Discours servant d’introduction à l’histoire de France, première partie

Le 9 février 1826

François-René de CHATEAUBRIAND

DISCOURS SERVANT
D’INTRODUCTION À L’HISTOIRE DE FRANCE,

PAR M. DE CHATEAUBRIAND.

 

PREMIER DISCOURS.

Invasion des barbares ; mœurs des empereurs romains ; mœurs des chrétiens, des païens et des barbares.

 

PREMIÈRE PARTIE,

LUE PAR M. DE CHATEAUBRIAND
DANS LA SÉANCE PUBLIQUE DU 9 FÉVRIER 1826.

 

 

Jésus-Christ, depuis longtemps annoncé dans l’Orient, vient au monde sous le règne d’Auguste : voilà le plus grand événement de l’histoire. L’établissement de la religion chrétienne a changé la terre ; le monument de la civilisation moderne est une croix : c’est du pied de cette croix plantée à Jérusalem que sont partis douze législateurs, pauvres, nus, un bâton pastoral à la main, pour enseigner les nations et renouveler la face des royaumes.

À mesure que le polythéisme tombe et que la révélation divine se propage, les devoirs de la famille et les droits de l’homme sont mieux connus. Mais enfin cet empire des Césars est condamné ; il ne reçoit les semences de la vraie religion qu’afin que tout ne périsse pas dans son naufrage : ce monde était trop corrompu pour qu’il pût être entière ment régénéré par le christianisme. Une religion nouvelle avait besoin de peuples nouveaux ; il fallait à l’innocence de l’Évangile l’innocence des hommes sauvages, à une foi simple des cœurs simples comme cette foi. Dieu, ayant donc arrêté ses conseils, les exécuta. Rome, qui ne voyait à ses frontières que des solitudes, croyait n’avoir rien à craindre, et toute fois c’était dans ces camps déserts que la Providence ras semblait l’armée des nations.

Plus de quatre cents ans furent nécessaires pour réunir cette innombrable armée, bien que ses soldats, pressés comme les flots de la mer, s’avançassent au pas de course. Quelque chose de miraculeux les conduit ; ils ignorent d’où ils viennent, mais ils savent où ils vont ; ils marchent au Capitole, convoqués qu’ils se disent à la destruction de l’empire romain.

Il faut distinguer principalement deux grandes invasions des barbares : la première commence sous Dèce et s’arrête sous Aurélien ; à cette époque les barbares, presque tous païens, se jetèrent en ennemis sur l’empire, et firent l’essai de leur force et de la faiblesse latine : la seconde invasion ‘ eut lieu sous le règne de Valentinien et de Valens ; les barbares, alors convertis en partie au christianisme, entrèrent dans le monde civilisé ou comme suppliants, ou comme alliés des Césars. Tantôt enrôlés dans les légions dont ils devenaient les chefs ou les soldats, tantôt dispersés en colonies militaires, ils prenaient possession de la terre par l’épée et par la charrue. Ce n’était toutefois que rarement et avec répugnance qu’ils labouraient ; et pour engraisser les sillons, ils trouvaient plus court d’y verser le sang d’un Romain que d’y répandre leurs sueurs.

La Scandinavie, surnommée la fabrique des nations, fut d’abord appelée à fournir ces peuples. Les Cimbres traversèrent les premiers la Baltique, et parurent dans les Gaules et dans l’Italie comme l’avant-garde de l’armée d’extermination.

Un peuple qui a donné son nom à la barbarie elle-même, et qui pourtant fut prompt à se civiliser, les Goths, sortirent de la Scandinavie après les Cimbres, qu’ils en avaient peut-être chassés.

De l’embouchure de la Vistule, ils s’étendirent peu à peu jusqu’aux rives du Pont-Euxin en soumettant presque tous les peuples. Cette grande division de l’armée de Dieu, formée des quatre ligues des Slaves, des Goths, des Allemands, des Germains avec leurs mélanges de noms et de races, appuyait son aile gauche à la mer Noire, son aile droite à la mer Baltique ; elle avait sur son front le Rhin et le Danube, faible barrière de l’empire romain.

Le même bras qui soulevait les nations du pôle chassait des frontières de la Chine les hordes de Tartares appelés au rendez-vous. Tandis que Néron versait le premier sang chrétien à Rome, les ancêtres d’Attila cheminaient silencieusement dans les bois : ils venaient prendre poste à l’orient de l’empire, n’étant, d’un côté, séparés des Goths que par les Palus-Méotides, et joignant, de l’autre, les Perses, qu’ils avaient à demi subjugués. Les Perses continuaient la chaîne avec les Arabes ou les Sarrasins en Asie : ceux-ci donnaient en Afrique la main aux tribus errantes du désert, et celles là aux Maures de l’Atlas, achevant ainsi d’enfermer dans un cercle de peuples vengeurs, et ces dieux qui avaient envahi le ciel, et ces Romains qui avaient opprimé la terre.

La mesure étant comblée, les Goths entrèrent dans l’empire. Dèce venait de prendre la pourpre. Ici il convient de jeter un regard en arrière sur les règnes des prédécesseurs de Dèce, afin de voir où en était l’empire au moment de la première grande invasion des barbares.

Depuis longtemps Rome républicaine avait répudié la liberté pour devenir la concubine des tyrans. La grandeur de son premier choix lui a du moins servi d’excuse. César est l’homme le plus complet de l’histoire, parce qu’il réunit le triple génie du politique, de l’écrivain et du guerrier. Malheureusement César fut corrompu comme son siècle : s’il fût né au temps des mœurs, il eût été le rival de sagesse des Cincinnatus et des Fabricius, car il avait tous les genres de force. Mais, quand il parut à Rome, la vertu était passée ; il ne trouva plus que la gloire : il la prit, faute de mieux.

Auguste, héritier de César, n’était pas de cette première race d’hommes qui font les révolutions ; il était de cette race secondaire qui en profite, et qui pose avec adresse le couronnement de l’édifice dont une main plus forte a creusé les fondements.

La terreur qu’Auguste avait d’abord inspirée lui servit : les partis tremblants se turent ; une longue paix les réconcilia avec leurs chaînes. L’astucieux empereur affectait les formes républicaines ; il consultait Agrippa, Mécène, et peut-être Virgile, sur le rétablissement de la liberté, en même temps qu’il instituait les gardes prétoriennes. Il chargea les Muses de désarmer l’histoire ; et le monde a pardonné à l’ami d’Horace.

Tibère, successeur d’Auguste, ne se donna pas, comme lui, la peine de séduire les Romains ; il les opprima franchement, et les contraignit à le rassasier de servitude. En lui commença cette suite de monstres nés de la corruption romaine. Il inventa le crime de lèse-majesté, qui devint une loi de finances, et d’où naquit la race des délateurs ; nouvelle espèce de magistrature que Domitien déclara sacrée, sous le gouvernement des bourreaux.

Tibère sacrifia le reste des droits du peuple aux sénateurs, et la personne des sénateurs au peuple, parce que le peuple, pauvre et ignorant, n’avait de forces que dans ses droits, et que les sénateurs, riches et instruits, ne tiraient leur puissance que de leur valeur personnelle.

Tibère mêlait à sa tyrannie le défaut des petites âmes : la haine pour les services qu’on lui avait rendus, et la jalousie du mérite. Le talent inquiète la tyrannie : faible, elle le redoute comme une puissance ; forte, elle le hait comme une liberté.

Les mœurs de Tibère étaient dignes de ses forfaits, mais on se taisait sur ses mœurs ; car il appelait ses crimes au secours de ses vices, et la terreur lui faisait raison du mépris.

En ce temps-là, le modèle de toutes les vertus achevait sa mission sur la terre : il rapportait aux hommes la religion, la morale et la liberté, au moment où elles expiraient dans l’univers. Deux mondes se présentent ici à la fois : Jésus Christ sur la croix, Tibère à Caprée.

Après Tibère, un fou et un imbécile, Caligula et Claude, furent suscités pour gouverner l’empire, qui allait alors tout seul et de lui-même, comme Tibère l’avait monté, avec la bassesse et la tyrannie. Il faut rendre justice à Claude : la couronne l’atteignit malgré lui. Caché derrière une porte pendant le tumulte qui suivit l’assassinat de Caïus, un soldat le découvrit et le salua empereur. Claude, consterné, ne demandait que la vie ; on y ajoutait l’empire, et il pleurait du présent.

De même que tous les conquérants sont devenus des Alexandres, tous les tyrans ont hérité du nom de Néron. On ne sait pas trop pourquoi ce prince a mérité cet insigne honneur ; car il ne fut ni plus cruel que Tibère, ni plus insensé que Caligula, ni plus débauché qu’Héliogabale : c’est peut-être parce qu’il tua sa mère, et qu’il fut le premier persécuteur des chrétiens.

Les sénateurs qui condamnèrent Néron à mort lui prouvèrent qu’un artiste ne vit pas partout, comme ce prince avait coutume de le dire lorsqu’il chantait sur le luth. Mais ces esclaves qui jugèrent leur maître tombé n’avaient pas osé l’attaquer dans sa puissance : ils laissèrent vivre le tyran ; ils ne tuèrent que l’histrion.

La mort de Néron causa une révolution dans l’empire : l’élection des empereurs passa aux légions, et la constitution de l’État devint purement militaire.

Les barbares, introduits peu à peu dans l’armée, s’accoutumèrent à faire des empereurs, et, quand ils furent las de donner le monde, ils le gardèrent.

Dans le despotisme héréditaire il y a des chances de repos pour les hommes : il perd de son âpreté en vieillissant. Mais dans le despotisme électif, chaque chef surgit à la souveraineté avec la force du premier né de sa race, et se porte à l’oppression de toute l’ardeur d’un parvenu à la puissance. Alors on a toujours le tyran dans toute sa vigueur élective, tandis que la nation qui ne se renouvelle pas reste dans sa servitude héréditaire. Et comme l’empire romain occupait le monde connu, comme l’empereur pouvait être choisi partout, de là cette diversité de tyrannies, selon que le maître venait de l’Afrique, de l’Europe ou de l’Asie. Toutes les variétés d’oppression répandues aujourd’hui dans les divers climats, s’asseyaient par l’élection sur la pourpre romaine, où chaque candidat arrivait avec son caractère propre et les mœurs de son pays.

Galba, Othon et Vitellius passèrent vite : ils revêtirent la pourpre plutôt qu’ils ne possédèrent l’empire.

Quelques mots de Galba sont dignes de l’ancienne Rome, dont il conservait le sang. Des légionnaires sollicitaient une gratification nouvelle : « Je choisis des soldats, répondit-il, et je ne les achète pas. »

Othon venait de soulever les prétoriens ; un soldat se présente à Galba l’épée nue, et prétendant avoir tué Othon : « Qui te l’a ordonné ? » dit le vieil empereur.

Entouré par les séditieux, Galba, âgé de soixante-treize ans, tendit la gorge aux meurtriers, en leur disant : « Frappez, si cela est utile au peuple romain. » Sa tête tomba ; elle était chauve ; un soldat, pour la porter, fut obligé de l’envelopper dans une étoffe. Cette tête chauve aurait dû mieux conseiller le vieillard : était-ce la peine de mettre une couronne sur une tête dépouillée ?

Othon voulut l’empire, mais il le voulut tout de suite ; il le voulut non comme un pouvoir, mais comme un plaisir. Trop voluptueux pour l’acheter par des travaux, pas assez fort pour vivre, il se trouva assez fort pour mourir. Quand il fut décidé à se percer de son poignard, il trouva qu’il était inutile de se priver de sommeil : il se coucha, dormit bien, et, se frappant à son réveil, il s’en alla à petit bruit, sans avoir lu le dialogue de Platon sur l’immortalité de l’âme, sans se déchirer les entrailles. Mais Caton expira avec la liberté ; Othon ne quittait que le pouvoir.

Vitellius s’assit à l’empire, qu’il prit pour un banquet ; ses convives armés le forcèrent d’achever le festin aux Gémonies.

Sa mort suspendit le cours de ces ignominieuses adversités. Quatre-vingts années de bonheur, interrompues seulement par les quinze ans du règne de Domitien, commencèrent à l’élévation de Vespasien à l’empire. On a dit que c’était là l’époque où le genre humain avait été le plus heureux ; cela est vrai, si la dignité et l’indépendance des nations n’entrent pour rien dans leur félicité.

De même que les premiers tyrans de Rome se distinguèrent chacun par un vice particulier, afin qu’on pût juger ce que la société est capable de supporter sans se dissoudre, de même les bons princes qui leur succédèrent brillèrent chacun par une vertu différente, afin qu’on sentît l’insuffisance des qualités des hommes pour l’existence des nations, lorsque ces qualités sont séparées des institutions politiques.

Tout ce qu’on peut imaginer de mérites parut à la tête de l’empire. Ceux qui possédèrent ces mérites pouvaient tout entreprendre : ils n’étaient gênés par aucune entrave ; ils héritaient de la puissance absolue de Néron ; ils pouvaient employer pour le bien l’arbitraire que l’on avait mis à faire le mal. Que produisit néanmoins ce despotisme de la vertu ? Réforma-t-il les mœurs ? rétablit-il la liberté ? préserva-t-il l’empire d’une chute prochaine ? Non. Le genre humain ne fut ni amélioré ni changé. La fermeté régna avec Vespasien, la douceur avec Titus, la générosité avec Nerva, la grandeur avec Trajan, les arts avec Adrien, la piété du polythéisme avec Antonin ; enfin la philosophie monta sur le trône avec Marc-Aurèle, et l’accomplissement de ce rêve des sages ne produisit pour le monde aucun bien solide ! C’est qu’il n’y a rien de durable, ni même de possible, quand tout vient des volontés individuelles et non des lois ; c’est que le paganisme, n’ayant plus pour lui l’austérité républicaine, transformait les hommes en un troupeau de vieux enfants sans raison et sans innocence.

Il y avait alors dans l’empire des chrétiens obscurs, persécutés même par Marc-Aurèle, et ils faisaient avec une religion méprisée ce que ne pouvait accomplir la philosophie sur le trône : ils instituaient des lois, corrigeaient les mœurs, et fondaient une société qui dure encore.

Elle fut pourtant calomniée cette religion : on la peignit à Marc-Aurèle comme une secte factieuse, et à ses successeurs comme une école de perversités. Dans la suite des temps, elle fut quelquefois défigurée par l’hypocrisie. On voulut rendre fanatique, persécutrice, ennemie des lettres, des sciences et des arts, ennemie de toute liberté, une religion qui est la tolérance et la charité même, une religion à qui l’on doit les plus belles découvertes du génie. Loin de faire rétrograder l’esprit humain, de favoriser l’oppression, le christianisme a débrouillé le chaos de notre nature ; il a montré que l’homme, que l’on croyait arrivé à toute sa virilité chez les Romains, n’était encore qu’au berceau. Il a fait faire un pas de géant à la société en abolissant la servitude, en déclarant aux nations qu’elles peuvent et doivent exister sans esclaves, en proclamant l’égalité des droits entre les hommes. Lumière quand elle se mêle aux facultés de l’esprit, sentiment quand elle s’associe aux mouvements de l’âme, la religion chrétienne croît avec la civilisation, marche avec le temps au perfectionnement de la société, et ne repousse aucune forme de gouvernement. Modératrice des peuples comme des rois, elle ne combat que les excès du pouvoir, de quelque part qu’ils viennent. C’est sur la morale évangélique, raison divine, que s’appuie la raison humaine dans ses progrès vers un but qu’elle n’a point encore atteint. Grâce à cette morale évangélique, nous avons appris que la vieillesse du genre humain ne le dépouille pas de l’indépendance, et qu’il y a pour les peuples modernes une liberté née des lumières, comme il y avait pour les peuples anciens une liberté fille des mœurs.

Avec Marc-Aurèle finit l’ère du bonheur des Romains sous le pouvoir absolu : avec Commode recommencent des temps effroyables d’où l’on ne sort plus que par la division de l’empire et le renouvellement de la société. La vertu de Marc Aurèle, inutile au bien public, le fut également au bonheur domestique : elle échoua, pour ainsi dire, dans ses propres foyers. Commode fut un prince abominable ; et les Romains se replongèrent avec une telle ardeur dans l’abjection, qu’on les eût pris pour des hommes rendus nouvellement à la liberté ; et pourtant ils n’étaient affranchis que des vertus de leurs derniers maîtres.

Deux effets de la puissance absolue sur le cœur humain sont à remarquer : il ne vint pas même à la pensée des grands princes qui gouvernèrent l’empire de douter de la légalité de leur pouvoir, de rendre au peuple des droits usurpés sur lui ; la même puissance absolue altéra la raison des mauvais princes. Les Néron, les Caligula, les Domitien, les Commode, furent souvent de véritables insensés ; le ciel, pour ne pas trop épouvanter la terre, donna la folie à leurs crimes comme une sorte d’innocence.

Commode, rencontrant un homme d’une corpulence extraordinaire, le coupa en deux pour prouver sa force et pour jouir du plaisir de voir se répandre les entrailles de cette victime impériale. Il se disait Hercule ; il voulut que Rome changeât de nom pour prendre le sien, et de honteuses médailles ont perpétué le souvenir de ce caprice. Commode périt par l’indiscrétion d’un enfant, par le poison que lui donna une de ses concubines, et par la main d’un athlète qui acheva, en l’étranglant, ce que le poison avait commencé.

Pertinax succède à Commode. Quand son ambition fut satisfaite, il se montra digne du pouvoir qu’il avait obtenu. Il y a une ambition qui naît de la conscience des talents qu’on peut déployer, comme il y en a une autre qui naît de l’envie des talents qu’on ne peut atteindre. Pertinax, soldat austère, est massacré par les prétoriens. L’empire est mis à l’encan. Il se trouve deux marchands pour acheter les haillons de Tibère. Didius Julianus l’emporte sur son compétiteur par une surenchère de mille deux cent cinquante drachmes. Les prétoriens livrent le troupeau de quatre-vingts millions d’hommes à Didius. Celui-ci ne put fournir le prix de l’adjudication, et il fut menacé d’être mis à mort pour dette.

Il ne régna que soixante-six jours ; le sénat le déposa, lui fit trancher la tête, et reconnut pour empereur Septime Sévère.

Né à Leptis sur la côte d’Afrique, il se trouva que le maître des Romains parlait la langue d’Annibal. Il avait la cruauté et la foi punique, et pourtant il ne manquait pas d’une certaine grandeur. Malade à York, il sentit qu’il allait mourir, et il dit : « J’ai été tout, et il ne me reste rien. » L’officier de garde s’étant approché de son lit, il lui donna pour mot d’ordre : Travaillons. Et il expira.

Caracalla, son fils et son successeur, régna d’abord avec son frère Géta, et fit bientôt massacrer celui-ci dans les bras de sa mère. Passé en Asie, il visita les ruines de Troie. Pour honorer et imiter Achille, Caracalla voulut pleurer la mort d’un ami. En conséquence, il fit empoisonner Festus, affranchi qu’il aimait tendrement ; après quoi il lui éleva un bûcher funèbre. Comme Achille, le plus beau des Grecs, coupa sa chevelure blonde sur le bûcher de Patrocle, Caracalla, laid, petit et difforme, s’arracha deux ou trois cheveux que la débauche lui avait laissés, excitant la risée des soldats qui le voyaient chercher et trouver à peine l’aliment du sacrifice à l’ami qu’il venait d’empoisonner.

Caracalla était malade de ses débordements ; son âme souffrait autant que son corps : il se croyait poursuivi par l’ombre de son père et de son frère ; ses crimes lui apparaissaient. Il consulta Esculape, Apollon, Sérapis, et ce Jupiter Olympien qui n’avait d’immortel que sa statue. Caracalla ne fut point soulagé : on ne guérit point des remords.

Macrin, préfet du prétoire, menacé de mort par Caracalla, le prévint en le faisant assassiner.

Proclamé empereur, ce Macrin était un homme commun en tout. Il désira l’empire, l’obtint et s’en trouva embarrassé Il avait l’instinct de la scélératesse, il n’en avait pas le génie : impuissant à féconder le mal, quand il avait commis un crime, il ne savait qu’en faire. C’est ce qui arrive lorsque l’ambition dépasse la capacité, lorsqu’une grande fortune se trouve resserrée dans un petit esprit, dans une âme étroite, au lieu de s’étendre à l’aise dans un grand génie et dans un grand cœur.

Après quatorze mois de règne, les légions ôtèrent l’empire à Macrin.

Un jeune Syrien, prêtre du soleil, le tour des yeux peint, les joues colorées de vermillon, portant une tiare, un collier, des bracelets, une tunique d’étoffe d’or, une robe de soie à la phénicienne, des sandales ornées de pierres gravées, ce jeune Syrien environné d’eunuques, de courtisanes, de bouffons, de chanteurs, de nains et de naines, dansant et marchant à reculons devant une pierre triangulaire, Héliogabale, en un mot, vint régner dans les foyers du vieil Horace, rallumer le feu chaste de Vesta, prendre le bouclier sacré de Numa, et toucher les vénérables emblèmes de la sainteté romaine.

Le vice qui gouverna plus particulièrement le monde sous Héliogabale fut une obscène brutalité : la souveraineté politique fut placée dans la dépravation ; nul n’était appelé au pouvoir qu’il n’eût fait ses preuves de débauche. Il arriva qu’Héliogabale, ayant choisi des maris, se donna pour maître tantôt un cocher du Cirque, tantôt le fils d’un cuisinier. Prostitué et prostituée, il n’aurait pas été plus pur, quand il se fût consacré au culte de Cybèle, comme il en eut la pensée.

Ce prince avait préparé pour se tuer, en cas de besoin, des cordons de soie, un poignard d’or, des poisons renfermés dans des vases de cristal, et une cour intérieure pavée de pierres précieuses, pour s’y précipiter du haut d’une tour. Ces ressources lui manquèrent : il vécut dans des lieux infâmes, et fut tué dans des latrines. On lui coupa la tête ; son cadavre fut traîné par la populace, qui voulut ensuite le jeter dans un égout ; mais l’entrée de l’égout s’étant trouvée trop étroite, ce hasard heureux valut à Héliogabale les honneurs du Tibre. Les Romains respiraient un moment quand le despotisme descendait si bas que sa dégradation lui ôtait sa force. Dans ces temps d’opprobre, le mépris tenait quelquefois lieu de liberté.

Alexandre Sévère, cousin d’Héliogabale, lui succéda. Ce prince économe et raisonnable régna treize années. Les légions des Gaules, lasses d’un empereur qui promettait de vivre encore, voulurent recevoir le tribut que réclamait l’armée à chaque élection nouvelle. L’empire était une ferme que l’empereur prenait à bail pour une somme convenue, mais avec une clause tacite par laquelle il s’engageait à mourir.

Maximin souleva ces légions, et des assassins envoyés par lui firent tomber Alexandre Sévère sous leurs coups. Maxi min saisit les rênes de l’empire.

Voici un premier barbare sur le trône, et de cette race même qui produisit le premier destructeur de Rome. Il était né en Thrace et tirait son origine des Goths. Pâtre d’abord, il devint ensuite soldat. Il avait huit pieds et demi romains de haut ; il traînait seul un chariot chargé, brisait d’un coup de poing les dents et la jambe d’un cheval, réduisait dans sa main des pierres en poudre, fendait des arbres, terrassait seize, vingt et trente lutteurs, courait de toute la vitesse d’un cheval au galop, mangeait quarante livres de viande et buvait une amphore de vin dans un jour. Grossier et sans lettres, parlant à peine la langue latine, il était dur, hautain, féroce, mais chaste et amateur de la justice ; il était brave aussi, bien qu’il ne fût pas, comme Alaric, de ces soldats dont l’épée est assez large pour faire une plaie qui marque dans le genre humain. Il n’y avait pourtant que treize années d’intervalle entre le règne d’Héliogabale et celui de Maximin. On sent ici une nouvelle race d’hommes, laquelle a de trop ce que l’ancienne avait de trop peu.

Ainsi une même génération de Romains eut pour maîtres, en moins d’un quart de siècle, un Africain, un Assyrien et un Goth : nous allons, dans un moment, voir régner un Arabe. Il est digne de remarque que de tous ces aventuriers, candidats au despotisme, qui affluaient à Rome de tous les coins du globe, aucun ne vint de la Grèce. Cette vieille terre de l’indépendance, tout enchaînée qu’elle était, se refusait à produire des tyrans : en vain lés Goths firent périr ses chefs d’œuvre à Olympie ; la dévastation et l’esclavage ne purent lui ravir ni son génie ni son nom. On abattait ses monuments, et leurs ruines n’en devenaient que plus sacrées ; on dispersait ces ruines, et l’on trouvait au-dessous les tombeaux des grands hommes ; on brisait ces tombeaux, et il en sortait une mémoire immortelle ! Patrie commune de toutes les renommées ! pays qui ne manqua plus d’habitants ! car partout où naissait un étranger illustre, là naissait un enfant adoptif de la Grèce, en attendant la renaissance de ces indigènes de la liberté et de la gloire qui devaient un jour repeupler les champs de Platée et de Marathon.

Les Romains, revenus de leur surprise, se soulevèrent ; ils ne purent supporter l’idée d’être gouvernés par un Goth, comme si ces esclaves avaient le droit d’avoir encore quelque fierté. Gordien le Pieux et son fils périrent en Afrique, où ils avaient été proclamés empereurs ; mais Maximin fut tué par ses soldats au siége d’Aquilée. Les prétoriens massacrèrent Maxime et Balbin, qui lui succédèrent, et le lambeau de pourpre fut enfin jeté au troisième Gordien, petit-fils de Gordien le Pieux.

Gordien obtint de grands avantages contre Sapor, premier roi des Perses. Il dut ces avantages à son beau-père Mysithée, que le sénat honora du nom de tuteur de la république. Gordien eut la candeur d’en convenir. C’est être soi même digne de la gloire, que de la rendre à celui qui nous la donne.

Mais Rome ne pouvait plus porter un grand homme : quand par hasard elle en produisait encore un, comme une mère épuisée, elle n’avait plus la force de le nourrir. Mysithée mourut, peut-être empoisonné par Philippe, qui lui succéda dans la charge importante de préfet du prétoire.

Philippe était Arabe et fils d’un chef de brigands. Son ambition ne fut assouvie qu’en obtenant à la fois le pouvoir suprême et la mort du prince qui avait fait sa fortune. Personne n’en fut révolté : les forfaits étaient tombés dans le droit commun.

Trahi à son tour par Dèce, son lieutenant, Philippe fut tué aux champs de Vérone, et le sénat confirma l’élection militaire de Dèce.

Aussitôt que les prétoriens apprirent la défaite et la mort de Philippe, ils se hâtèrent d’égorger son fils. On raconte de cet infortuné jeune homme que depuis l’âge de cinq ans il n’avait jamais ri. Il n’arriva point au trône et perdit les joies de l’enfance : il eût du moins gardé celles-ci, s’il fût resté sous la tente de l’Arabe. Dans ces temps un empereur ne mourait presque jamais seul, ses enfants étaient souvent massacrés avec lui ; cette leçon sans cesse répétée ne corrigeait personne : on trouvait mille compétiteurs à l’empire, on ne rencontrait pas un père.

Tel était l’état des hommes et des choses à l’avénement de Dèce à la couronne ; ainsi tout hâtait la dissolution de l’empire romain ; ainsi tout était arrangé pour l’invasion et les victoires des barbares. Ceux-ci n’avaient rien devant eux, sauf le christianisme qui les attendait pour s’en emparer et pour les rendre capables de fonder une société nouvelle, en bénissant leur épée.

La véritable histoire des barbares s’ouvre donc avec le règne de Dèce. Us vont donner un autre mouvement aux affaires ; ils vont mêler les races, multiplier les malheurs, et accomplir les desseins de la Providence. Les terribles Goths vont paraître ; les autres barbares campés sur les frontières vont les suivre, et il semble déjà que les cris de cette multitude font trembler le Capitole.

Alors viendront des désolations sans exemple ; trois peuples se montreront à la fois : les païens aux jeux du cirque, les chrétiens dans les tombeaux, les barbares partout. Ces derniers s’annonceront comme les fléaux de Dieu, et ils le seront en effet. Les uns, espèce de géants, aux yeux verts, à la chevelure blonde, nus ou couverts de peaux de bêtes, combattront à pied avec des massues ou des haches à deux tranchants ; les autres, montés sur de petits chevaux rapides comme des aigles, porteront suspendus à leurs selles les crânes des ennemis qu’ils auront vaincus : horribles cavaliers au visage noir et aplati, à la voix grêle, au geste sauvage, que la terreur des Goths eux-mêmes faisait descendre des sorcières de la Scythie accouplées dans le désert avec les esprits infernaux !

Ici les Pictes ou les Calédoniens mangeront les mamelles des prisonniers qu’ils auront faits ; là des Arabes boiront le sang de l’ennemi blessé de leurs flèches. Genseric voudra que ses vaisseaux le portent partout où Dieu regarde les peuples dans son courroux. Alaric s’écriera : « Je ne puis m’arrêter, je sens en moi quelque chose qui me pousse et qui m’entraîne sous les murs de Rome. » Attila suivra un glaive mystérieux trouvé dans le sein de la terre. « L’herbe ne croît plus, dira-t-il, partout où le cheval d’Attila a passé. » Ce roi des Huns hésitera entre deux proies ; il ne saura d’abord lequel de ses deux bras étendre pour saisir l’empire d’Orient ou l’empire d’Occident, pour arracher Rome ou Constantinople de la terre.

Dans ces temps, il n’y aura plus d’abri contre la mort ou l’esclavage. Tous ces cochers du cirque, toute cette populace de l’amphithéâtre, toutes ces prostituées des temples de Cybèle qui faisaient rougir la lune de leurs affreux débordements, tous ces sénateurs héritiers des Catons qui ne pouvaient plus supporter la chaleur du jour, qui voyageaient la nuit enfermés dans des rideaux de soie, et portés sur le dos de leurs es claves, toute cette race jugée et condamnée sera dispersée par le vent de la colère céleste. Pour échapper aux barbares, les Romains se réfugieront à Carthage, à Cyrène, à Alexandrie, à Jérusalem, dans toutes les villes de l’Asie ; mais, dans les lieux les plus reculés, ils rencontreront d’autres barbares. Chassés du centre de l’empire aux extrémités, rejetés des frontières au centre, ils seront traqués comme dans un parc entouré de chasseurs. Nulle retraite, ni sous le Capitole écroulé, ni dans les déserts : Rome manquera au monde, et la Thébaïde aux solitaires.

La famine et la peste emporteront ce que le glaive aura épargné. L’ancienne race des humains sera extirpée ; les campagnes jonchées d’os de morts se couvriront de forêts ; le désert, comme entraîné par les barbares, et changeant, pour ainsi dire, de place avec eux, s’étendra sur la face des provinces jadis les plus habitées, et dans les contrées qu’avait animées un peuple innombrable il ne restera que la terre et le ciel.

Après tant de calamités, quand la poussière élevée sous les pas des nations sera retombée, quand les tourbillons de fumée, s’échappant de tant d’incendies, se seront dissipés, quand la mort aura fait taire tant de gémissements, quand le bruit de la chute du colosse romain aura cessé de retentir, alors on apercevra une croix, et au pied de cette croix un nouvel univers : tout sera changé, hommes, religion, mœurs, langage. Quelques apôtres, l’Évangile à la main, assis sur des ruines, ressusciteront la société au milieu des tombeaux, comme jadis leur maître rendait la vie à ceux qui avaient cru en lui.

Arrêtez-vous devant ce monde étranger pour y reconnaître, si vous le pouvez, deux hommes.

L’un est fils d’un secrétaire d’Attila. Sorti de Rome pour jamais avec l’empire, il vit relégué dans une ancienne maison de campagne de Lucullus, sans se douter de tout ce qui s’attache à son nom, indifférent aux leçons, ignorant des souvenirs que donnent et rappellent les lieux qu’il habite.

L’autre personnage a pour sceptre une hache, pour couronne une longue chevelure ; il a soumis une petite ville nommée Lutèce.

Ce fils du secrétaire d’Attila est Augustule ; ce roi barbare est Clovis.