Réponse au discours de réception de Charles Brifaut

Le 18 juillet 1826

Claude-Emmanuel de PASTORET

Réponse de M. Pastoret
au discours de M. Brifaut

DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
le jeudi 18 juillet 1826

INSTITUT ROYAL DE FRANCE

Monsieur,

La mort de M. le marquis d’Aguesseau a brisé le lien qui nous unissait à l’ancienne Académie française. Seul, d’entre nous, il avait appartenu à cette compagnie célèbre qui, pendant un siècle et demi, fut la conservatrice du dépôt des lettres, et qui compta parmi ses membres tant d’hommes qui en seront à jamais la gloire et les modèles. La révolution détruisit nos associations littéraires comme nos institutions politiques ; mais à peine cessa l’effroyable tempête qui, dans un espace si court, avait vu naître tant de fautes et de crimes, que les amis des lettres semblèrent rappelés à une meilleure destinée. Recréée sous une autre forme, l’Académie française prit place dans cet Institut, réunion illustre de tout ce que peuvent rassembler le savoir, les arts et le génie. Elle pouvait encore alors s’enorgueillir de la plupart de ceux qu’elle avait possédés avant la révolution. Tous ont succombé. L’âge de M. d’Aguesseau permettait d’espérer que nous le conserverions assez longtemps encore ; nous n’avons plus à lui offrir que nos souvenirs et nos regrets.

Parmi les hommes qui honorèrent le plus notre magistrature, il en est dont les ouvrages contribuèrent également, sous le rapport des lettres, à la gloire de la France. La famille de M. d’Aguesseau leur avait toujours accordé une affection héréditaire. Aussi, quand l’Académie substitua aux anciens sujets des concours l’éloge de nos grands hommes, désigna-t-elle presque immédiatement ce chancelier à peine descendu au tombeau, mais dont le nom, déjà consacré par la vénération publique, n’avait plus à craindre ni les erreurs de la renommée ni l’ingratitude des peuples. Vous venez de lui rendre, Monsieur, un hommage digne de lui ; il serait difficile de plus dire et de mieux dire. Un nouveau siècle s’écoule devant sa statue sans avoir altéré le souvenir de ses bienfaits. Toutes les fois qu’on voudra rendre hommage au savoir le plus profond dans l’étude des lois, on nommera le chancelier d’Aguesseau. Voudra-t-on célébrer un des hommes les plus éloquents qu’ait produits le barreau français, un des magistrats les plus courageux, un des ministres les plus inaccessibles à la faveur ou la crainte, toutes les bouches prononceront de concert le nom de d’Aguesseau. Grand orateur, administrateur habile, il se plaça encore parmi les législateurs ; et des ordonnances, justement célèbres, attesteront longtemps les méditations de son expérience et de son génie.

Appelé par un si grand modèle à l’exercice des mêmes devoirs et des mêmes vertus, M. le marquis d’Aguesseau embrassa la carrière où son aïeul avait laissé tant de beaux exemples. Comme lui, il se voua d’abord aux fonctions du ministère public. Qu’elles sont imposantes ces fonctions ! Debout devant le temple des lois, le magistrat qui les exerce semble y être placé pour en surveiller toutes les avenues, pour en écarter de toute part l’injustice. Protecteur de l’ordre public, il est, en même temps, le défenseur des droits de chacun et des droits de tous. Par lui se multiplient la vigilance du prince et l’action publique ; partout la mauvaise foi est poursuivie et le crime puni. Dans ces discussions de tous les jours sur des matières civiles, des opinions contraires sont présentées par des orateurs, hommes de bien, qui croient, l’un et l’autre, venger des droits méconnus. L’illusion sur sa propre cause ou l’erreur est ici ; la vérité est là. Au milieu de ces agitations des intérêts opposés, apparaît tout à coup l’homme de la loi. Le premier, il dissipera les ténèbres que des passions pourraient chercher à rassembler et à épaissir autour du sanctuaire de la justice. Il dégagera la discussion des faits inutiles qu’y aura placés l’espérance de mieux servir le client qu’on veut défendre ; il découvrira et signalera les faits certains au milieu d’autres qui n’ont pas ce caractère ; il rétablira le sens des lois, s’il a été mal connu ; il rendra à la vérité tout son éclat, toute sa force, tout son empire ; il préparera et assurera le triomphe de ces principes conservateurs que va bientôt proclamer la sagesse des magistrats et leur courageuse intégrité.
M. le marquis d’Aguesseau remplit pendant neuf ans ce redoutable ministère, et le barreau conserve encore le souvenir des plaidoyers éloquents qu’il prononça dans quelques affaires plus célèbres sur lesquelles se fixait alors toute l’attention publique. Devenu ensuite conseiller d’État, il justifia sans peine le nouveau témoignage qu’il recevait de la confiance de son roi.

Un voyage qu’il fit à cette époque dans une partie de l’Europe ; eut surtout pour objet d’étudier les gouvernements et les lois. Catherine Il et le grand Frédéric le reçurent avec une égale bonté ; et M. le marquis d’Aguesseau se plait à rappeler, dans le discours qu’il prononça quand l’Académie l’admit dans son sein, quel intérêt ces deux souverains lui avaient témoigné pour la littérature française et pour ceux qui en étaient alors la gloire et l’ornement.

Peu de temps après son retour, nommé député aux états généraux que Louis XVI venait de convoquer, M. d’Aguesseau s’en éloigna avant que les travaux de la première assemblée fussent terminés. L’obscurité dont il cherchait à environner sa vie, ne put le faire échapper à cet emprisonnement qui, alors, était si souvent le précurseur de la mort. Rappelé à la vie publique, quand l’ordre eut reparu dans cette France si longtemps désolée, il se distingua pareillement, et comme chef d’un de nos premiers tribunaux, et comme chargé des intérêts de sa patrie auprès d’une cour étrangère. Sénateur, il se joignit à ceux dont l’affection redemandait le prince qui leur fut rendu. Nommé pair de France, à la restauration, il fit souvent partie de ces commissions où les nouveaux projets de loi sont d’abord soumis à l’examen d’hommes choisis par la confiance de tous, et souvent il devint, auprès de la Chambre, leur digne organe.

Tel fut M. le marquis d’Aguesseau. Vos travaux, Monsieur, vous ont acquis un autre genre de renommée. Les amis des lettres n’ont pas perdu le souvenir du brillant succès que vous méritâtes dès vos premiers pas dans la carrière difficile que vous avez parcourue. Un obstacle inattendu sembla d’abord se présenter et suspendre vos efforts avant même que l’ouvrage eût acquis ce qui pouvait, dans ce noble combat, vous assurer la victoire. D’autres lieux, d’autres mœurs, avaient fixé votre choix et appelé vos inspirations. Des circonstances politiques vous forcèrent de transporter au loin des événements plus rapprochés de nous par la région et moins éloignés pour le temps. Il fallut passer des montagnes de Castille aux plaines d’Ecbatane ; don Sanche devint Ninus, et l’Espagne une province du royaume d’Assyrie. Mais les impressions fortes, les touchants caractères, les grandes infortunes, appartiennent à tous les siècles et à tous les pays. Les poëtes dont les fictions heureuses ont quelquefois si bien secondé la législation et la morale, représentaient le coupable tourmenté par les furies qui secouaient leurs torches ardentes. Cette lueur terrible, cette furie implacable, c’est le remords. Jamais on ne la présenta aux spectateurs avec plus d’effroi pour le crime commis, avec plus d’intérêt pour le malheureux qui cherche à remonter vers quelque vertu. Ninus a tué Thamir, son frère et son roi ; seul il connaît son parricide ; il veut au moins apaiser les tourments que sa conscience lui donne, en devenant le protecteur du fils de celui dont il a tranché les jours et usurpé la couronne ; il l’instruit à la vertu comme si lui-même n’était pas arrivé au pouvoir par le crime. Depuis dix ans, un asile secret dérobait à la mort la veuve du prince assassiné. Revenu à Ecbatane, après une longue guerre, Ninus s’y retrouve en présence de la mère du prince qu’il a sauvé, et qu’il élève pour être digne de monter au trône paternel. De grands malheurs, un grand attentat, le coupable en proie à ces remords dont la justice divine a fait le premier supplice du crime, le bonheur et la reconnaissance d’une mère en retrouvant son fils, l’horreur qu’elle éprouve de le devoir au meurtrier de son époux, toutes ces situations pathétiques ou terribles, présentées avec un talent distingué, trouvèrent dans les suffrages prolongés de tous les amis des lettres cette haute estime que vous vous montriez si digne d’obtenir.

Les leçons que la tragédie peut donner ne nous sont guère arrivées, pendant longtemps, que par l’histoire ancienne et étrangère. C’est dans la bouche d’Auguste que Corneille met les principes de clémence et de générosité dont notre histoire nationale aurait fourni tant de modèles. C’est dans la bouche de ses Romains qu’il place les préceptes ou les maximes de la politique extérieure et de l’art de gouverner. C’est par Joad que Racine fait donner ces admirables conseils si utiles à recevoir et si nécessaires à méditer par les jeunes princes destinés à régir un empire.

Vous trouvâtes, Monsieur, dans notre histoire même les plus grandes leçons que puissent fournir des événements politiques et une longue suite de malheurs publics.

L’incroyable bataille de Poitiers avait privé la France de la liberté de son roi. Charles de Navarre, qui mérita, quoi qu’on en ait pu dire, ce titre de Mauvais que lui donna l’histoire, aspirait au trône ; il espérait trouver dans nos ennemis un appui criminel ; il s’allie à eux ; la mort du régent, du fils du roi, est résolue ; Charles de Navarre la désire, et le premier magistrat de Paris, Marcel, la promet. Que de maux vont accabler notre patrie ! Vous avez peint, Monsieur, avec toute l’énergie d’un bon poëte et d’un bon citoyen, le malheur des guerres civiles, le dévouement et le courage de la fidélité, la force du nombre faisant taire l’autorité de la loi ; des factions ayant toutes des chefs et se combattant toutes, se réunissant pour se paralyser et se trahir, mais trouvant dans leur association même la cause prochaine et nécessaire de leur dissolution ; ces cris insolents de la révolte contre le pouvoir, substituant la hache du crime au glaive de la justice, invoquant l’humanité et les droits de tous, quand ils violent tous ces droits, outragent tous les sentiments humains, et dressent des échafauds pour la vertu ; accusant le prince de tous les crimes qu’ils commettent contre lui ; ces triomphes enfin, toujours trop longs, que des séditieux obtiennent, remplacés par le retour à la paix, au bonheur, par tout ce qui soulage ou console les peuples. Les factions avaient ébranlé le trône, Charles V le raffermit ; un règne glorieux suivit de longues calamités, et, ce qu’il est permis de remarquer dans cette enceinte, les lettres reçurent alors une protection qui les fit renaître et commença leurs progrès. On se rappelle quelquefois, en relisant l’histoire de ce monarque, toujours en proie à de douloureuses infirmités, et néanmoins toujours si courageux envers les malheurs publics, si grand et si bon, quand il eut retrouvé la jouissance paisible d’une autorité tutélaire, on se rappelle involontairement cet excellent roi, ami aussi et protecteur des lettres, dont nous avons dix ans béni la sagesse, que Dieu réserva pour donner l’exemple si rare des plus hautes vertus dans la plus haute infortune. Quel monarque porta plus loin cette patience magnanime, qui est le courage du malheur ? Loin de nous, sur un sol étranger, il semblait tenir encore le sceptre de ses pères. Roi législateur, il a replacé le trône sur ses bases antiques, et rendu à la France dont les succès guerriers avaient obtenu tant de gloire, les libertés publiques plus nécessaires encore.

Dans les deux tragédies dont nous venons de parler, Monsieur, vous ne deviez qu’à vous-même le développement des intérêts et des passions que le sujet pouvait faire naître, ainsi que les grandes leçons qu’elles devaient donner. Un poëme, qui fut un de vos premiers ouvrages, aurait pu vous offrir un précurseur redoutable dans un homme qui, comme poëte et comme moraliste, illustrera longtemps l’Angleterre, Addisson ; mais un autre plan, une autre forme de poëme, une création nouvelle, ont laissé à vos inspirations toute leur originalité, en consacrant les erreurs de Rosamonde et sa tragique histoire.

D’autres titres littéraires, Monsieur, avaient encore décidé en votre faveur les suffrages de l’Académie ; vos dialogues, vos contes, vous donnaient un droit véritable à l’estime des hommes dont le goût a été formé par la culture des lettres et l’étude des grands modèles. Le dialogue anime la vérité ; c’est une lutte établie dans laquelle doit tomber l’erreur et triompher la raison. Notre littérature fournit plusieurs exemples de ces combats ingénieux qui ont tout le charme d’une contradiction spirituelle, sans avoir la sécheresse d’une froide discussion ; et dans l’antiquité, un écrivain à jamais célèbre, que le caractère de son style et la vivacité toujours nouvelle de sa pensée féconde pourraient faire placer parmi les grands poëtes, un philosophe que peuvent citer également avec quelque orgueil les amis d’une imagination brillante et les amis de la raison, renferma souvent les vérités les plus utiles pour les hommes et pour les nations, dans des dialogues où le raisonnement acquiert, de la forme sous laquelle on le présente, une séduction dont il a quelquefois besoin. Le conte aussi peut s’élever jusqu’à donner des instructions utiles. Rien n’est plus facile en apparence que ces récits ingénieux et rapides dont le résultat est d’amener une pensée piquante, ou de mettre sous les yeux un fait qui plaira par sa singularité ; mais c’est dans l’apparence même de cette facilité que réside peut-être la difficulté réelle. Plus notre langue a de tours variés, d’acceptions particulières pour chaque mot, d’images que l’on est convenu d’introduire dans le style pour lui donner de la couleur, et plus aussi il est nécessaire de choisir entre ces acceptions de mots, ou parmi ces tournures de phrases, celles qui, sans être encore tombées dans le domaine commun du langage, seront le plus justement appropriées au sujet que l’on traite. La littérature a parmi nous ce grand avantage, que jamais auteur, quelle que soit l’élévation où il se place, ou quelque fines que soient les allusions dont il fait usage, ne manque d’être entendu. Il y a, en France, de l’esprit pour tout, et l’écrivain, compris quelquefois avant d’avoir achevé sa pensée, n’a souvent que l’embarras de choisir les formes nouvelles sous lesquelles cette pensée doit se produire. C’est surtout dans les contes, dans les dialogues, dans les poésies un peu familières, qu’il est obligé de prendre ce soin. Vous l’avez fait, Monsieur, et avec tant de bonheur, que vos récits, pleins de tournures élégantes et d’expressions spirituelles, rappellent sans cesse la manière des maîtres que nous avons en ce genre, et attestent en même temps que cette manière est la vôtre, qu’elle vous est propre, et que vous l’avez, pour ainsi dire, inventée une autre fois. Des observations profondes s’y cachent toujours sous une critique ingénieuse, et une gaieté vive et piquante laisse apercevoir d’utiles conseils.

À cet avantage que vous reconnaîtront les hommes qui se sont occupés des études littéraires, s’en joint un autre dont tous les hommes de bien vous sauront gré ; c’est d’avoir respecté votre talent dans l’usage que vous en avez fait, de ne l’avoir pas employé à favoriser le vice ou à populariser la licence. Si l’antiquité a défini l’orateur un homme vertueux, habile à bien dire, elle n’a pas donné aux poëtes de moins nobles devoirs, un nom moins digne d’eux. Elle a voulu qu’ils instruisissent les hommes par les mêmes moyens qui ne servent ordinairement qu’à leur plaire, et nos sociétés nouvelles ont consacré cette belle destination de la poésie. Les écrivains distingués dont vous êtes devenu le confrère nous offriraient, Monsieur, plus d’un témoignage de cette heureuse association. Ce sera un lien de plus entre eux et vous, une gloire de plus pour les lettres et pour l’Académie.