Réponse au discours de réception d’Abel-François Villemain

Le 28 juin 1821

François ROGER

Monsieur,

On se défie ordinairement des panégyriques, et le talent qu’on y voit briller ne paraît pas toujours un gage de la vérité des faits et de la conviction de l’orateur ; mais vous n’avez rien de semblable à craindre. Aucun de nous, aucun de vos auditeurs ne sera tenté d’accuser aujourd’hui d’exagération ou de feinte ni les louanges éloquentes que vous venez de donner à l’académicien que nous pleurons, ni la touchante expression de votre douleur personnelle. Elle est naturelle et vraie, cette douleur ; elle part d’une âme profondément pénétrée, et tous ceux qui viennent de vous entendre penseront avec moi que l’homme qui regrette ainsi son prédécesseur prouve assez que son plus vif désir eût été de ne lui succéder jamais.

Je puis même, Monsieur, vous rendre cette première justice ; l’idée de succéder à M. de Fontanes vous inspira d’abord une sorte de pieuse répugnance, et votre cœur éprouvait presque de l’effroi à voir sortir pour vous quelque chose qui ressemblât au bonheur et à la gloire, de cette tombe où venaient d’être renfermés les restes du patron de votre jeunesse, de l’éternel objet de vos souvenirs et de vos regrets.

C’est, je l’avoue, Monsieur, ce scrupule filial qui, plus peut-être que tout votre talent, vous a d’abord conquis une partie de nos suffrages ; c’est la franchise de vos larmes, ce sont les vœux de l’illustre mort attestés et transmis à plusieurs d’entre nous, par l’honorable et désolée compagne de sa vie, qui ont rendu votre nomination si facile ; en sorte que l’on peut dire que c’est la dernière élection à laquelle a contribué M. de Fontanes ; que son suffrage testamentaire s’est joint aux nôtres en votre faveur, et que c’est presque lui, qui vous a nommé.

Ah ! si dans le séjour de bonheur, où sa vie, où sa mort toute chrétienne l’ont sans doute fait monter, il pouvait encore être sensible aux triomphes de la gloire humaine, combien ne serait-il pas touché de l’hommage que vous venez de lui rendre ! Vivant, il vous a aimé comme un père ; mort, vous l’avez loué en fils reconnaissant et avec une effusion de sentiments qui semble ne laisser plus rien à dire à quiconque voudrait le louer après vous.

Qu’il me soit permis pourtant, à moi qui fus constamment l’objet de sa bienveillance toute particulière, à moi qui, soit dans le corps politique qu’il a si noblement présidé, soit dans le corps enseignant qu’il a dirigé, ne l’ai presque pas quitté pendant quinze années, qu’il me soit permis d’ajouter quelques traits à l’éloge d’un illustre ami, dont la vie semble s’être partagée entre la gloire de bien faire et la gloire de bien dire.

Vous avez, Monsieur, trop bien apprécié les écrits de M. de Fontanes pour que je m’étende beaucoup sur cette partie de sa renommée. Ils sont d’ailleurs connus de toute l’Europe littéraire. Le poëte et l’orateur y puiseront incessamment tous les secrets de l’art d’écrire. L’un y étudiera cette coupe de vers harmonieuse et savante, et ce mélange devenu si rare de la poésie d’images et de la poésie de sentiments ; l’autre, cette noble élégance, cet, heureux choix de formes et d’expressions oratoires, cette variété de tons et de mouvements, cet intérêt de style dont le secret, si connu des écrivains de notre grand siècle, paraissait presque perdu, et qui distingua les premières productions de votre prédécesseur ; car, grâce aux dons de la nature perfectionnés par une éducation forte, ses essais en prose, ainsi qu’en vers, semblèrent les ouvrages d’un maître : il se montra un écrivain classique, presque en sortant des études.

Quoique divers genres de mérite brillent dans le stylé de M. de Fontanes, on peut dire pourtant que son principal caractère est la dignité. Oui, c’est la dignité qui domine dans ses écrits, comme dans sa vie, et jamais le mot si connu de Buffon ne fut susceptible d’une plus juste application. Cette dignité n’est point la pédanterie ; elle est encore moins l’orgueil : elle est la compagne assidue de l’aménité, de la simplicité et de la grâce. C’est un sentiment délicat de toutes les bienséances ; c’est le quod decet des Latins ; c’est le bon goût chez les Français.

Cette qualité dominante du style et du caractère de M. de Fontanes le rendait particulièrement propre à traiter les sujets élevés, les matières difficiles. Aussi voyons-nous à quelle hauteur il s’est maintenu toutes les fois qu’il a eu à parler, ou des sublimes vérités de la morale chrétienne, ou des devoirs de la politique, ou des destinées de la France. Plus les circonstances étaient graves et embarrassantes, moins il paraissait gêné dans son langage ; l’obstacle même semblait doubler sa force. Ni sa proscription de 93, ni celle de vendémiaire n’avaient pu étonner son courage, ou étouffer sa pensée ; et, quand le club de Salm sonne le tocsin de fructidor, échappé, par un exil de son choix, aux déserts de Sinnamari, M. de Fontanes plaide encore, du fond de sa retraite, la cause du malheur et de la vertu avec autant de chaleur et de pathétique qu’il avait naguère proclamé le respect des morts et l’inviolabilité de la tombe.

Cependant un homme vient qui, renversant tous les tyrans subalternes dont l’abjection fatiguait la France, et s’emparant, moitié par ruse, moitié par violence, de l’héritage sanglant de la révolution, se dit : Je veux régner. Il se le dit, et il règne. Aussitôt la révolution pâlit d’effroi. Nos maux les plus cruels sont d’abord soulagés ; nos alarmes les plus vives s’éloignent par degré ; nous nous étonnons de vivre, pour la première fois depuis dix ans, avec quelque sentiment de sécurité. Les familles sont délivrées de la loi des otages, digne sœur de la loi des suspects ; les déserts de Sinnamari nous rendent le trop faible reste des proscrits jetés sur cette terre dévorante. La reconnaissance et l’espoir ne devaient-ils pas pénétrer alors dans les cœurs toujours généreux et souvent crédules des royalistes ? Une circonstance redouble cet espoir : M. de Fontanes est appelé à faire l’éloge funèbre de Washington. M. de Fontanes ! un proscrit ! un zélé partisan des Bourbons ! Eh ! que célèbre-t-il davantage dans ce chef-d’œuvre de goût et d’éloquence ? sont-ce les talents guerriers du héros américain ? Non : mais sa modération et son bon sens. Modération ! bon sens ! quelle était donc la pensée secrète du panégyriste en faisant l’éloge de pareilles vertus ? était-ce une leçon de magnanimité qu’il voulait faire entendre ? Mais ce qui sembla le plus autoriser des conjectures favorables à d’augustes infortunes, ce fut ce passage du panégyrique où l’orateur retraçait à notre souvenir l’angélique bonté de Marie-Antoinette, comme s’il eût voulu par là préparer doucement nos cœurs à revoir un jour l’héritière de ses vertus héroïques.

Hélas ! si M. de Fontanes partagea lui-même un moment ces illusions, combien il devait être un jour cruellement désabusé ! Il crut néanmoins de bonne foi, et pendant longtemps, que l’homme pour qui la gloire militaire avait tant d’attraits pourrait bien n’être pas insensible à une gloire plus vraie et plus solide ; que son propre intérêt lui pourrait suggérer, sinon de généreux sacrifices, au moins des idées d’ordre et de décence publique dont la patrie avait tant besoin ; qu’il serait même possible de les faire naître et se développer par des conseils mêlés de louanges habiles ; et que, si la France ne recouvrait point d’abord son roi par les mains, d’un capitaine illustre, elle pouvait du moins lui devoir le retour des principes monarchiques, sans lesquels le retour du monarque lui-même devenait désormais impossible ; car les restaurations ne sont pas seulement l’ouvrage des hommes ; elles doivent être surtout l’œuvre des doctrines, et ce serait bâtir sur le sable que de vouloir relever l’édifice du pouvoir légitime sur le terrain mouvant des idées révolutionnaires.

Le plus grave des historiens, selon l’expression de Bossuet, Tacite, ne blâme point Agricola d’avoir cherché, par amour du bien public, à captiver l’esprit de l’empereur (et cet empereur était Domitien !). Il l’en remercie au contraire ; il le félicite de ne s’être point précipité vers une mort certaine et sans fruit, par une opiniâtreté inflexible et une vaine jactance de liberté.

Qui aurait le droit d’être plus sévère que Tacite ? Ne soyons donc point surpris que, quand même l’imagination de M. de Fontanes n’aurait pas dû naturellement être frappée par le spectacle d’un homme si extraordinaire et d’événements, si merveilleux, il se soit laissé facilement séduire par l’espérance d’être le conseiller de cet homme et de le pousser à l’anéantissement de la révolution, seule espérance qui ne fût pas alors sans fondement.

Admis dans la confiance de celui qui pouvait tout, quelle fut alors la conduite politique de M. de Fontanes ? il avait conservé la dignité de son caractère et de son talent dans les temps de licence ; il la conserva sans tache dans les temps de servitude.

Ici les faits parlent ; mais j’éprouve l’embarras du choix.

Quel langage nouveau se fait entendre tout à coup du haut de cette tribune d’où étaient partis si longtemps, pour infecter le monde, tant de blasphèmes odieux, tant de criminelles folies ! Au lieu même où, naguère, la raison de 93 insultait au Dieu des chrétiens, quel est cet orateur qui ose proclamer que « Toutes les pensées irréligieuses sont des pensées impolitiques, et que tout attentat contre le christianisme est un attentat contre la société ? » (1er décembre 1804)

Quand les ministres d’un conquérant viennent, en demandent de nouveaux impôts, vanter au Corps législatif les victoires de leur maître, quel est ce sage qui leur répond : « Quelle que soit au dehors la renommée de nos armes, le Corps législatif craindrait de s’en féliciter, si la prospérité intérieure n’en était pas la suite : notre premier vœu est pour le peuple, et nous devons lui souhaiter le bonheur avant la gloire ? » (5 Mars 1806)

Enfin, lorsque, après avoir chassé du trône une royale maison pour y essayer un roi de sa famille, le vainqueur envoie au Corps législatif les drapeaux conquis ; lorsqu’il fait retentir autour de ces trophées qu’il attriste les plus violentes injures contre la dynastie vaincue et principalement contre une reine infortunée, quelle généreuse voix s’écrie : « Malheur à moi si je foulais aux pieds la grandeur abattue, et si, sur le berceau d’une dynastie nouvelle, je venais insulter aux derniers moments des dynasties mourantes ! Je respecte la majesté royale jusque dans ses humiliations, et, même quand elle n’est plus, je trouve je ne sais quoi de vénérable dans ses débris. » (11 mai 1806)

Quel autre, en présence de la prospérité la plus insolente qui fut jamais, quel autre eût osé être juste avec tant de courage ? Mais ce qui recommande bien plus hautement encore ces mémorables paroles à l’admiration de l’histoire, c’est que cette maison royale, insultée par un soldat et protégée par un orateur, portait le nom de Bourbon ; et que cette reine si impitoyablement outragée était l’auguste aïeule de notre nouvelle Jeanne d’Albret.

Ah ! quand le cœur de M. de Fontanes n’aurait pas été constamment le foyer de tous les sentiments généreux, quels nobles élans n’y eût pas fait naître le seul nom des Bourbons ! Les Bourbons ! tout ce qui les lui rappelait lui était cher ; tout ce qui les avait servis, tout ce qu’ils avaient aimé lui était sacré. Ce fut parmi leurs plus ardents serviteurs qu’il se choisit ses plus intimes amis.

À leur tête, il est juste de placer ce preux citoyen, cet orateur chevalier, amant passionné de toutes les vraies gloires, doué de la raison la plus haute et de l’imagination la plus vive, zélé défenseur de nos libertés, et dont la plume a gagné vingt batailles à la monarchie ; génie heureux et brillant qui, jeune encore et du milieu même de l’athéisme des lois et des mœurs, ralluma dans les cœurs le christianisme éteint, et opéra dans les esprits une sorte de première restauration, par le charme entraînant et, si j’ose ainsi m’exprimer, par la nouveauté de son éloquence.

Jamais deux hommes ne furent liés par une plus honorable conformité de sentiments, et jamais cette liaison ne fut plus étroite que lorsqu’elle pouvait être plus dangereuse pour l’un et l’autre.

Tous deux en faisaient gloire ; tous deux y puisèrent des inspirations éloquentes. Qui me démentira, si je dis que les admirables stances qu’adressa M. de Fontanes au chantre persécuté d’Atala et de Cymodocée ne le cèdent en rien à ce que la muse de l’amitié inspira de plus gracieux et de plus touchant à Ovide parlant de Tibulle, à Horace écrivant à Virgile ?

Cette amitié de deux royalistes, cette intimité de deux hommes d’une si grande renommée ne pouvait manquer de faire ombrage.

Les sentiments secrets de M. de Fontanes se trahissaient souvent. Plusieurs réponses hardies avaient averti déjà que, s’il avait été séduit dans les premiers temps, il commençait à ne plus l’être, et que s’il avait cru pouvoir (comme il le disait familièrement lui-même) céder sans danger quelques avant-postes, il était bien décidé à défendre le corps de la place. « Pensez-vous toujours à votre duc d’Enghien ? lui dit un jour son meurtrier. — Mais il me semble, répondit-il, que l’empereur y pense autant que moi. »

« Faible politique que vous êtes ! lui dit-il une autre fois à propos du même crime ; lisez cette note diplomatique, et voyez si le cabinet qui me l’envoie juge ma conduite aussi sévèrement que vous. » M. de Fontanes lit la note et répond : « Cela ne prouve rien, sinon qu’on croit dans ce cabinet que vous serez avant peu le conquérant et le souverain du pays. »

Un jour (c’était en 1804), le bruit courut que monseigneur le duc de Berry était caché dans Paris et que l’autorité le faisait chercher. « Ah ! s’écria M. de Fontanes, sans songer au danger de son exclamation, que ne vient-il chez moi ! je le couvrirais de mon corps. »

M. de Fontanes avait provoqué la restauration des tombes royales de Saint-Denis, qu’il a depuis célébrée en si beaux vers. Il osa plus ; il conseilla des autels expiatoires. Celui qui occupait le trône de Louis XVI recula devant la crainte de donner de l’humeur aux assassins ; et, cette crainte dont il rougissait, il ne pardonna pas à M. de Fontanes de l’avoir devinée.

L’orage grondait sur la tête du président. Il ne tarda pas à éclater. Un discours de clôture, où il repoussa avec une courageuse dignité un bulletin impérial, insolent pour le Corps législatif et injurieux pour toute la nation, décida son éloignement.

Alors disparut du sein de cette assemblée jusques au dernier fantôme de liberté. Une seule voix avait pu s’y faire entendre ; mais aussi quelle voix ! et quand elle se tut, quel silence !

Cependant, près de deux ans avant sa disgrâce, M. de Fontanes avait été appelé à une autre dignité, celle de grand maître de l’Université de France ; mais celle-ci, l’homme qui osait tout, n’osa pas la lui ôter, tant l’opinion publique, qui avait précédé et déterminé son choix, semblait l’avoir consacré d’une manière irrévocable. Par quel prodige, en effet, M. de Fontanes avait-il, en si peu de temps, rappelé aux études sérieuses, à la discipline, aux sentiments religieux, une jeunesse alors sans principes, sans frein et presque sans maîtres ? Que de résistances à combattre ! que de difficultés à vaincre ! mais l’écueil où tout autre que lui aurait échoué, c’était le caractère du chef du gouvernement, de cet homme inconséquent et fantasque, qui concevait de vastes desseins et n’osait se servir des éléments nécessaires à leur exécution ; qui sentait la nécessité de la religion et se défiait de ses ministres ; qui voulait un enseignement public et redoutait un corps enseignant ; qui, de toutes les sciences qu’il affectait de protéger, n’estimait pour lui que la science du pouvoir, et dans les autres, que celle de l’obéissance ; qui, enfin, ouvrait de toutes parts des maisons d’éducation pour y former, non des hommes et des citoyens, mais des esclaves et des soldats.

Vous le savez, Monsieur, vous que notre grand maître accueillit dans l’Université naissante, pour en être un des plus beaux ornements, vous savez tout le bien qu’il y fit sous la domination d’un despote ! Que n’y eût-il pas fait sous le règne d’un Bourbon ?

M. de Fontanes ne conserva les rênes de l’Université que dix mois après la première restauration. Dans sa retraite, il n’éprouva qu’un regret, c’est de n’avoir pu achever son ouvrage. Il revint sans murmurer, et même avec bonheur, à ces doux loisirs littéraires dont le goût toujours si vif, dont le charme toujours si puissant vivifiaient, embellissaient sa solitude, comme ils avaient souvent rempli le vide des places et des dignités.

Mais tout à coup la plus affreuse calamité frappa la France. L’homme fatal reparut ! On se rappelle avec quel empressement il rechercha, dès le jour de son arrivée, tous ceux en qui des intérêts froissés lui faisaient supposer quelque retour secret vers son autorité. Il n’oublia pas le grand maître de l’Université : il n’en obtint que des refus.

La joie qu’éprouva M. de Fontanes au retour du roi fut aussi vive que sa douleur avait été profonde, non qu’il songeât à voir sa noble conduite récompensée par de nouveaux honneurs, ou par de grands emplois ; il aimait nos Bourbons pour eux-mêmes : il trouvait dans le bonheur de les servir le prix le plus doux de ses services. Sans ambition, sans faste, plein de franchise dans le cœur, d’élévation dans l’esprit, de simplicité dans les manières, facile, obligeant, affectueux, aimant la jeunesse, adorant le talent, d’une générosité peu commune, d’une bonté constante et d’une foi sincère ; tel fut M. de Fontanes, tel fut l’homme dont la monarchie, les muses et l’amitié doivent également déplorer la perte.

Perte immense ! perte irréparable pour cette Académie ! oui ; malgré vos titres littéraires, Monsieur, malgré le talent dont vous venez de donner de nouvelles preuves, vous nous pardonnerez de répéter, vous répéterez avec nous : perte vraiment irréparable !

Toutefois, si M. de Fontanes est un de ces hommes supérieurs auxquels on succède sans prétendre à les remplacer, nous lui avons du moins donné pour successeur l’écrivain qui pouvait le mieux peut-être célébrer sa mémoire, celui que nous avons cru le plus propre à nous consoler de l’avoir perdu ; et c’est un grand adoucissement à nos regrets de retrouver en vous, Monsieur, plusieurs des qualités brillantes que nous admirions en lui.

Comme lui, en effet, vous avez de bonne heure nourri votre esprit et fécondé votre imagination par la lecture assidue des anciens. Vous étiez érudit dès le collège. Aussi M. de Fontanes, qui vous avait confié à vingt ans une chaire de rhétorique, où vous aviez des élèves à peu près de votre âge, ne tarda-t-il pas à vous nommer professeur à l’École Normale et à la Faculté où vos élèves étaient plus âgés que vous. Cette étendue de savoir dans l’âge de l’inexpérience, cette maturité de raison et de goût dans la saison de l’étourderie et de l’imagination, étonnaient et charmaient le grand maître, comme s’il eût oublié qu’il en avait lui-même autrefois donné l’exemple.

Quelle fut sa joie presque paternelle, lorsque l’Académie vous décerna le prix d’éloquence pour votre Éloge de Montaigne ! prix glorieux en effet pour vous, Monsieur, car le sujet offrait des difficultés de plus d’un genre ; et le hasard, comme pour rehausser encore l’éclat de votre victoire, vous avait donné les plus redoutables concurrents.

L’heureuse année de la restauration vit couronner dans cette même Académie votre Discours sur la critique, ouvrage plein de vues fines, et d’aperçus délicats présentés avec une rare élégance, et qui rappela aux deux grands monarques, témoins de votre triomphe, la manière piquante, le style vif et léger des ingénieux écrivains du XVIIIe siècle, si bien accueillis à la cour de leurs aïeux.

Une troisième palme académique suivit de près les deux autres, et l’on commença dès lors à croire que celui qui les avait remportées méritait de s’asseoir bientôt parmi ceux qui les décernaient, et de passer incessamment du banc des candidats au fauteuil des juges.
Votre Éloge de Montesquieu n’est pas seulement remarquable par ce talent de critique littéraire que vous aviez déjà montré et qui s’est si heureusement et si diversement développé depuis, dans vos notices sur Lucain, Cicéron, Lucrèce, Fénelon et Milton. Tout en paraissant se renfermer dans les limites matérielles du concours, votre esprit a pris un vol hardi ; quelques pages vous ont suffi pour une composition d’un genre élevé ; c’est un vrai tableau d’histoire dans le cadre étroit d’un portrait.

J’arrive, Monsieur, à un ouvrage auquel vous avez dû attacher beaucoup plus d’importance, votre Histoire de Cromwell.

Cromwell ! À ce nom, que de souvenirs se réveillent dans l’âme du lecteur ! et, si ce lecteur est Français, à quelles émotions profondes ne doit-il pas s’attendre ? Peut-on lire en effet les malheurs de Charles Ier, sans se rappeler une autre victime ornée de plus de vertus encore, et sans déplorer cette fatale ressemblance de destinées que l’antique loyauté française semblait rendre à jamais impossible ? Dans le récit des fléaux que ce premier crime attira sur l’Angleterre, qui ne retrouve tous ceux dont la France a gémi ? Quelle effrayante conformité de forfaits ! quelle conformité touchante de dévouement héroïque ! Et, pour n’en citer qu’un exemple, en s’attendrissant sur le sort de ce brillant et fidèle Montrose, qui vécut, combattit, et mourut en héros, à trente-huit ans, chantant en vers sa dernière heure et son affreux supplice, qui de nous ne donne des larmes à la mémoire de ces Français généreux qui, comme lui, défendirent si longtemps, sans espérance, et au prix de leur sang, la cause de leur roi, et terminèrent, comme lui, leur noble vie par une mort plus noble encore ?

Heureux l’historien qui trouve dans son âme tout le talent nécessaire à de pareils tableaux ! Je dis dans son âme ; car en dépit du système contraire qui a dominé dans ce siècle, et qui a égaré plusieurs écrivains d’ailleurs recommandables, ce serait, je pense, une grave erreur en littérature, et plus grande encore en morale, de croire que la raison et l’impartialité suffisent à un historien, et que l’imagination et même la passion (j’entends la passion de la justice) ne lui soient pas nécessaires. Qu’il soit impartial dans le récit des faits, c’est un devoir ; mais indifférent dans ses jugements ! c’est, ce me semble, l’oubli le plus complet de sa mission. La justice aussi est impartiale ; mais elle condamne et elle absout ; l’histoire, comme la justice, doit absoudre et condamner.

Eh ! qui donc effrayerait les tyrans et les usurpateurs à venir, si leurs devanciers dans la carrière du crime étaient traités avec tout le sang-froid, avec tous les ménagements d’une impartialité philosophique ?

Quelle leçon les nations puiseraient-elles dans les fastes historiques, si, lorsqu’un peuple, par le plus odieux outrage qu’on puisse faire aux lois les plus saintes, a mis, ou a laissé mettre en jugement son roi, l’historien ne consignait en caractères de feu et les derniers vœux de la royale victime, et les protestations des sujets fidèles, et les repentirs publics, et s’il n’appelait pas sur de tels attentats l’exécration des siècles ?

Enfin, dans l’exil, dans les fers, et jusque sur l’échafaud, quelle est, après la religion, la plus grande consolation de l’innocence immolée, ou de la grandeur déchue, si ce n’est l’histoire ? quels illustres infortunés n’ont levé les yeux vers elle à leurs derniers moments, n’ont espéré dans sa justice, et, privés de défenseurs parmi leurs contemporains, ne se sont reposés sur elle du soin de les défendre au tribunal de la postérité ?

Historiens, et vous surtout, historiens de notre belle France, ah ! laissez, laissez l’indifférence au genre d’écrits auxquels elle est permise, ou qui y sont condamnés. Gardez-vous de rester neutres entre le juste et l’injuste, entre la félonie et la fidélité ; neutralité funeste ! qui tuerait bientôt et la morale, et le talent, car il n’y a plus de talent là où il n’y a plus de conscience. Passionnez-vous pour le malheur, passionnez-vous contre la tyrannie, et même, suivant l’expression noblement éloquente d’un grand homme d’État, ne craignez pas d’insulter jusqu’à la gloire, toutes les fois que la gloire n’est pas la vertu !

Tels sont sans doute, Monsieur, vos sentiments et vos doctrines. Vous n’êtes pas, vous ne pouvez pas être de ces hommes indifférents qui, à force de vouloir être justes comme la vérité, sont injustes comme la fortune. Vous louez vivement la vertu dans votre histoire, et vous parlez du crime même heureux, sans ménagement. Quelquefois pourtant, on serait tenté de croire que votre esprit naturellement judicieux et modéré s’est un peu laissé séduire par ce système d’impartialité historique que j’ai cru devoir combattre tout à l’heure, et c’est à cela peut-être qu’il faut attribuer le défaut de couleur et d’énergie qu’on a remarqué dans quelques-uns de vos tableaux ; défaut (je m’empresse de le dire) heureusement racheté par une foule de traits spirituels et de réflexions profondes, par des portraits hardiment dessinés, par des récits pleins de mouvement.

Ah ! qui peut mieux que vous, Monsieur, se mettre au-dessus des faux systèmes, des influences fatales au talent, et répandre dans ses ouvrages cet intérêt qui les fait vivre, cet intérêt qui vient de l’âme de l’écrivain et s’empare de l’âme du lecteur ? avec quelle franchise de langage, avec quelle vérité vos couleurs n’avez-vous pas attaqué dans plusieurs de vos écrits et le despotisme de la licence populaire, et la complicité de la peur, cette fidèle auxiliaire des révolutions, et l’attentat du 21 janvier et les crimes de l’usurpation ? Qui mieux que vous a caractérisé l’assassinat du due d’Enghien, lorsque vous avez dit que, par ce meurtre, l’usurpateur s’était approché du régicide autant qu’il avait pu ?

Enfin, Monsieur, cette fatale épreuve du 20 mars, où tant de faibles ont succombé, où tant de forts ont chancelé, a-t-elle ébranlé votre fidélité ? N’est-ce pas à cette époque que, vous témoignant ma joie de vous voir si attaché à la cause du roi, vous me répondîtes devant plusieurs témoins et avec un accent que je n’oublierai jamais : J’aime les Bourbons, de toute la haine que je porte à leur ennemi ? Et lorsque, empruntant le nom de quelques écoliers du collége où vos professiez et les supposant même autorisés par leurs maîtres, je ne sais quel pamphlétaire osa publier une pétition calomnieuse pour l’antique race de nos rois, ne vous vit-on pas, Monsieur, rédiger, signer le premier et imprimer dans une feuille publique une protestation, où vous et vos honorables collègues donniez à cet impudent faussaire un démenti aussi éclatant que périlleux ?

Vous éprouverez plus que jamais, Monsieur, l’influence des bonnes doctrines sur le talent dans la composition de l’ouvrage qui vous occupe en ce moment, l’Histoire morale et littéraire du moyen âge pendant les premiers siècles de l’Église. Quel tableau, que celui de la société régénérée par le christianisme, par cette religion d’espérance, descendue du ciel pour servir, comme vous le dites vous-même, de contrepoids à l’esclavage de la terre ! Quelle galerie de portraits va s’offrir à vos pinceaux ! Que de génies bienfaisants, dont les écrits sont aujourd’hui ou ignorés, ou méconnus, verront renaître sous votre plume leurs titres à notre reconnaissance et à notre admiration ! Dans votre excellent discours sur l’oraison funèbre, vous avez déjà éloquemment protesté pour eux contre l’oubli de l’auteur de l’Essai sur les éloges. Vous achèverez de venger leur mémoire, en nous reproduisant les traits de cette éloquence de l’enthousiasme et du martyre qui remplaça et surpassa quelquefois les merveilles de la tribune de Rome et d’Athènes.

Poursuivez, Monsieur, cette honorable entreprise, l’Académie attend beaucoup de vous. Admis dans son sein, par une exception presque sans exemple, à l’âge de trente ans, vous avez déjà justifié son choix. Faites maintenant qu’elle s’en glorifie.

Mais que ne devez-vous pas surtout à ce monarque auguste qui met la gloire des lettres au rang des plus grandes gloires, et les bons ouvrages au rang des belles actions, à ce roi législateur qui nous a rendu les deux biens les plus chers aux écrivains, la paix et la liberté, la liberté dont la Charte est pour nous le gage immortel !

Ah ! continuez, Monsieur, d’instruire l’élite de la jeunesse française qu’il a confiée à vos soins, et par le bon goût de vos écrits et par le charme puissant de vos improvisations. Que cette jeunesse généreuse que tant d’esprits pervers ont cherché à égarer apprenne de vous, à fuir toutes ces passions qui troublent le présent et gâtent l’avenir, à connaître et à pratiquer ses devoirs avant de s’occuper de ses droits, à n’ouvrir son âme qu’aux émotions nobles et douces, et à n’aimer enfin que ce qui doit la rendre heureuse : la vertu, le prince et la patrie !