Hommage à M. René Girard, en l’église Saint-Germain-des-Prés

Le 15 février 2016

Michel SERRES

Hommage

à

M. René GIRARD

prononcé par

M. Michel SERRES

en l’église Saint-Germain-des-Prés

le lundi 15 février 2016

 

JOSEPH HAYDN, LES SEPT DERNIÈRES PAROLES
DU CHRIST

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Nous voici réunis pour célébrer la mémoire de René Girard, notre parent, notre ami, notre confrère de l’Académie, notre commune admiration.

Comme, au cœur de son œuvre, une méditation sur la passion de Jésus-Christ tient la place élective, nous avons décidé, sa famille et moi, de jouer devant vous, avant la cérémonie proprement religieuse, Les Sept Dernières Paroles du Christ, de Joseph Haydn. Le quatuor qui va l’exécuter se compose exclusivement de nièces et de neveux de René Girard lui-même.

La partition commence par une introduction, après laquelle j’énoncerai, une à une, les sept paroles et les commenterai ; les mesures suivantes illustrent en musique la phrase précédente.

Étant donné le caractère extatique de l’œuvre et le lieu où elle se jouera, il serait judicieux que vous n’applaudissiez pas, au moins entre les mouvements.

Paroles du Christ : Père, pardonnez-leur, parce qu’ils ne savent ce qu’ils font.

 

Paroles des hommes : Aussi loin que nous remontions en nos souvenirs personnels ou par la mémoire de l’histoire, nous étonne la répétition monotone de nos fautes de violence : nous faisons la guerre, nous versons le sang, blessons des innocents, les enfants et les femmes, exploitons les faibles et les misérables, infligeons à autrui des hiérarchies vaines, des cruautés physiques, des humiliations sexuelles ou affectives, jouissons tous les jours du spectacle de la mort, saccageons la face de la Terre, méprisons la connaissance et la beauté… Nous devrions au moins avoir appris depuis notre origine ce que nous faisons. Comment pouvons-nous encore ignorer ce péché originel inscrit au plus noir de nos âmes et continûment dans notre histoire : cette pulsion meurtrière ?

Seul un Dieu d’une miséricorde infinie pourrait nous pardonner la série infinie de ces actes infâmes et l’inconscience où nous restons de ne cesser d’y revenir.

Paroles du Christ qui demande à Dieu qu’Il efface les fautes monotones des hommes : Père, pardonnez-leur, parce qu’ils ne savent ce qu’ils font.

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Paroles du Christ : Aujourd’hui, tu seras avec moi au Paradis.

 

Paroles des hommes : Nous voulons réussir notre vie. De la paille d’une étable qui vit sa naissance chez les animaux, d’une vie errante sans domicile fixe ni table, jusqu’au supplice final réservé aux misérables, Jésus-Christ donne l’exemple d’une vie ratée ; voilà le premier Dieu qui accepte de mener une existence minuscule, sans maîtrise ni domination, parmi des hommes de rien, jusqu’à l’échec mortel. De cet oubli de la puissance et de la gloire, de ce naufrage social, d’une telle sortie de l’histoire, d’une telle fragilité naturelle jaillit une résurrection surnaturelle.

Son voisin de peine, le larron, donne, lui, l’exemple qu’une vie, plus ratée encore, peut aussi et soudain, par une grâce d’extrême minute, réussir. Cette espérance fait vivre : un seul mot peut nous sauver. Un seul mot peut nous ressusciter.

Le mot de qui ? Écoutons la parole des amants : dans mes bras, aujourd’hui, tu seras au paradis.

 

Paroles du Christ qui chante l’espérance des misérables et enchante les amants : Aujourd’hui, tu seras avec moi au Paradis.

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Paroles du Christ : Femme, voici ton fils ; fils, voilà ta mère.

 

Paroles des hommes : Nous naissons tous enfants d’un ventre vivant ; les lois exigent ensuite que nos parents nous reconnaissent, nous naissons alors à la légalité ; celle-là permet, en outre et parfois, l’adoption. Nous pouvons voir le jour par trois fois : fille ou fils naturel, légitime, adoptif.

Or, dans la Sainte Famille, s’effacent les deux premiers liens, celui de la vie, celui de la loi. Voici Joseph, père adoptif ; voici Jésus, fils adoptif ; voilà enfin Marie réputée vierge afin de minimiser, dans la chair, la généalogie de nature et de sang.

La Nativité eut lieu, écrit Luc, à l’époque du recensement. Joseph a-t-il inscrit sa famille sur les tablettes romaines ? Cela n’est dit nulle part ; mieux, il fuit en Égypte, avec femme et enfant. Se doutant de la chose, Hérode procède au célèbre massacre des Innocents ; il tue tous les premiers-nés, en cas d’en manquer un seul, qui ne serait pas compté. Voilà le second effacement : écart au sang, d’abord ; ensuite à la loi.

Lui-même sans fils ni fille, Jésus-Christ s’écarte de toute généalogie de nature ; mourant comme un hors-la-loi, il ne transmet pas non plus de loi civile ni privée ; mais cette dernière parole dit la Bonne Nouvelle. Laquelle ? Voici : à compter de son annonce, il y aura filiation ou parenté quand le père et la mère adopteront le fils ou la fille, quand la fille et le fils adopteront père et mère, c’est-à-dire s’ils se choisissent les uns les autres par amour et dilection.

À partir de la naissance de Jésus comme fils adoptif, à partir de sa mort où il désigne, après lui, un fils adoptif et une mère adoptive, vierge une seconde fois de cette nouvelle maternité, l’humanité, dissolvant les liens de sang, affaiblissant ceux de la loi, interrompant du même coup les généalogies antiques, descendra ou engendrera moins par nature et de la légalité, mais seulement par sa propre et bonne volonté, de choix et d’amour. Vous ne deviendrez père, mère, fille ou fils, qu’au moment où vous vous choisirez les uns les autres, où vous vous aimerez les uns les autres.

L’ère moderne naquit quand le choix d’amour devint la structure élémentaire de la parenté.

 

Paroles du Christ qui fonde les nouveaux liens entre les hommes : Femme, voici ton fils ; fils, voilà ta mère.

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Paroles du Christ : Eli, Eli, lama sabactani, mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ?

 

Paroles des hommes : Mon amour, mon amour, pourquoi m’as-tu abandonné ; ma mère, mon père, pourquoi m’avez-vous abandonné ; mon enfant, pourquoi m’abandonner ; amis proches ou lointains, collègues, coreligionnaires… pourquoi m’abandonnez-vous encore ?

Mais moi, qui hurle de solitude, ce soir, qui ai-je laissé derrière moi, sur sa route déserte, hurlant sa douleur de solitude, oh ! qui ai-je abandonné ? Pardon, ô mes amours, de vous avoir abandonnées.

Par la naissance, le sevrage, le départ, le matin, à l’école, l’amertume de l’adolescence, le début dans la vie, la socialisation, l’amour même quelquefois, le divorce, la maladie, la douleur, l’agonie, la mort… des abandons successifs, parfois inévitables, toujours déchirants, sculptent nos existences d’atroces souffrances. Depuis que nous sortîmes de la vulve de notre mère, sue d’angoisse notre chair d’éclipse et de déréliction.

Paroles du Christ : additionnant les ruptures, les absences et les déchirures qui travaillèrent à jamais notre vie charnelle et affective, le Christ fait monter vers le Père lui-même la souffrance première, secrète et continue des hommes : l’abandon. Si toi aussi, mon Dieu, tu m’abandonnes, à qui confierai-je désormais mon espérance ? Eli, Eli, lama sabactani, mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ?

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Paroles du Christ : J’ai soif.

Fille volontaire, Rebecca puisait l’eau d’un puits, au désert, comme tous les soirs, pour le repas et les bêtes, quand parut Isaac, par l’intermédiaire de son serviteur, voyageur assoiffé ; fille dite belle, Rachel puisait de même, à la margelle, lorsque Jacob parut, aussi assoiffé ; tous deux burent au vase que leur tendirent les femmes et se fiancèrent à celle qui ainsi versa de l’eau. Des générations plus tard, une Samaritaine reçut, de la même façon, le Fils de l’Homme à une semblable margelle d’un semblable puits ; Jésus lui dit : nos ancêtres burent de cette eau et moururent ; je te verserai la boisson d’immortalité.

Paroles des hommes : J’ai soif, infiniment, d’eau, de savoir et d’amour ; j’ai soif de vin, de beauté, d’aimer, d’être aimé ; même à l’article de mourir, j’aurai encore soif de vivre, de connaître et de rencontrer l’amour ; infiniment, j’ai soif d’immortalité.

Paroles du Christ qui incarne et résume les désirs des hommes : J’ai soif.

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Paroles du Christ : Tout est consommé.

 

Paroles des hommes : Au moment de mourir, nous nous demanderons : qu’avons-nous fait, en somme ? Quand la vie, finie et enfin définie, se consume, cette somme révèle son sens.

Quelle signification émerge de cette consommation finale, ici, au Golgotha ? S’y révèle cette vérité que les lois ont sacrifié un innocent. Or si cette victime d’une erreur judiciaire rachète, comme dit l’Écriture, les péchés du monde, alors nous ne pourrons plus, désormais, condamner quiconque à mort, puisque tous les crimes et toutes les peines du monde et des hommes se trouvent désormais purgés. Vient donc de mourir le dernier condamné à mort de l’histoire. Par sa mort, le Christ abolit la peine de mort.

Tissée de violence, la vieille histoire est consommée ; le temps des sacrifices est terminé ; le temps de la mort s’achève. La mort est morte, il vient de la racheter.

 

Paroles du Christ qui transforme le destin mortel des hommes : Tout est consommé.

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Paroles du Christ : Seigneur, je remets mon âme entre tes mains.

 

Paroles des hommes : Je rêve de vous laisser, quand je mourrai, un reste de mon âme, une voix, quelques lignes, du sens ténu, effaçable, léger, en somme du spirituel, vite évanouis en votre oubli comme une bruine translucide. Ô bien-aimés disparus, à peine me souviendrai-je, au moment de disparaître, de votre dernier sourire derrière la buée de mes larmes.

Lorsqu’expire l’Incarné, il nous lègue, à l’inverse et pour toujours, corps et sang, sa part la plus dense, durable, charnelle et, comme nous, remet son âme immortelle aux mains du Père. Quand l’Incarnation s’achève, ou le corps vif se défait, chez nous tous, en molécules éparses ; ou il reste parmi nous et nous le consommons en mémoire immortelle de Lui.

Nous nous évaporons, il demeure.

 

Paroles du Christ qui résonne aux paroles des hommes : Seigneur, je remets mon âme entre tes mains ;

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Tremblement de terre

La terre servait autrefois aux enterrements ; elle recouvrait les morts, les cachait, les protégeait, les dissolvait, se fécondait de cadavres.

Celle où l’on croit enterrer le Seigneur devient une tout autre terre, car le tombeau, vide, ne contient plus rien. À peine une ombre en aube blanche.

Ci-gît désignait jadis un lieu, remarquable en effet parce que marqué d’un corps mort. Il n’y a plus de lieu, il n’y a plus de terre, parce qu’il n’y a plus de mort. Tremblante de la pierre qui roule devant la Résurrection, la terre d’où tous les pécheurs condamnés ressuscitent change, se transforme, devient autre.

Elle frémit de cette révolution, vibre devant la Bonne Nouvelle, devant l’annonce de la nouvelle histoire. À partir de ce jour, la nouvelle terre, vierge et mère, engendre une nouvelle ère où le temps, nouvellement orienté, tourne le dos à la mort. La mort ne gît plus devant notre temps, comme notre terme, mais elle fuit, vaincue, derrière nous.

Jadis mortifère, la terre frissonne d’immortalité.