Dictionnaire, langue et société

Le 4 octobre 2016

Gabriel de BROGLIE

Dictionnaire, langue et société

Allocution de M. Gabriel de Broglie,
de l’Académie française, Chancelier de l’Institut de France

Colloque à la Fondation Del Duca

Le dictionnaire de l’Académie française, langue, littérature, société

Mardi 4 octobre 2016

 

Tout d’abord, je voudrais vous dire qu’au nom de l’Institut de France je suis très heureux de vous accueillir dans ces salons de la Fondation Del Duca par cette belle journée ensoleillée. Je crois qu’il y a une ambiance particulièrement agréable pour disserter de ces questions passionnantes concernant la langue française et son évolution et la publication périodique du Dictionnaire avec ses éditions qui essaie de donner des règles à l’évolution de la langue française.

J’ai regretté de n’avoir pu me rendre à Cagliari mais mon emploi du temps ne me le permettait pas. Je vous ai adressé un message. Aujourd’hui je suis heureux de m’adresser à vous après tant de communications et avant toutes celles qui vont suivre.

J’ai intitulé mon propos « Dictionnaire, langue et société », un mot sur ce titre car ce n’est pas du tout une volonté de raccourcir celui du colloque. Quand je dis dictionnaire c’est bien sûr du Dictionnaire de l’Académie française que je veux parler. D’un autre côté l’absence du mot littérature n’est pas une erreur. Si j’ai écarté la littérature des quelques mots que je vais vous adresser, ce n’est évidemment pas par désintérêt. C’est à cause de l’ampleur du sujet et pour laisser libre tout ce qui va être dit. Il y a entre dictionnaire et littérature une identité de contenu qui est évidente, qui a souvent été soulignée par des citations quelques fois humoristiques, comme « toute la littérature se trouve dans le dictionnaire ».

Pour limiter mon propos je choisis deux points précis. Tout d’abord « dictionnaire et société ». J’aborderai quelques aspects concrets à partir d’expériences notamment à la Commission générale de terminologie. Puis « dictionnaire et langue ». Ce seront aussi quelques notations concrètes.

« Dictionnaire et société ». Le Dictionnaire comme tous les dictionnaires reflète évidemment un état de la société. La vocation de l’Académie française est de dire le bon usage, de l’avoir dit au XVIIe siècle, au XVIIIe siècle et de le dire encore au XXIe siècle. Cela implique une attention particulière à l’évolution de la société. Ainsi le français véhicule des tours de langage qui varient dans les épreuves. Y a-t-il une connaissance suffisante des tours de langage qui existaient et qui ont disparu ? Quels étaient les tours de langage qui méritaient la qualification de bon usage et quels étaient ceux qui étaient des erreurs de langage, que l’on a tolérés autrefois et que l’on a abandonnés depuis par souci de ne pas véhiculer toute sortes de manières de dire qui n’étaient pas forcement de bons usages ? Il y a plusieurs ouvrages sur les tours de langage, il y a des dictionnaires des expressions. Marc Fumaroli a fait un ouvrage tout à fait intéressant sur ce sujet. Je ne suis pas sûr que sur ces questions toutes les ressources de la numérisation et du traitement informatique du langage aient été encore utilisées. On parle des industries du langage qui trouvent application dans divers domaines. Dans le Dictionnaire, elles trouvent une application encore très étroite mais qui pourrait être utilisée davantage. Ainsi le recensement et la datation des tours de langage n’ont pas encore été vraiment étudiés. Ce n’est qu’une observation sans doute mineure.

Plus importants sont les domaines de vocabulaire qui connaissent des variations d’intérêt, d’actualité, de qualité, selon l’état de la société. On peut voir cela en consultant les différentes éditions du Dictionnaire de l’Académie et en élaborant celui de la 9e édition nous rencontrons constamment ce problème.

Par exemple le vocabulaire des questions religieuses a eu dans le passé une importance considérable et a donné lieu à nombre de mots techniques, scientifiques, théologiques qui sont restés longtemps dans le Dictionnaire et y restent encore. Ils ont donné lieu à des débats infinis. Est-ce que le Dictionnaire de l’Académie française dans sa 9e édition et peut-être sa 10e doit contenir l’écho de ces débats lorsqu’ils sont clos depuis longtemps ? C’est encore une question de datation et nous nous interrogeons parfois sur ce sujet.

Il en est de même pour les termes de guerre. Le vocabulaire de la guerre a été immense dans le passé parce que la guerre était une chose importante et le Dictionnaire de l’Académie française l’a totalement incorporé. Est-ce que les vocabulaires de la guerre du XVIIe et XVIIIe siècles continuent à être des vocabulaires d’usage général au XXIe siècle ? Non évidemment, le vocabulaire a complétement changé. Est-ce qu’il faut faire le départ ? Ce sont des questions que nous nous posons aussi et qui achoppent faute de numérisation et d’informatique. Par exemple on se réfère toujours à l’usage. L’usage c’est le nombre de citations que l’on trouve dans les textes mais on n’indique jamais les durées et les dates de l’usage, ce qui est complétement différent. Ce n’est pas la même chose d’avoir un usage du XVIIIe siècle ou d’avoir un usage qui date des vingt dernières années. C’est une opération pourtant toute simple en numérisation mais qui n’est pas faite. Il y a beaucoup d’autres domaines de vocabulaire qui ont évolué.

Les termes de vènerie sont magnifiques, très imagés, très purs. On les trouve encore dans les livres anciens. Ces termes sont encore utilisés, mais peut-être pas tous, combien de fois sont-ils utilisés, quels sont ceux que l’on garde, ceux que l’on ne garde pas ? Une telle question doit-elle être traitée scientifiquement ou bien par l’intuition ?

Prenez le vocabulaire de la danse. Il était déjà assez spécialisé, mais l’usage a changé à une époque récente. Les termes techniques qui sont encore utilisés par les danseurs notamment pour leur apprentissage, il faut donc les garder. Mais la chorégraphie a tellement changé depuis quelques décennies qu’elle se réfère peu aux termes techniques de la danse. Ainsi le métier de danseur se réfère au vocabulaire technique de la danse, pas la chorégraphie. Faut-il faire le départ dans le Dictionnaire ? L’Académie française se trouve placée de temps en temps devant des questions semblables, c’est-à-dire ces termes doivent-ils être maintenus dans le Dictionnaire en fonction de l’usage, en fonction de l’utilité des mots ?

Citons encore un domaine, celui de la navigation à voile. Les termes sont toujours employés, peut-être pas tous, mais ce n’est plus exactement la même navigation à voile. Ceux qui ont participé à l’aventure de l’Hermione ont utilisé un autre vocabulaire de la navigation à voile que celui des yacht-clubs ou de la navigation de plaisance, et donc une quantité d’autres termes, d’autres expressions, d’autres réalités. Là encore la datation des usages serait à faire. On redécouvre les termes anciens, on peut d’ailleurs leur redonner un sens actuel qui n’est pas forcément le même sens que celui d’origine. Là encore les industries du langage pourraient faciliter les choses en les datant. Les termes de la grande navigation des XVIIe, XVIIIe et même XIXe siècles n’ont pas grands choses à voir avec ceux de la navigation de plaisance au XXIe siècle.

Je suis toujours à « dictionnaire et société ». Il y a une manière de comparer les éditions du Dictionnaire au regard du reflet de l’état de la société, c’est de les comparer de manière numérique l’une par rapport à l’autre. Cela est d’ailleurs fait. Les différences de définition dans presque toutes les éditions de l’Académie française sont déjà numérisées, on peut faire la comparaison de manière immédiate. C’est la loi des industries du langage, d’avoir le corpus le plus complet possible de manière que l’ordinateur ait en mémoire tout le corpus. Et, curieusement, dans la numérisation des éditions du Dictionnaire de l’Académie il en manque quelques-unes, les 2e et 3e éditions. Ce devrait-il être corrigé, ou peut-être y a-t-il des raisons précises que je ne connais pas ?

Je n’insiste pas sur les anglicismes dans le dictionnaire. Il y a depuis toujours des anglicismes dans le Dictionnaire de l’Académie française. On se plaît d’ailleurs à dire parfois qu’il y a plus de mots français dans les dictionnaires de langue anglaise que de termes anglais dans les Dictionnaires de l’Académie française. Ce qui est vrai. Et c’est encore plus vrai de dire qu’il y a plus de mots d’origine latine dans les dictionnaires de la langue américaine que dans les dictionnaires de la langue anglaise. Cela va devenir vrai. Que fait-on par rapport aux mots anglais qui arrivent dans l’usage courant, quelques fois dans le bon usage, au XXIe siècle ? Le phénomène est bien connu. L’Académie française sait bien que pour que le bon usage soit reconnu il faut un certain délai, de plus d’une dizaine d’années.

Il y a un dernier point sur lequel j’aimerais dire un mot, l’art des définitions. La valeur du Dictionnaire de l’Académie française c’est que les définitions sont bien faites. J’ai pu constater pendant dix années de présidence de la Commission générale de terminologie que tous les experts dans les domaines de vocabulaire les plus techniques se reposaient sur l’art de la définition de l’Académie française, sur le fait que tous les travaux des commissions de terminologie sont revus après par l’Académie française moins dans le domaine technique, mais sur le plan de la formulation générale de la définition. Cela a toujours été considéré comme salutaire, attendu, précieux, car finalement l’art de la définition n’est pas facile, tout en nuances, et l’Académie française le manie extrêmement bien.

« Dictionnaire et langue », à ce propos quelques brèves remarques.

La langue générale, de bon usage, ne comprend pas les langues de spécialité, ni les idiotismes, l’argot, non plus la néologie la plus récente. Le Dictionnaire de l’Académie française ne fait généralement que sanctionner un usage qui s’est établi. Il reste tout de même les mots et leur orthographe. L’Académie ne se prononce pas sur les prononciations sauf point précis utile à signaler aux lecteurs. Elle se prononce brièvement sur les étymologies, sans entrer dans les querelles, ce que ne faisaient pas les éditions anciennes du Dictionnaire. C’est une nouveauté extrêmement intéressante.

Il faut dire un mot de l’articulation entre l’élaboration du Dictionnaire de l’Académie et les travaux de la Commission générale de terminologie. Les deux choses répondent à des finalités différentes. La terminologie est une démarche de l’État destinée à répondre à une nécessité économique, professionnelle et d’usage général. Il est en effet essentiel de conserver à la langue française son caractère d’universalité. Il faut donc que la langue française puisse désigner toutes les notions, toutes les réalités au fur et à mesure qu’elles apparaissent. Souvent elles apparaissent en langue américaine. On cherche des réalités nouvelles qui seraient apparues en allemand ou en japonais, mais les exemples sont assez difficiles à repérer. La terminologie consiste à rechercher en langue française les termes et les expressions nécessaires pour traduire des réalités nouvelles. Pour que cette articulation se fasse bien, un usage s’est installé selon lequel le président de la Commission soit membre de l’Académie française. J’ai eu l’honneur de présider la Commission générale de terminologie de 1996 à 2006, puis elle a été présidée par Marc Fumaroli de 2006 à 2016 et maintenant par Frédéric Vitoux. Cet usage n’est inscrit nulle part, mais répond à une attente de la part de tous les acteurs de la terminologie justement parce que l’Académie française doit consacrer les travaux des commissions de terminologie, les approuver et que dans la rédaction des définitions tous les experts attendent une participation utile de l’Académie française.

Un mot encore de l’actualité véritable entre « dictionnaire et langue ». Depuis l’an 2000 le Dictionnaire de l’Académie française est en ligne. Dès lors s’agit-il exactement de la même publication ? Est-ce qu’elle doit être élaborée de la même manière ? Nous en sommes à la 9e édition, qui doit s’achever en 2018. La précédente date de 1935 : va-t-on reprendre à ce moment-là à la lettre A et recommencer une 10e édition qui durera soixante-dix ans ? Une réflexion commence à s’engager. Le Dictionnaire est publié en volumes (le quatrième volume va être publié à la fin des travaux) et en fascicules, les deux tiers du quatrième volume sont déjà publiés en fascicules. Tout est en ligne jusqu’au mot « renommée ». Tout peut donc être consulté immédiatement, mais aussi tout peut être modifié immédiatement. Par le fait même, le mode d’élaboration se trouve mis en question. Faut-il continuer de procéder selon un ordre alphabétique strict qui est sans relation avec les fonctions du Dictionnaire ni avec les priorités de sa révision ? Faudrait-il procéder autrement par domaine de vocabulaire, par thématique, par ordre de difficultés ? Personne ne peut se prononcer encore sur ce sujet, mais il est devant nous. Avant de se prononcer il serait bon de connaître l’état exact des choses et éventuellement des besoins. Par exemple, quelles sont les numérisations qui existent et celles qui n’existent pas par domaines de vocabulaire, par questions linguistiques ? Il y a les dictionnaires des synonymes, pour lesquels un travail semblable a été fait car ils étaient utiles pour écrire des vers. Ça n’est pas un travail complétement différent de faire un dictionnaire par exemple du redoublement de consonnes dans la langue française. On ne connait pas toujours l’explication de ces redoublements de consonnes. La même chose sur l’accent circonflexe. Est-ce que l’on pourrait numériser les accents circonflexes de la langue française, les classer en catégorie, ceux qui représentent un « s », selon leur origine, leur influence sur la prononciation ? Tous ces documents nous manquent un peu. L’industrie du langage pourrait là être très utile.

Toutes ces questions sont passionnantes et nous sommes toujours très intéressés de les aborder selon une longue perspective dans le temps, il ne faut pas les aborder avec une optique totalement neuve car le passé doit toujours être présent, mais il est essentiel que tout le présent et tout le futur soient également là.