Réponse de M. Ducis à une épître en vers de M. Boufflers

Le 24 avril 1816

François-Nicolas-Vincent CAMPENON

RÉPONSE DE M. DUCIS

À UNE ÉPÎTRE EN VERS

DE M. DE BOUFFLERS,

LUE DANS LA SÉANCE PUBLIQUE

Du 24 AVRIL 1816,

PAR M. CAMPENON.

 

MESSIEURS,

L’Académie française avait lieu d’espérer que M. Ducis lirait, dans cette même séance, les vers que vous allez entendre.

Le public eût sans doute reconnu avec quelque joie, dans nos rangs, cet illustre vieillard, dont les accents tragiques ont tant de fois excité sur la scène des impressions si terribles et si douces, et dont le caractère se montra si remarquable par la fidélité de ses engagements et la persévérance de ses aversions.

La maladie la plus rapide dans ses progrès vient de l’enlever aux muses françaises, dont il fut, un des plus nobles interprètes, à l’amitié qui sent profondément ce qu’elle perd, à l’Académie qui s’était flattée qu’il occuperait quelque temps encore dans son sein une place qu’elle eût voulu ne voir jamais vacante.

L’impression que j’éprouve au moment de lire ces vers tracés par une main respectable et chère, sera sans doute partagée de tous ceux qui vont les entendre. Eh ! qui pourrait se défendre du sentiment le plus douloureux, en songeant que le poète éloquent qui les écrivit, et l’ingénieux académicien qui les inspira, sont tous deux disparus du milieu de nous dans un espace de temps si court ; que naguère encore l’un et l’autre donnaient entre eux l’exemple de ces douces relations où l’amitié s’embellit du commerce des muses ; que tous deux enfin, par leur esprit, leurs talents si divers, auraient pu, aujourd’hui même, contribuer si noblement à l’éclat de cette solennité ?

Une autre voix s’élèvera bientôt dans cette enceinte pour vous entretenir de tout ce qui fonde les droits de M. Ducis à une réputation durable : en développant les beautés mâles et touchantes de ses écrits qu’elle vous dise aussi, cette voix, tout ce que la passion des lettres avait entretenu de sentiments généreux et désintéressés dans cette âme d’une trempe si ferme ; tout ce que la religion y laissa de tolérance ; tout ce que le malheur y trouva de force et la pauvreté de résignation ; tout ce que les bienfaits du roi sont venus y porter enfin d’espérance et de consolation.

L’hommage que M. Ducis recevra de la bouche de son successeur, M. de Boufflers ne l’a point encore obtenu, et ce retard, sans être un sujet de reproche pour personne, devient un motif de regret pour l’Académie. Elle a donc cherché à se dédommager elle-même, en consacrant sa première séance à la lecture d’une épître en vers adressée par M. Ducis M. de Boufflers, il y a quinze mois au plus. Dans ce morceau de peu d’étendue, l’auteur d’Œdipe chez Admète semble s’être plu à louer en M. de Boufflers les dons brillants d’un esprit aimable et cultivé, et les qualités plus solides d’un caractère digne de regrets.

Que l’ombre de M. de Boufflers recueille au moins en ce jour le tribut d’éloges qui ne lui est plus décerné, hélas ! que par une autre ombre !

Voici les vers de M. Ducis :

Boufflers, en l’admirant, j’ai lu la noble épître
Où ta tendre amitié m’accorde un si haut titre.
La grâce, la raison, l’esprit, le sentiment,
Y coulent, en beaux vers, dans tin accord charmant.
Au sympathique attrait quand le cœur s’abandonne,
Il prend, sans trop compter, ce que le cœur lui donne ;
Mais quand l’envie en deuil, qui craint tant d’applaudir,
Voit si bien nos défauts, et sait les agrandir,
Souffrons que, simple et bonne, en se trompant sincère,
S’il est du bien dans nous, l’amitié l’exagère.

 

Prodigue de bons mots, ton esprit enjoué
Sur les roses du Pinde en naissant s’est joué.
Un sylphe de ton front caressé par ses ailes,
Fit jaillir la saillie en vives étincelles.
Apollon m’a conté qu’Amour et les neuf sœurs
T’éveillaient par leurs chants, t’endormaient sur les fleurs ;
Tu fus, dès ton berceau, l’objet de leur tendresse ;
Et leurs folâtres jeux t’environnaient sans cesse.

 

Mais bientôt à leur cour par Hamilton conduit,
De sa main, dans leur temple en secret introduit,
Ton talent y puisa dans les sources antiques ;
Tu manias la lyre et les pipeaux rustiques,
Et joignis l’agréable et l’utile en tes vers,
Des vergers des neuf’ sœurs fruits heureux et divers.
Aussi, quand le printemps, ranimant nos bocages,
De nids et de concerts a peuplé leurs feuillages ;
Quand ton œil, s’égarant sur la campagne en fleurs,
Voit l’épi se gonfler, la vigne fondre en pleurs,
À ta maison des champs tu cours marquer ta place.
Là tu prends ton Ovide, ou relis ton Horace ;
(Horace, humble, élevé, charmant, fêté toujours ;
Ce sage en négligé, qui chanta les amours,
Le vin, les fleurs, la table ; et, sans perdre un sourire,
Eut toujours pour la mort une corde à sa lyre).
« À peu de frais, dit-il, amis, vivons contents.
« Il faut si peu pour l’homme et pour si peu de temps !
« Regardez ce cyprès : pourquoi, sur le rivage,
« Tant de vivres, d’apprêts, pour deux jours de voyage ? »
Mais le plus violent, le premier de nos vœux,
Ce n’est pas le bonheur, c’est de paraître heureux.
La sotte vanité, voilà notre misère.
Nous voulons tous briller dans notre fourmilière.
Toi, ce bien des mortels, ce bonheur précieux,
Tu l’as mis dans ton cœur, et non pas dans leurs yeux.

Quant à nos vers, laissons le temps sur le Parnasse
Leur marquer comme à tout leur véritable place.
Ce vieillard juge à froid de ce que nous valons,
Il met dans son creuset nos fastueux galons ;
En sépare l’or pur’ ; le faux, il le rejette.
Il compte, pèse, écrit, paye à chacun sa dette ;
À Pradon peu de chose, à Racine beaucoup ;
Des monts d’or à Molière, aux Cotins rien du tout ;
Mais il faut de sa part que chacun se contente.
Heureux de sa raison qui suit toujours la pente ;
Qui, sans chercher au loin un bonheur hasardé,
S’est avec son destin sans peine accommodé ;
Craignant, désirant peu, modeste, sans système,
Sachant trouver tout fait son bonheur en soi-même,
Ami des champs, de l’ordre et de la simple foi !
Qui connaît l’homme à fond, aime à rester chez soi.
Qu’à son gré la fortune ou le cherche ou l’évite,
Ce qu’il veut, c’est la paix, le sommeil dans son gîte,
C’est qu’il n’ait point la ruse à craindre à tout moment,
Ni du mensonge en face à subir le tourment.
Partout sur le bonheur, hélas ! que d’imposture !
Faut-il pour être heureux se mettre à la torture ?
Oh ! qu’il est d’ennuyés, d’ennuyeux innocents !
Et sous un front serein que de cœurs gémissants !
Ce qui nous suit partout, c’est notre caractère.
Tel ne vit qu’isolé, qui se croit solitaire.

 

Aux champs j’ai désiré, Boufflers, te voir chez toi.
Soldini, mon voisin, sur la route avec moi
(Chacun de nous n’ayant que l’autre pour escorte),
M’offre un bras, m’accompagne, et me quitte à la porte.
Il remontait tout seul le val de Feuillancour ;
Mais tu cours après lui ; tous deux en ton séjour
Nous rentrons ; nous trouvons les trésors de Pomone.
Bacchus d’un jus nouveau voyait fumer sa tonne,
Ta compagne était là, rangeant ses fruits, ses fleurs :
La santé la parait des plus vives couleurs.
A grands traits sur ton front brillait la paix écrite.
Voilà, dis-je, à ce signe, un véritable ermite !
Il rêve ou fait des vers, content, près de son feu.
Le conjugal amour ici n’est point un jeu.
Les livres n’y sont pas une vaine parure.
Ici d’aise et de luxe abonde la nature.
Mais la table a paru : notre appétit joyeux
Y savoure des mets, un vin délicieux ;
Le dessert nous enchante ; et Soldini dévore
Un muscat parfumé dont il me parle encore.
Viennent les mots heureux, les entretiens charmants,
Oh les heures pour nous se changeaient en moments ;
Les récits du passé, ces faits que la mémoire
Conserve en son dépôt pour les rendre à l’histoire ;
Ces brusques coups du sort, ces traits frappants des cours,
Dont la noble fermière animait ses discours.

 

Mais déjà sur l’airain le temps frappe six heures.
Nous allons donc quitter ces heureuses demeures,
Cher Soldini, partons. Non, non ; vous resterez.
Votre feu luit déjà, vos lits sont préparés ;
Écoutez : d’un vent sourd tout le vallon résonne. »
Nous gagnons notre cause à ce bruit monotone.
Les pavots sont doublés. D’un bon sommeil muni,
Nous voyant le matin : « 0 mon cher Soldini,
« Lui dis-je, mon conseil, mon camarade ermite,
« Prions qu’ici de Dieu la paix toujours habite ! »

 

Nous déjeunons bientôt, charmés avec raison,
D’un lait crémeux et chaud, fourni par la maison.
Après avoir gémi du départ qui s’approche,
Des fruits de l’espalier senti gonfler ma poche,
Remercié surtout nos hôtes généreux,
Jeté l’œil sur le temps, pèlerins vigoureux,
Nous quittons à regret la retraite d’un sage,
Né Boufflers, mais bon homme, autrefois plus volage,
Brillant, prêt au plaisir, riche en vrais impromptu,
Raillant sans amertume, et jamais la vertu,
De nos légèretés hypocrite adorable ;
Aujourd’hui vif encor, facile à vivre, aimable,
Ami sûr, philosophe, et poëte, et fermier,
Mari tendre et fidèle, et Boufflers tout entier.