Réponse au discours de réception de François Roger

Le 30 novembre 1817

Pierre-Marc-Gaston de LÉVIS

Réponse de M. de Lévis
au discours de M. Roger

DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
le dimanche 30 novembre 1817

PARIS PALAIS DE L'INSTITUT

 

Monsieur,

Ce n’est pas seulement un collègue dont nous avons à regretter aujourd’hui les qualités si attachantes et le mérite si éminent : chacun de nous sent vivement tout ce qu’a perdu l’Académie française en perdant M. Suard, qui l’a servie si longtemps avec autant de zèle que de succès. Les fonctions qu’il remplissait sont d’une tout autre importance que celles des directeurs, dont le règne éphémère passe avec la rapidité des saisons. C’est le secrétaire perpétuel qui, écrivant toujours, et parlant le plus souvent au nom de l’Académie, peut être considéré comme le représentant du premier corps littéraire de la France : chargé de rédiger les rapports publics sur les prix annuels que nous décernons, il est le distributeur des louanges, des critiques, des encouragements. M. Suard exercé de la manière la plus honorable cette espèce de patronage. Impartial dans ses jugements, il les faisait servir aux progrès de la langue et du goût. Le talent était sûr de trouver en lui un utile appui ; et plusieurs des écrivains qui honorent aujourd’hui la littérature lui doivent une partie de leurs succès ; le choix que nous avons fait de son digne successeur nous garantit qu’un si bel exemple sera suivi. Me sera-t-il permis d’ajouter, avec un sentiment de reconnaissance qui redouble mes regrets, que moi aussi j’ai éprouvé les bienfaits des conseils et des encouragements de M. Suard ? C’est principalement à lui que je dois l’honneur de siéger dans cette enceinte : c’est lui qui me décida à publier mon premier ouvrage. Il ne fallait pas moins qu’une autorité aussi imposante pour surmonter la juste défiance que j’avais de mes forces.

L’Académie, qui sent toute la grandeur de sa perte, éprouve du moins un adoucissement à sa juste douleur, lorsque, par une heureuse conformité de talents et de caractère, elle retrouve en vous, Monsieur, le cœur droit, l’esprit juste, le goût et la politesse de celui que nous regrettons. Ainsi, nous éprouvons un attendrissement qui n’est pas dénué de charmes, quand les ressemblances de famille nous offrent les traits des amis que nous avons perdus.

Enveloppé, à la fleur de votre âge, dans la persécution qu’éprouva la famille honorable à laquelle vous appartenez, vous avez contracté, dans les prisons de la terreur, l’habitude d’une résignation courageuse au malheur que l’on ne peut faire cesser qu’en cessant d’être vertueux. Cette fermeté d’âme, bien plus rare chez nous que la valeur guerrière, ne s’est jamais démentie ; elle a traversé tous les gouvernements révolutionnaires que la France a dû subir ; et naguère, cette épreuve mémorable, fatale à la faiblesse de plusieurs, dont on compte les jours, mais dont les funestes résultats sont innombrables, a fait voir dans tout son lustre votre haine pour la tyrannie, votre attachement à la monarchie légitime, qui peut seule garantir l’heureux accord de l’ordre et de la liberté.

Des talents distingués, une conduite irréprochable, un patriotisme sage dans l’âge des passions, vous avaient mérité, de bonne heure, la confiance de vos concitoyens ; ils vous choisirent pour les représenter au Corps législatif. Mais, dans quel temps, Monsieur ? lorsque la France était sous le joug de cette constitution bizarre, inconcevable même, si le but secret n’avait pas été d’asservir le peuple, en lui laissant le vain simulacre d’une liberté toujours chère aux Français. Le tumulte et la confusion qui avaient régné dans presque toutes les assemblées précédentes, les excès des factieux qui les avaient égarées par des déclamations perfides, servirent de prétexte pour imposer un silence absolu aux députés de la nation, et pourtant la loi ordonnait aux juges de publier les motifs de leurs arrêts : Ainsi l’on trouvait juste et nécessaire que les décisions qui règlent les intérêts des individus fussent soumises à l’opinion publique, tandis que, par la plus étrange inconséquence, on prétendait soustraire à son tribunal les motifs des délibérations et des lois qui disposent souverainement de la fortune et de la vie des citoyens. C’était le moyen infaillible d’amener la dissolution d’un corps qui semblait frappé de paralysie depuis qu’on ne pouvait plus suivre ses mouvements. On y serait bientôt parvenu, si la Providence n’avait enfin fait luire sur la France ce jour fortuné où furent posées les bases d’une constitution dont le but est la prospérité de tous, dont les moyens, consacrés par l’expérience, n’ont rien d’illusoire ni de captieux. Et comment la liberté, la publicité des discours auraient-elles pu effrayer un prince généreux et loyal, dont la sollicitude paternelle ne veut rien ignorer de ce qui intéresse ses sujets, et qui veut connaître leurs sentiments, comme il désire qu’ils connaissent les siens ?

Elle était encore bien éloignée l’époque de cet heureux changement. Mais, Monsieur, si vous fûtes alors réduit, ainsi que vos collègues, à former des vœux stériles pour le bonheur de la patrie, du moins avez-vous pu, dès lors, concourir puissamment au rétablissement des bonnes études, si long­temps interrompues, des saines doctrines, décriées ou méconnues : vous avez fait plus, vous avez inspiré à cette jeunesse destinée, nous l’espérons, à des jours plus heureux que les nôtres, les principes d’ordre, de religion et de morale, nécessaires à l’existence de toute société : vos exemples venaient à l’appui de vos préceptes ; et le goût de ceux dont vous dirigiez l’instruction a pu se former dans vos écrits.

Le plus remarquable de ces ouvrages, celui qui jouit depuis dix ans d’une estime méritée, est une bonne comédie : pour un auteur, ces mots renferment tout un éloge. Dans ce genre, une, bonne composition est, en effet, la preuve évidente d’un esprit juste et fin, capable d’observer et de saisir les traits marquants, les nuances délicates des divers caractères, de disposer les scènes de manière à graduer l’intérêt, enfin, d’amener avec art un dénoûment inattendu et cependant vraisemblable. Ces conditions sont bien difficiles à remplir : il en est encore d’autres qui ne sont pas moins indispensables. Il faut que la décence, la morale, soient religieusement respectées, que la vertu soit représentée sous ses aimables traits, le vice peint de ses noires couleurs. Voilà ce que vous avez fait, Monsieur, dans votre pièce de l’Avocat. On y voit un jeune homme sensible et vertueux repousser avec mépris les offres de la corruption, résister aux séductions de l’amour, à l’entraînement d’une passion légitime, pour remplir les devoirs rigoureux d’une profession qui exige plus que de la probité, qui veut encore de la délicatesse. Au point où la comédie est parvenue en France, lorsque les caractères, sujets principaux de cette partie de l’art dramatique, ont été traités par le génie avec une supériorité désespérante, c’était une conception heureuse que de s’attacher à peindre ainsi les dangers, les écueils, les devoirs d’une des plus nobles professions de la société : et si le talent, s’emparant de cette idée féconde, nous présentait successivement les modifications que les diverses conditions exercent sur les caractères, ne pourrait-on pas espérer de voir la scène française s’enrichir de nouveaux chefs-d’œuvre ? Cette vue, que m’a suggérée votre ouvrage, je vous la soumets, Monsieur, ainsi qu’aux maîtres de l’art qui m’écoutent.

Si la comédie de l’Avocat est le plus important de vos écrits, ce n’est pas votre seul titre littéraire. Plusieurs fois nos divers théâtres ont retenti de vos succès. Ce qui en assure la durée, ce qui vous en présage de nouveaux, c’est l’élégance et la correction d’un style naturel et facile, le respect des mœurs et des convenances, enfin, l’heureuse union de la raison et de l’esprit. Toutes ces qualités précieuses vous sont communes avec l’académicien dont nous déplorons la perte. M. Suard les possédait au degré le plus éminent : on les retrouve dans tout ce qu’il nous a laissé, dans ses rapports à l’Académie, comme dans ses mélanges littéraires, dont il a voulu, par une excessive modestie, se déclarer l’éditeur, tandis que ses écrits en font le véritable mérite. Mais c’était un trait honorable et presque distinctif du caractère de cet excellent homme : il fuyait l’éclat et la renommée. Tout occupé de servir les lettres avec un zèle que l’on pourrait nommer désintéressé, il mettait sa gloire à faire briller ses amis. Ceci explique comment il a employé, en traductions, tant de soins et de veilles. Paraissait-il en Angleterre, en Italie, un livre remarquable et utile, sa modestie lui persuadait qu’il ne pouvait mieux employer son temps qu’en le faisant connaître à ses compatriotes : aussi, pour juger combien il était riche de son propre fonds, il faut le considérer dans une de ces occasions où il était obligé de se montrer, au grand jour. Voyons-le donc dans ce sanctuaire des lettres françaises dont il était l’ornement, j’oserais dire, l’oracle. Voici comme il s’exprimait dans la place que j’ai l’honneur d’occuper aujourd’hui, en parlant de cette langue française dont personne n’a jamais mieux connu et constaté l’excellence. « Notre langue, disait-il, doit aux ouvrages du génie sa force et son abondance ; elle doit à la sociabilité de la nation une partie de ses grâces : simple dans ses formes et précise dans ses expressions, plus variée dans ses tours que dans ses mouvements, elle exprime avec netteté ce que les vues de l’esprit ont de plus abstrait, ce que le sentiment a de plus délicat, et ce que les nuances de la société ont de plus fugitif. Par un rapprochement qui peut étonner au premier coup d’œil, cette langue est tout à la fois la langue de la galanterie et celle de la philosophie ; et ce n’est qu’à son propre mérite qu’elle doit cet empire presque universel que les Romains tentèrent vainement de donner à la leur, quoiqu’ils en prescrivissent l’usage aux peuples qu’ils avaient soumis. » Quelle justesse ! quelle élégance ! quelle propriété d’expression. Je trouve encore dans ce même discours une admirable définition des divers genres de politesse, et l’on sait que, dans tous les genres, M. Suard en fut un modèle accompli.

« La politesse des manières est une bienséance ; celle de l’esprit est devenue un talent. Le désir de se distinguer autant que le désir de plaire a appris l’art de modérer par des formes modestes l’empire même de la raison et de la vérité ; à assaisonner quelquefois la flatterie par une teinte douce de plaisanterie, et la raillerie par une louange fine et indirecte.

« De là s’est formé ce ton du monde qui consiste à parler des choses familières avec noblesse, et des choses grandes avec simplicité ; à saisir les nuances les plus fines dans les convenances, à mettre dans ses discours comme dans ses manières une gradation délicate d’égards, relative au sexe, au rang, à l’âge, aux dignités, à la considération personnelle de ceux à qui l’on parle.

Voilà ce qu’un rare talent d’observation joint à une longue pratique avait appris à M. Suard : un cœur bienveillant, un caractère éminemment sociable, lui avaient inspiré le goût de la politesse, la réflexion lui en avait dévoilé toute l’importance. Il avait reconnu que cette qualité précieuse, nécessaire à l’agrément de la société, à l’intimité même, qui, sans elle, a bien moins de charmes, exerce la plus salutaire influence sur les mœurs. En nous forçant à dissimuler nos travers, à voiler nos défauts, elle fait prendre l’habitude des bons sentiments dont elle oblige à présenter l’apparence. Veut-on s’élever à des considérations plus générales, on découvre que la politesse est le complément de la civilisation. Le commerce rapproche les peuples par l’intérêt ; mais ce sont les manières obligeantes et polies qui tendent à les concilier, à les réunir ; ce sont elles qui émoussent l’aspérité des préventions nationales, qui dissipent les préjugés, qui endorment les haines. Et ne croyez-vous pas que, si la curiosité attire le voyageur, ce sont les mœurs, encore plus douces que le climat, qui retiennent, qui fixent chez nous l’étranger ? Oui, c’est la politesse qui, depuis près de deux siècles, a fait de Paris la moderne Athènes, le séjour préféré de tout ce que l’Europe possède de spirituel et d’éclairé.

Faut-il opposer à ce brillant tableau le contraste de celui que présenta la France à une époque encore trop récente ? Lorsque de prétendus philosophes, abjurant toutes les notions de l’équité et du bon sens, tentèrent follement de fonder la liberté sur l’anarchie, ils confondirent, par une semblable méprise, la rudesse avec la franchise ; et suivant eux, pour être sincère, il fallait être grossier. Toutes les formes de la politesse furent donc abolies ; les marques de respect, les simples égards, devinrent des crimes d’État. Mais aussitôt que le voile des bienséances fut déchiré, on put voir tout ce qu’il cachait de bassesses et de vices. Le vil égoïsme se montra à découvert, le cynisme impudent leva sa tète hideuse. Qu’il fut honteux, qu’il fut humiliant le spectacle de toutes les misères de la nature humaine !

Cependant les habitudes d’une nation renommée par l’aménité de ses mœurs opposaient une résistance presque générale aux injonctions de ces démagogues ; pour la vaincre, ils employèrent les menaces, la violence. Et il est vrai de dire que le règne passager de la grossièreté en France, établi et maintenu par la terreur, a cessé avec elle. Quand les peuples commencèrent à respirer, les mœurs s’adoucirent, et bientôt les plus farouches révolutionnaires furent contraints de mettre du moins quelque décence dans leur langage. Plus tard, les formes monarchiques, qui nécessitent la distinction des rangs, auraient dû ramener la politesse ; mais la tradition en était perdue. La plupart de ceux qui auraient pu servir de modèle étaient éloignés, beaucoup avaient péri. L’on ne devine point le savoir-vivre ; c’est, comme le mot même l’indique, un art dont le chef-d’œuvre consiste à ne s’imposer que la gêne nécessaire pour jouir dans la société de la plus grande aisance : c’est un sacrifice semblable à celui que, dans l’ordre politique, l’on fait d’une portion de sa liberté pour avoir, sans trouble et sans inquiétudes, la jouissance de tout le reste. Les circonstances étaient d’ailleurs peu favorables au rétablissement de l’urbanité française. Le renversement de tant de fortunes avait vendu bien rares les réunions jadis si nombreuses de la bonne compagnie : la révolution avait fait monter dans la classe des riches des recrues assez difficiles à façonner aux manières du grand monde ; la jeunesse, élevée dans les camps, avait des habitudes toutes militaires ; les femmes elles-mêmes, qui, dans les jours de crainte et de deuil, avaient montré une sensibilité si généreuse, un dévouement héroïque, commençaient, il est vrai, à reprendre leur doux empire ; mais une situation violente, et des efforts au-dessus de leur sexe, avaient nécessairement un peu diminué cette retenue qui ajoute tant de pouvoir à leurs charmes, tant de charmes à la délicatesse de leur esprit. Et cependant le plus grand obstacle venait de ce que le bon goût n’était pas, comme autrefois, uni à la suprême puissance.

Elle n’existait plus cette cour brillante et polie, où, depuis François Ier, le restaurateur des lettres et le plus galant des rois chevaliers, on savait être respectueux sans bassesse ; où l’arrogance était un ridicule ; où les Muses, les arts, et ceux qui les cultivent avec succès, étaient en honneur ; enfin où la déférence pour les dignités n’empêchait pas le talent et la considération personnelle de jouir des distinctions les plus flatteuses. Cette élégance de mœurs, si favorable au progrès de la civilisation, à l’agrément de la vie, descendait, par une heureuse imitation des princes et des grands, dans les classes mitoyennes de la société, et le peuple même en ressentait l’influence. Vit-on jamais rien de semblable dans la pompe toute théâtrale d’une cour, ou plutôt d’un quartier général toujours en partance, où la rudesse mit plus d’une fois les grâces en fuite, et épouvanta la beauté ?

La politesse est revenue en France dans le cortège des Bourbons, ramenée par un prince, vrai modèle de grâce et de loyauté, digne précurseur de son auguste frère. Lorsqu’il reparut dans cette capitale, au milieu de l’immense concours d’un peuple qui prévoyait enfin le terme de ses maux, lors qu’il s’écriait dans l’effusion de son cœur : « Mes amis, c’est un Français de plus » : cette affabilité touchante, politesse des rois, fit éprouver à la génération qui s’élève une émotion mêlée de surprise. Elle n’avait jamais rien vu de pareil ; et nous, c’était en bénissant le ciel que nous contemplions ces nobles traits qu’une longue infortune semblait avoir respectés. Bientôt arriva le monarque désiré : tous les corps de l’État, les provinces, les villes, des milliers de Français, vinrent lui apporter le tribut de leur amour. On admira ses réponses, toujours dignes, spirituelles, variées ; mais ce qui attacha tous les cœurs, ce fut leur obligeante bonté. Doué d’une mémoire prodigieuse, le roi se rappelle à la fois, et pourtant sans confusion, une multitude de noms, de choses, de figures ; il connaît les relations des familles, le nombre, l’âge même des enfants ; il cite aux auteurs, il cita à notre illustre Ducis le plus beau passage de ses écrits ; il se ressouvient surtout des services, des actions honorables ; enfin jamais il n’a rien oublié que les injures, ingénieuse affabilité qui paraît héréditaire dans cette auguste race. C’était elle qui rendait le bon Henri l’idole des Français ; c’était elle encore qui tempérait la majesté imposante de Louis le Grand, et souvent elle fut le mobile les belles actions de son règne. Ainsi se gagne et se conserve l’affection d’un peuple sensible et fier, passionné pour tous les genres de gloire, et qui voit avec orgueil que ses princes sont les plus aimables comme ils sont les premiers des Français