Réponse au discours de réception de Jean-Pons-Guillaume Viennet

Le 5 mai 1831

François-Auguste PARSEVAL-GRANDMAISON

Réponse de M. Parseval-Grandmaison
au discours de M. Viennet

DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
le jeudi 5 mai 1831

PARIS PALAIS DE L'INSTITUT

     Monsieur,

Vous remplacez un homme cher à l’Académie française, par tous les titres qui pouvaient le lui rendre précieux. Les dons de l’esprit et du cœur, qu’il réunissait au plus haut degré ; la variété des connaissances, qu’une mission diplomatique du premier ordre et une lecture fructueuse avait fortifiées de tout ce que l’expérience ajoute à la théorie des études les plus suivies ; l’art de cacher l’instruction sous l’agrément, dans le cours d’une conversation qui n’est ni frivole ni pédante ; l’adresse d’un esprit fin, qui saisit toujours l’à-propos ; le ton de l’homme du monde qui sait aussi bien écouter que discourir ; une rhétorique fleurie, une poésie badine, qui voltige comme l’abeille sur les plantes dont elle pompe le nectar ; une malice innocente, dont s’amuse celui même qui en est l’objet ; la bonté de l’âme la plus pure ; la droiture des intentions dans la conduite politique comme dans tous les détails de la vie privée, voilà ce qui nous intéressait, ce oui nous charmait dans la personne de l’illustre académicien dont nous déplorons la perte.

Ce n’est pas après vous, Monsieur, que je m’étendrai sur l’examen du mérite éminent qui distinguait M. le comte de Ségur ; vous avez si bien dit comment se rassemblaient en lui le chansonnier, le publiciste, l’historien, l’homme d’État, homme de cour et le philosophe, que je me garderai bien d’ajouter mes réflexions à cet éloge : je ne ferais qu’une pâle copie du tableau que vous avez terminé. Vous étiez lié avec M. le comte de Ségur d’une manière plus intime, et il vous appartient mieux d’exprimer les regrets qui vous sont communs avec l’Académie tout entière.

Après avoir déploré la perte de votre illustre ami, dont vous avez énuméré tous les titres littéraires, permettez-moi, Monsieur, de vous parler des vôtres. Le premier qui fixe mon attention est l’épopée héroï-comique, que vous avez publiée sous le nom de la Philippide. J’entrerai dans quelques détails sur cette épopée familière dont le genre vous a séduit, et à laquelle vous avez consacré vos veilles. Nous en possédons deux dont les sujets sont bien légers ; mais plus ils paraissent futiles, plus on est étonné du talent déployé dans l’un et dans l’autre par les deux poëtes qui les ont choisis.

L’auteur du Lutrin, qui est le premier, prend le ton le plus élevé dans les scènes les plus bouffonnes, qui n’en deviennent que plus comiques. Enjoué comme l’Arioste, il soutient le parallèle de Virgile et d’Homère, et traite avec une gravité plaisante les aventures les plus gaies. J’entends les amateurs du naturel se récrier, en disant que j’applaudis une fausse nature, et que la vérité s’exprime bien autrement. Je conviens qu’on peut la trouver aussi dans le langage le plus bas et le plus trivial ; mais, peut-être, quand elle ennoblit par l’expression tons les objets qu’elle représente, est-elle préférable à cette ignoble gaieté qui n’éclate que par les quolibets et les plaisanteries les plus grossières. La peinture du prélat enfoncé dans le réduit obscur de son alcôve, et le gras Évrard qui lit la Bible autant que l’Alcoran, et dont vingt muids rangés chez lui font la bibliothèque, m’amuse beaucoup plus que les plates bouffonneries dont Shakspeare déshonore trop souvent ses conceptions les plus sublimes.

Ce n’est pas devant vous, Monsieur, qu’il me convient de défendre plus longtemps la gloire d’un auteur dont les ouvrages sont l’objet de votre admiration ; mais, puisqu’il est question d’épopée comique, j’ajouterai quelques mots à ces réflexions, sur le poëme qui a contribué à la réputation de Gresset. Vous avez sûrement lu et relu bien souvent l’Odyssée de cet oiseau voyageur, qui, s’il avait eu la prudence d’Ulysse, se serait bien gardé de prêter une oreille complaisante aux jurons impies des Argonautes de la Loire. Cette langue, toute nouvelle pour le chantre emplumé dont la voix était devenue l’écho des divins cantiques, ne le frappa que trop, par sa nouveauté barbare ; il oublia sa langue toute céleste, pour faire crier sous son bec autrefois si dévot, les syllabes les plus scandaleuses. Après avoir sanctifié les cellules du cloître de Nevers, il épouvanta celles du cloître de Nantes, par l’audace effrénée de ses chants sacriléges, et parut aux saintes recluses n’être qu’un mauvais garnement, qu’elles renvoyèrent avec opprobre aux religieuses de Nevers. Mais, étant condamné par celles-ci à la privation de sa liberté et de toutes les douceurs monastiques, il fit sur sa faute des réflexions profondes, et retrouva dans ses souvenirs les notes béates et mystiques du chant divin qui avait édifié la sainte communauté. Grande leçon pour les Ververts de notre littérature, qui, égarés comme lui par la nouveauté d’un jargon dur et barbare, s attachent avec obstination à l’hérésie qu’ils professent, et loin de rentrer dans les voies du salut, comme l’oiseau pieux qui est mort en odeur de sainteté, se font une gloire et un système de mourir dans l’impénitence finale.

Après ces deux épopées comiques, dont le succès a été complet, je ne puis qu’en indiquer une autre, ou étincellent tous les éclairs de l’esprit et de la plus brillante imagination ; que la France applaudirait, si elle osait s’en glorifier ; que le génie avoue, mais que la pudeur condamne ; qu’on blâme en public, et qu’on lit en secret ; que personne ne cite, et que tout le monde sait par cœur ; mais dont le tort le plus grave est d’avoir livré au ridicule une héroïne qui nous a conservé le nom de Français.

Telles sont les trois Épopées comiques qui ont obtenu en France le plus de succès ; mais, longtemps avant elles, avait paru en Italie celle de l’Arioste, qui a renversé tout l’édifice de la théogonie païenne, pour créer en sa place un monde magique dont il fut le premier enchanteur. A peine a-t-il paru, qu’il a mis en fuite les Silvains, les Nymphes, les Tritons et tous les dieux de la mythologie. Eh ! qu’en a-t-il besoin ? ne dispose-t-il pas des fées, des magiciens, des ogres, des géants et des nains, qui s’empressent d’exécuter ses ordres ? Il base les autels de Jupiter, de Pallas et de Junon, pour évoquer les Alcine, les Mélisse, les Logistilles, qui deviennent les bons et les mauvais génies de son poëme : le vieux Pégase disparaît devant son hippogriffe : plus de Diomède, plus d’Ajax, plus d’Achille ; c’est Roland, Renaud, Ferragus et Roger qui deviennent ses héros. L’errante Angélique remplace la fugitive Hélène ; la fidèle Bradamante, courant après son amant, succède à la constante Pénélope qui attend son époux dans ses foyers ; la fureur de Roland rivalise avec la colère d’Achille, le siège de Paris avec le siège de Troie et le terrible Hector, prêt à incendier la flotte des Grecs, est a peine comparable à l’épouvantable Rodomont qui s’élance au-dessus des flammes pour se précipiter dans les murs de Paris, où il combat les paladins de Charlemagne, et vaut seul toute une armée. L’Arioste, aussi impétueux que son héros africain, franchit comme lui tous les obstacles que lui opposent de vieux systèmes, n’obéit qu’à son caprice, et sa règle constante est de n’en respecter aucune. Il a, pour s’élever au-dessus d’elles, les ailes du génie, qui seul a le droit de s’ouvrir de nouvelles routes. Dédaigneux de la lyre d’Homère, dont il ne craint pas le parallèle, il lui préfère une marotte qui fait sonner entre ses mains tous les grelots de la folie. C’est un forban littéraire qui descend sur toutes les côtes pour s’enrichir et s’approprier ses larcins. Il souffle sur les châteaux magiques qu’il fait naître, les relève et les renverse de nouveau pour les reproduire encore. Non content de transformer tout ce qu’il touche, il se transforme lui-même, et devient tour à tour Ésope, Virgile, Homère, Ovide, Bocace et le Boyardo, auxquels il ressemble souvent, sans jamais cesser d’être lui-même : aussi dévore-t-on la lecture de son ouvrage, qui paraît toujours trop court, malgré son extrême longueur ; on le lit pour le relire, et on le relira sans cesse à tous les âges et dans toutes les conditions de la vie, car il plaît à l’enfant comme au vieillard, au riche comme au pauvre, à l’homme du monde comme au philosophe. Il est le plus inimitable de tous les poëtes, quoiqu’il les ait imités tous, et plaira dans tous les siècles par sa folie charmante et son inépuisable fécondité, autant qu’Homère entraîne par la puissance de sa raison et l’étendue de son génie.

Vous avez cru, Monsieur, devoir puiser comme lui dans de nouvelles sources, et vous avez choisi le sujet de la Philippide, dont Philippe-Auguste est le héros. Il vous appartenait de trouver une source de plaisanteries dans un règne que l’histoire nous représente sous une apparence toute sérieuse ; mais c’est le privilége des talents distingués de donner un tour comique aux sujets les plus graves. Tout vous était permis après l’exemple de l’Arioste, qui a fait voltiger son imagination badine sur une des époques les plus imposantes de l’histoire, et celle que vous avez choisie était assez féconde pour vous inspirer une épopée du même genre. L’ordre brillant de la chevalerie, les fêtes, les tournois, les festins qu’amenaient sans cesse les victoires de Philippe-Auguste, la joyeuseté des troubadours, les cours d’amour et leurs plaidoyers si plaisamment sérieux, tous les fabliaux du moyen âge, toute la dignité du pouvoir féodal livrée aux railleries d’une censure amère et mordante, les ermites, les nains, les géants, enfin le vieux répertoire de l’Arioste mis à contribution par une plume comme la vôtre, pouvaient donner au sujet grave de la Philippide une couleur gaie et une allure légère dont l’épopée sérieuse n’est point susceptible. Ainsi, lorsque Lusignan, désespéré d’avoir perdu sa maîtresse que Jean-sans-Terre lui a ravie au moment où il était prêt à l’épouser, court avec ses écuyers et ses pages pour retrouver son infidèle beauté, j’aime à le voir, dans votre poëme, traverser une forêt où la fée Azelote lui montre partout l’image de celle qu’il adore, au milieu d’un peuple ailé de songes, de farfadets et de gnomes qui voltigent autour de lui, et lui offrent, dans mille tableaux fantastiques, le ravisseur d’Isabelle, tantôt à ses pieds, tantôt dans ses bras, tantôt chassant avec elle parmi des piqueurs, des lévriers et des faucons, et tantôt disparaissant dans un nuage. J’aime à suivre Lusignan tombé dans le précipice ou une fente de rocher lui découvre une caverne remplie de voleurs, nommés les Cotereaux, qui sont plaisamment affublés de surplis, de soutanes et de corporaux volés par eux dans une église. Je n’aime pas moins l’excellente peinture que vous faites du chef des brigands, surtout quand cet homme de sac et de corde dit plaisamment à Lusignan et à l’abbé de Cîteaux :

Je prends partout où l’on me laisse prendre,
Du bien d’autrui je fais mon revenu ;
Et pillerai, comme a fait Alexandre,
Jusqu’au moment où je serai pendu.

Cet orgueil d’un scélérat qui ose se mettre en parallèle avec Alexandre, lorsqu’il s’attend à subir le plus honteux supplice, est original et divertissant.

Je pourrais citer beaucoup d’autres morceaux non moins remarquables, dans lesquels vous avez jeté des scènes amusantes, telles que l’apparition de Cunégonde, l’exorcisme d’une possédée par saint Dominique, la vision de ce saint, la reconnaissance de Saccament avec son père et la plupart des préfaces de vos chants, où la philosophie la plus solide se mêle au ton de la plaisanterie la plus ingénieuse. Je serais injuste si je n’applaudissais qu’aux traits comiques dont votre ouvrage est semé. La mort d’Artur, celle d’Agnès, le combat de Burgos et la bataille de Bovines, prouvent que la haute épopée ne vous est pas moins familière que l’épopée badine, et l’on reconnaît dans plusieurs de vos chants l’auteur des tragédies de Clovis et de Sigismond, où, sans vous jeter dans l’ornière de la routine, vous avez suivi la route tracée par les grands maîtres de l’art et par les bons modèles.

Après avoir saisi deux fois le poignard de Melpomène, vous l’avez laissé reposer, pour vous livrer au genre de l’épître en vers, et c’est celui dans lequel vous avez obtenu les succès les plus distingués. Vos Épîtres aux louangeurs du temps passé, au roi de Perse, à la mort, et beaucoup d’autres que je pourrais citer, portent le cachet du bon goût et de la bonne plaisanterie, et vous classent parmi les auteurs qui ont le mieux traité ce genre difficile.

Poursuivez, Monsieur, et que la carrière politique, où vous êtes entré avec tant d’avantage, ne vous éloigne pas du commerce des Muses. Les joutes de la tribune ne sont point étrangères à celles qui s’engagent sur le Parnasse, et vos palmes acquises vous imposent le devoir d’en cueillir de nouvelles. Si le temps nécessaire à l’exécution d’un grand ouvrage vous permet de rentrer dans la carrière épique, peut-être l’âge présent vous paraîtra-t-il plus héroïque et plus inspirant que tous les siècles qui l’ont précédé. En effet, l’admirable campagne d’Italie, qu’a suivie la paix glorieuse de Campo-Formio, la célèbre victoire de Marengo, qui rendit à la France toute sa prédominance européenne que de grands revers lui avaient enlevée ; enfin les victoires immortelles d’Austerlitz et de Friedland, ne vous semblent-elles pas toutes grosses d’épopées à venir, dont nos voisins eux-mêmes pourront s’emparer un jour, si la poésie française ne songe pas à exploiter cette mine immense qui lui appartient, et qui n’attend plus que les puissants efforts d’un génie capable de s’en emparer. Ce monument poétique manque seul à la gloire des combats célèbres qui ont coûté tant de sang et de sueurs à notre France régénérée. Imitons l’exemple de notre nouveau roi, qui préside à nos institutions épurées et raffermies, et qui, fidèle à la gloire dont il s’est couvert dans les plaines de Jemmapes, vient d’ordonner qu’on rétablît la statue de Napoléon sur la Colonne, veuve de son héros, et dont il n’aurait jamais dû descendre. Il y reconnaîtra son aigle française tombée du rang sublime qu’elle occupait, mais qui songe encore à sa gloire passée, et qui sent repousser ses ailes.