Allocution prononcée à l'occasion de la remise de l'épée de M. Jean François Deniau

Le 7 décembre 1992

Bertrand POIROT-DELPECH

Allocution prononcée

lors de la remise de son épée d’académicien

à M. Jean François Deniau

le lundi 7 décembre 1992

Dans les salons de la présidence du Sénat

En présence de Son Altesse Royale Doña Pilar de Borbón y Borbón,
duchesse de Badajoz

 

 

Chers amis, fermons les yeux un instant, voulez-vous. Il fait nuit. Pour toute lueur : la voûte céleste et le dôme d’un compas. Les étoiles et la rose des vents dansent au gré de la barre, que vous maintenez machinalement à son cap.

Bientôt l’aurore s’annoncera par une touche de rose, au bas du ciel, le rose des coquillages ou des oreilles des jeunes filles, c’est le même.

Des îles grecques surgiront, couleur de braise, ou un cap breton couleur de suie, ou rien que l’horizon couleur d’attente. Pour l’heure, il fait encore noir. Le mât semble bras­ser la voie lactée, qui rejoint au loin la tresse fluorescente du sillage. Au fond de la cabine, des amis reposent. On dirait que leur confiance appuie la carène dans ses glissades.

Vous êtes nulle part, car il n’y pas d’endroit précis en mer, contrairement à ce que font croire les crayonnages des cartes, il n’y a que des moments.

Si je vous demande, chers amis, marins ou non, d’imaginer en détail un de ces moments bénis, ce n’est pas qu’ils surpassent les autres bonheurs de la vie chez les navigateurs comme Jean François, mais qu’aucun bonheur n’est complet pour eux sans celui-là, qui les récapitule tous. Il manquerait quelque chose à la fête de ce soir sans une pensée pour ces noces secrètes et capitales avec le large.

 

La mer n’est pas seulement l’élément du globe le plus ancien et le plus intact, c’est la métaphore la plus juste de nos destinées, avec ses tracés sans trace et ses gestes fraternels. C’est le meilleur gage de renaissance et d’espoir.

On le sait, depuis La mer est ronde : tout peut arriver à l’homme de barre quand il s’use les yeux à guetter l’aube.

Tiens, un amiral Louis-XV s’assied sur le plat-bord et devise gaiement ! L’arbre d’hélice chantonne du Vivaldi, à moins que ce ne soit du Beethoven. Ce mugissement, est-ce une bouée de chenal ou une vache berrichonne qui parle de choses et d’autres ? Et cette voix de soprano, d’où vient-elle, familière et liquide, comme un souvenir d’enfance ?

Ainsi se mêlent, à la mer, le réel et le songe. L’univers vous tient dans sa paume et votre paume, d’un coup de gouvernail, commande aux constellations, au passé, au futur, à la mala­die, à l’événement, à l’histoire, à l’impossible.

Qui sait si, ce soir même, nous ne sommes pas en mer Égée, il y a trente ans, imaginant pour mettre un comble à nos rires les consécra­tions d’aujourd’hui ? Nous deux, là, en train de nous congratuler entre Immortels, après avoir calfaté tant de coques pourries : qui l’aurait cru ?

Eh bien, tout le monde, en vérité. On n’échappe pas à la fatalité du succès ; pour négliger les honneurs, rien de tel que de les avoir, et si les gloires ne sont pas forcément méritées, les joies, elles, le sont toujours

 

Cher Jean François, revenons sur terre, à jeudi prochain, et aux jeudis qui suivront.

En séance — ne le répète pas — il arrive que l’on soit saisi par la même somnolence que pendant les quarts de nuit. À défaut d’embruns pour te réveiller, tu pourras toujours poser ta main sur l’épée que voici. Ces symboles de liberté te rappelleront sans peine les bouts de bois avec lesquels tu as fait tant de fois tour­noyer les étoiles dans tes haubans.

Ferme les yeux à ton tour. La coupole de l’Académie s’est glissée entre la voûte du ciel et le dôme du compas. Ce n’est plus un amiral poudré ni une vache parlante qui grimpent à ton bord, ce sont des centaines d’amis, dont la gentillesse s’est fondue dans cette épée en forme de barre imaginaire, et dont les visages accourent vers toi comme font les trains de vagues ou les escouades joueuses de dauphins.

Ne cherche pas qui est venu. Une fois de plus tu as battu un record. Il y a là tous les êtres qui ont compté dans ta vie. Des grands de ce monde aux petits enfants, soudés par la fierté, ah ! et puis aussi par le soulagement, après toutes les frayeurs que tu nous as faites.

Il y a même des disparus à qui nous pensons avec toi, je les ai vus, quelque part derrière le foc.

Non, tu ne rêves pas, tu dois admettre qu’ici ce soir, et à jamais, avec cette épée au creux de ta main, se trouve réuni, comme on l’est sous ton charme légendaire, tout ce qui t’est le plus cher et qui se réjouit le plus de ce qui t’arrive.

Ne fais pas l’étonné, toi qui collectionnes les prodiges et que ne surprend aucun mystère. Ce miracle porte un nom doux comme la houle des alizés aux allures de largue, il s’appelle l’amitié.