Translation des restes de Florian à la commune de Sceaux

Le 13 septembre 1839

Népomucène LEMERCIER

DISCOURS DE M. N. L. LEMERCIER,

POUR LA TRANSLATION DES RESTES DE FLORIAN

À LA COMMUNE DE SCEAUX,

Le 13 septembre 1839.

 

La députation de l’Académie était composée de MM. LEMERCIER, TISSOT et DUPATY.

 

 

MESSIEURS,

M. Vandermarq, honorable maire de la commune de Sceaux, a pris le soin d’indiquer à l’Académie française le jour de la translation des restes de Florian, et de nous apprendre qu’un monument, prêt à les recevoir plus dignement, était élevé par le louable zèle de souscripteurs habitant le lieu, dernière retraite qu’avait choisie ce regrettable favori des Muses.

Le corps littéraire dont il fut un précieux membre s’est empressé de nommer une députation pour associer l’Institut de France à cet acte de leur commémoration et leur rendre grâce d’un tel hommage.

Mes confrères m’ont désigné pour leur interprète devant vous, parce que seul, entre mes collègues survivants, je l’ai personnellement connu, et que les bienveillances dont il me combla dès mon adolescence, me munissaient des témoignages de l’affabilité de son caractère et de sa bonté spirituelle.

La cérémonie qui nous rassemble n’aura rien de lugubre elle est simplement touchante et grave. Excluons-en les condoléances oratoires. Ici, nous n’accompagnons pas une dépouille dont la vie, récemment éteinte, soit présente à des parents ou à des amis en pleurs autour d’une tombe qui va l’ensevelir. Le temps ne nous laisse plus rien de lui que les vestiges de sa forme terrestre, qu’une cendre en partie dissipée, et ce débris d’une existence passée, absente de nos yeux, suffit à notre concours, et nous rattache à la vague image de son être, à la seule idée de sa poussière presque anéantie.

Ici, nos pensées n’ont pas à provoquer le rappel funéraire de cette immortalité, qu’en l’inhumant, les ministres de la religion lui promirent dans le ciel ne parlons que de cette immortalité sensiblement réelle sur la terre, qu’on s’acquiert dans le souvenir reconnaissant et perpétuel des hommes, il la mérita par ses douces vertus, par son aménité rare, et par ses talents.

Il est deux espèces de célébrités durables dans la mémoire, celles que conquièrent les éminentes qualités du génie, inaccessibles à peu de concurrents de gloire ; et celles moins étonnantes, mais plus communément séduisantes, et accessibles à l’émulation de la multitude ; celles, dis-je, qu’obtiennent les qualités constantes et morales, par lesquelles brille uniformément une heureuse médiocrité distinguée, souvent préférable à des supériorités dont le privilége porte ombrage à la faiblesse humaine.

La vie de Florian ressemble à ses ouvrages : elle fut modeste et sans ambition hasardeuse ; elle fut simple, et les succès de ses écrits furent doux plus qu’éclatants. Ses mœurs égales et faciles remplirent ses écrits d’un charme intéressant et l’attrait qu’on éprouve à les lire n’a pas cessé d’agir sur les bons esprits.

Né dans les Cévennes, au château dont il porta le nom, son enfance se fortifia dans le sein des campagnes. Son père, ancien noble, et maréchal de camp fort estimé, le destinait à la carrière des armes ses leçons lui inspirèrent l’honneur chevaleresque. Sa mère, Castillane, en lui apprenant la langue espagnole, nourrit en lui le goût de toutes les narrations merveilleuses des romans mauresques. Son oncle, le marquis d’Ornois, qui épousa la nièce de Voltaire, l’allia dès ses jeunes années avec le philosophe de Ferney, qui l’aima, l’encouragea et guida ses dispositions à l’étude de la littérature et de la philosophie : car cet homme prodigieux se plaisait à cultiver toutes les plantes capables de faire germer partout l’esprit qu’il semait dans sa demeure hospitalière ; et la sagesse de cet illustre vieillard, fatal à tous les préjugés, était libéralement contagieuse.

Florian acquit dans ses entretiens la politesse, les bienséances du goût, la pureté du langage, la tolérance sociale.

Admis au nombre des pages du vertueux duc de Penthièvre, il intéressa ce prince, qui lui ouvrit rapidement les rangs militaires, lui accorda une compagnie de dragons, et enfin le nomma son gentilhomme ordinaire. Les leçons de Ferney ne détournèrent pas Florian de sa vénération et de sa tendresse pour son dévot protecteur : il ne pouvait s’empêcher de suivre son penchant à composer des pièces de théâtre ; mais il s’affligeait de ne pouvoir lui en cacher la publicité. Son soin attentif à se les faire pardonner partageait ses travaux entre les écritures saintes et la littérature profane. Tour à tour il expiait ses opéras comiques en traduisant des psaumes qu’il offrait à son prince ; et bientôt expiait les mysticités de ses psaumes en donnant au public ses comédies. Sa gaieté railleuse, sans jamais être offensante, s’amusait à mettre en scène les travers du monde sous le masque de piquants arlequins, dont lui-même jouait follement les rôles en société. Étranges théâtres des plus sinistres contrastes, que ceux où se riait son enjouement ! les salons de la gracieuse et déplorable belle-fille du duc de Penthièvre, jeune veuve, victime de la fureur des septembriseurs dont le fanatisme anarchique l’immola : l’abbaye de Willancourt, dans Abbeville, chez la supérieure du couvent, madame de Faydeau, tante du malheureux chevalier de Labarre, martyr, quelques années auparavant, du fanatisme sacerdotal et d’une magistrature férocement hypocrite.

Jamais je n’oubliai que ce fut par notre aimable Florian que me parvinrent les premiers encouragements dans ma vocation littéraire. Il ne dédaigna pas de monter le triple étage du logis d’un timide écolier qu’il vint flatter de ses suffrages ([1]). Il revint plus tard me complimenter avec effusion de mon essai tragique, et m’inviter, au nom de la princesse de Lamballe, dont j’étais le filleul favorisé, à lui lire la tragédie de Méléagre qu’excusait mon âge de quinze ans et demi, et qu’elle se hâta de faire représenter par un ordre obtenu de la reine Marie-Antoinette.

Nous nous liâmes intimement depuis : il apprit dans ses relations avec mon père que mon sort devait avoir avec le sien une future conformité. La maison de Penthièvre voulait me faire entrer de même au service et me gratifier ensuite d’un régiment, sous le nom de mon grand-oncle de Charlevoix, par qui la noblesse titrée m’était transmise : mais, resté l’unique héritier de ma famille, alors très-riche, et dès mon enfance attaqué d’une hémiplégie qui frappa de débilité mon bras droit, mon père me détourna de cette destination.

An lieu de servir dans les armées du roi, comme Florian, j’entrai dans le corps libre de la république des lettres ; et chacun, de notre côté, nous avons fait le mieux que nous avons pu pour ne pas devoir nos avancements en grades à la faveur. Cette république de la littérature et des arts, où nous portaient nos mêmes inclinations, est, à vrai dire, la seule que nous ayons vue en nos temps : car, celle à qui l’on affecta politiquement ce titre, n’était qu’une atroce parodie du décemvirat d’Appius ; elle se fut peut-être réalisée sous le consulat, si l’orgueil du vainqueur impérial ne l’ont étouffée en son germe.

Florian, que l’Académie française avait couronné deux fois en des concours annuels, et qui fut élu par elle en 1788, sut contribuer son éclat par des compositions élégantes, pures et correctes, de plusieurs genres.

La terreur ne l’empêcha pas de consacrer ses travaux à son pays natal. Les périls ne le firent point émigrer. Quelque ennemi qu’il fut des aveugles fureurs de ses concitoyens, dont nous vîmes les démences prolongées et même l’infidélité à leurs folies si changeantes, jamais il n’eût recouru contre elles à la main armée des étrangers, ennemis de sa patrie. Il n’excusait parmi ceux qui la quittaient que les proscrits contraints à la fuir par la poursuite des poignards et des arrêts de décapitation.

Sa modération résignée ne le préserva pas. On jeta son innocence dans les cachots, où la mienne avait été déjà précipitée, à l’époque de cette tyrannie révolutionnaire qui, par une absurde et dérisoire anti-homonymie, se qualifiait, règne de justice et de liberté.

Après le décès de son excellent et charitable prince, il se retira tristement près du parc de Sceaux, où leur amitié s’était si souvent entretenue du soulagement des pauvres, en cette même commune où nous solennisons l’anniversaire de son trépas et son souvenir encore béni. Le décret qui expulsait les nobles de Paris, privilégiés encore, mais du malheur et de la haineuse iniquité, nous avait exilés tous deux. On l’arracha de sa solitude pour l’incarcérer, et sa prison ne s’ouvrit qu’au 9 thermidor, par la chute de Robespierre et de ses durs complices, dont le châtiment brisa le joug horrible de la France.

Les chagrins achevaient la mort de ceux que le fer conventionnel n’avait pas tués. Ils abrégèrent trop tôt sa carrière en 1794, et sa vie ne dura que trente-huit années ; mais elle a suffi pour enraciner et perpétuer dans les cœurs la mémoire de ses talents modestes, de l’amabilité de son esprit, et de la droiture de ses maximes et de sa conduite morale. Puisse notre hommage être une fleur durable, parure de son nouveau monument, à laquelle sourie encore sa belle âme ! Que ne peut-il voir la population des lieux qu’il habita, réunie pour contempler son buste comme un portrait de famille !

 

 

[1] « Allié de Voltaire qui m’accueillit à Ferney, me dit-il, je me suis abreuvé à un filet de cette grande source, et je désire faire arriver ce même filet jusqu’à vous. »