Harangue au Roi sur la paix

Le 23 mai 1679

Toussaint ROSE

HARANGUE au Roi sur la Paix. Prononcée le 23 jour de Mai 1679, par Mr. ROSE, alors Chancelier de l’Académie.

 

SIRE,

L’ACADÉMIE Française, dont les veilles sont consacrées à l’immortalité du nom de son Auguste Protecteur félicite VOTRE MAJESTÉ du suprême degré de gloire où la Paix que toute l’Europe vient de recevoir de sa main, élevé ce nom triomphant.

Elle avoue, SIRE, qu’elle croyait que la guerre l’eût déjà mis en son plus haut point de splendeur, sans le recours même de tant de victoires remportées sous ses auspices dans les commencements de son règne[1].

Il était bien difficile qu’elle n’en fût pas persuadée, voyant, aussitôt que VOTRE MAJESTÉ eut pris les rênes de son Empire, la Hongrie sauvée[2], la Thuringe soumise[3], et la Hollande délivrée[4] par votre seule protection.

Et lors qu’elle parut en personne à la tête de ses Armées, la moitié de la Flandre conquise dès la première campagne[5].

La Franche-Comté subjuguée en quinze jours au cœur de l’hiver[6] et depuis rendue et reprise avec une égale magnanimité[7].

La Meuse, le Rhin, le Vahal et l’Issel, et toutes les places qui défendaient ces climats inaccessibles, forcez en moins de cinq semaines[8].

Quarante autres places des Pays-Bas, de l’Allemagne, et de l’Espagne, dont la plupart étaient tenues auparavant pour imprenables, insultées plutôt qu’assiégées en toute sorte de saisons[9].

Des batailles gagnées, des marches, des campements, des retraites et des combats, qui ne seront pas d’un moindre éclat dans l’Histoire, que les batailles[10].

Les flottes de VOTRE MAJESTÉ victorieuses sur l’Océan et sur la Méditerranée favorisaient aussi cette impression[11].

Tous ces Trophées de sa valeur, de la justesse de ses ordres, de ce fond de science guerrière qui supplée à tous ces Héros que la mort lui a ravis, ou que l’âge et les infirmités ont retirés du service ; tous ces Trophées, dis-je, qui sont propres à VOTRE MAJESTÉ, et uniquement à Elle, ne laissaient rien imaginer au-delà de cet amas de gloire qu’Elle s’est fait par les Armes.

Mais, la Paix découvre à nos yeux des choses encore plus merveilleuses.

Un jeune Monarque intrépide, infatigable, entraîné par les plus rapides mouvements d’une noble ambition et d’une juste vengeance, guidé par la fortune même, toujours esclave de sa vertu, à de nouvelles conquêtes et à la destruction entière de ses ennemis, qui s’arrête au milieu de sa course pour sacrifier au repos public ses ressentiments et ses intérêts à la vue (si je l’ose dire), de la Victoire qui l’appelle pour lui mettre sur la tête la couronne de l’Univers.

Que dirai-je de plus ? Un triomphe où le char du Vainqueur n’est pas suivi comme autrefois de quelques malheureux captifs, et des représentations de succès la plupart chimériques ; mais un Triomphe dont la pompe est ornée d’une illustre foule de grands Princes et de Potentats, soumis aux conditions qu’il vous a plu de leur prescrire. Un Triomphe où votre grand cœur est le premier au rang des Vaincus, où toute la Chrétienté vous comble de bénédictions ; et au lieu de ces vaines images dont on avait accoutumé de repaître le Peuple Romain, nous avons le spectacle réel d’États valant des Royaumes[12], ajoutez à votre Couronne, ou qui seront au premier jour restitués à vos amis[13], ou déjà rendus[14] libéralement à ceux que vos faits héroïques ont contraints à le devenir.

Que l’on cherche dans tous les temps s’il y a rien de comparable à ce chef-d’œuvre de puissance et de modération.

Pouvant conquérir toute la Terre, vous avez borné votre pouvoir à la délivrer des maux qui l’accablent.

Vous n’avez porté le fer et le feu dans le sein de vos Agresseurs, que pour les rendre sensibles aux calamités publiques.

Vous n’avez foudroyé tant de bastions, que pour relever mille et mille Autels.

Vous n’avez dompté ces fières Nations qui s’étaient liguées contre vous, que pour leur donner moyen de s’unir contre les infidèles.

Vous n’avez bravé les périls, les saisons et, les éléments, essuyé tant de fatigues et de dures incommodités, que pour mettre en sûreté nos vies et nos fortunes, nous faire jouir des douceurs d’une profonde tranquillité, ranimer l’autorité des Lois, bannir l’impunité des crimes, pourvoir avec un amour paternel au salut de nos familles, exterminer la violence, l’oppression, et la tyrannie, ramener l’innocence et la bonne foi, et porter la félicité de notre siècle au-dessus de tout ce qu’on a dit de celle du siècle d’Auguste.

Quelle étendue de mérite envers Dieu et envers les hommes !

Quel exemple ! quels engagements pour le digne Fils d’un tel Père[15] !

Ma voix que le sort a mal choisie est trop faible pour exprimer tout ce que l’Académie Française pense sur un si grand sujet.

Elle a de meilleurs interprètes des hautes idées dont elle est remplie, qui sauront donner une plus digne forme à ces précieuses matières.

Ces fameux Auteurs qui d’un trait de plume font des éloges plus durables que n’est le marbre ni le bronze, emploieront à l’envi toute la force de l’Eloquence, tout le feu divin de la Poésie, toute l’exactitude de l’Histoire, pour célébrer dans leurs ouvrages ce concours inouï de tant de vertus militaires et pacifiques en votre personne sacrée.

Heureux de pouvoir porter jusqu’au ciel les louanges de leur bienfaiteur sans être soupçonnés de flatterie !

Cependant nous redoublerons nos vœux pour la conservation du généreux Vainqueur de soi-même, de l’Arbitre souverain de la République Chrétienne, du Restaurateur de la Religion et de la Justice, du Père du Peuple et des Lettres, enfin de Louis XIV, ce Roi donné de Dieu par miracle pour être l’honneur, les délices, et (si sa modestie peut souffrir ce terme) le Maître du genre humain.

 

[1] Sous la Régence d’Anne d’Autriche, et pendant  le ministère de Mr. le Cardinal Mazarini.

[2] En 1664. Les Turcs défaits sur le Raab par les François.

[3] Erford réduit à l’obéissance de M. l’Electeur de Mayence, à la vue des Troupes du Roy.

[4] De l’invasion et des ravages de l’Evêque de Munster.

[5] En 1667. Charleroi, Ath, Tournay, Douai, Berque, Oudenaarde, Lille, etc.

[6] Le Roi partit de S. Germain en Laye le 2. De Février 1668. Il y revint le 28. Du même mois après avoir pris toute la Franche-Comté.

[7] Il la rendit pour le bien de la Paix par le Traité d’Aix la Chapelle ; et aussitôt que les Espagnols lui eurent déclaré la guerre, il la reprit entièrement.

[8] En 34 jours le Roi se rendit maître de tous ces fleuves, et de 38 places considérables, quatre à la fois.

[9] Maastricht, Condé, Aire, S. Omer, Cambrai, Valenciennes, Bouchain, Gand, Ypres, Puicerda, Fribourg, etc.

[10] Cassel, Senef, Zinzein, etc. Le campement de la Cense Urtebie prés Valenciennes sous le mousquet des Ennemis é rien entre deux pour couvrir le siège de Bouchain ; Et après la place prise, la retraite en plein jour tambour battant le Roi en personne à l’arrière-garde, sans qu’un seul parti des Ennemis osât nous suivre.

[11] Notre Armée navale jointe à celle de Hollande a battu les Anglais dans la Manche, ensuite défait les Hollandais, étant jointe à celle d’Angleterre ; et depuis encore étant seule, à Messine et à Tabago, etc.

[12] Toute la Franche-Comté, Cambrai, Valenciennes, Condé, Aire, S. Omer, Ypres, etc.

[13] La Pomeranie aux Suédois.

[14] Gand, Charleroi, Ath, Oudenaarde, Léau, etc. aux Espagnols, et Maastricht, etc. aux Hollandais.

[15] Monseigneur le Dauphin était présent.