le sort n’a point permis que les ombres des trois cents, évoquées par un illustre poëte, vinssent servir d’auxiliaires aux combattants de Samos et d’Ipsara ; la gloire des pères n’a pas été racontée aux enfants par un interprète digne d’elle ; et l’œuvre du génie, demeurée imparfaite, n’a pu plaider victorieusement devant les rois de l’Europe la cause du malheur, de la religion chrétienne et de l’indépendance des nations.

Le deuil de la France entière vient m’avertir qu’en retraçant les pertes que les Muses ont à déplorer, j’oublie la plus récente et la plus douloureuse, celle de leur auguste protecteur. Le monarque que nous pleurons comptait son amour pour les lettres parmi ses premiers titres de gloire, et si la chaire de vérité n’avait point retenti de son éloge funèbre, c’est dans cette enceinte qu’il devrait être particulièrement prononcé. Mais aucun tribut de respect et de reconnaissance ne manque à son souvenir. Son règne a reçu de la mort elle-même cette sanction solennelle dont l’Égypte honorait la mémoire des grands rois ; les peuples se sont agenouillés devant son cercueil, et ses funérailles ont été pour la France une épreuve redoutable et sainte qui fixe pour jamais nos destinées. Lorsque de royales cendres furent jetées hors de Saint-Denis, tout acheva de se détruire ; un roi légitime descend sous ses voûtes, tout achève de s’affermir ; et comme s’il empruntait au trépas le dernier acte de sa puissance, il semble consolider un trône lorsqu’il ne prend possession que d’un tombeau. Mais tandis qu’il s’empare si majestueusement de sa funèbre demeure, un nouveau règne commence avec non moins de grandeur et de majesté : l’auguste frère de Louis XVIII a été témoin de nos pieuses larmes, il a égalé les consolations aux douleurs ; comme ces illustres chevaliers dont il nous retrace l’image et qui ne trahissaient jamais leurs serments, il sera fidèle à l’unique vœu qu’il a formé, celui de faire le bonheur de son peuple ; il nous a rassurés par la sagesse de ses décrets aussi rapidement qu’il nous avait captivés par le charme de ses paroles, et l’on s’étonne de rencontrer tant de bienfaits dans un règne qui compte encore si peu de jours. Le duc d’Angoulême avait réuni les partis autour d’un drapeau, le nouveau roi les rassemble autour du trône : son avènement au pouvoir suprême ressemble à l’une des victoires de son fils.