Appel aux Muses contre la dégradation de la morale publique et des beaux-arts. Réception de M. Jay

Le 19 juin 1832

Népomucène LEMERCIER

APPEL AUX MUSES
CONTRE LA DÉGRADATION DE LA MORALE PUBLIQUE
ET DES BEAUX-ARTS ;

LU DANS LA SÉANCE PUBLIQUE TENUE POUR LA RÉCEPTION DE M. JAY,
LE 19 JUIN 1832,
PAR M. NÉPOMUCÈNE LEMERCIER.
ODE.
 

 

Homme, tu naquis libre aux premiers jours du monde ;
Songe, toi qui veux l’être encor,
Qu’a cette origine profonde
Tu n’échangeais pas contre l’or
Ta liberté, des biens source pure et féconde.
L’aigle pris en des rets n’a plus son noble essor.

 

Inspiratrices des Orphées,
Muses, vos chants mélodieux
Asseyaient sur de hauts trophées
Le juste entre les demi-dieux.

Jadis votre auguste harmonie
Offrait au culte du génie
Les vertus, sœurs de la fierté
Aujourd’hui, sourd à votre lyre,
Le monde vieilli ne respire
Qu’orgueil, faste et cupidité.

 

La force et le travail, mutuels tributaires,
Se prêtaient leur aide en naissant
Les rangs, les titres arbitraires
N’imposaient nul joug flétrissant
La terre fleurissait cultivée entre frères ;
Même droit égalait le faible et le puissant.

 

Bientôt, au plus dur esclavage
La force enchaînant le travail,
Se conquit l’injuste partage
Des bois, des champs et du bétail.
Des Nemrods la race aguerrie
S’appropria l’humble industrie
Des peuples rangés en troupeaux
Tels ou voit, aux célestes plaines,
Les vautours marquer leurs domaines
Du sang des timides oiseaux.

 

Le temps forgea nos fers à l’aide de nos vices.
Eblouis de folles erreurs,
Des méchants rois zélés complices,
Nous légitimons leurs fureurs
Leur sceptre nous creusa de glissants précipices,

Où des délations nous plongent les horreurs.

 

Est-il pour ce triste délire
Un doux remède en nos accords ?
Ont-ils un charme qui retire
Les cœurs froids du sommeil des morts ?
L’Olympe n’a plus de prophètes
Du trépied brûlant des poètes
Les oracles sont méconnus.
Clio condamne en vain Alcide
De qui la rudesse homicide
A brisé le luth de Linus.

 

L’Intérêt asservit la beauté, l’honneur même,
A son instinct calculateur
Son crédit au pouvoir suprême
Acquiert le prêtre et le rhéteur
La pudeur, qui résiste au cœur ardent qui l’aime,
Cède au métal glacé d’un riche corrupteur.

 

Les hommes sont-ils moins sensibles
Que le sein grondant du lion
Sorti des rocs inaccessibles
Qu’attirait l’hymne d’Amphion ?
Thèbes, que sa lyre a bâtie,
Eût d’une peuplade abrutie
Craint l’ignorante surdité
Ses fils, de Pindare idolâtres,
N’empoisonnaient pas leurs théâtres
D’une lascive cruauté.

 

Les cordes d’un beau luth, en sons brillants ou graves,
Vibraient dans le cœur des héros ;
Leurs concerts inspiraient aux braves
L’amour des belliqueux travaux,
Et de vers foudroyants terrassant les esclaves,
Aux Épaminondas créaient mille rivaux.

 

O de Phébus chastes amantes,
Epurez nos cirques pervers
Qu’infectent les noires tourmentes
De drames sortis des enfers !
Qu’à ta voix, grande Melpoméne,
Tombe de la tragique scène
Tout masque hideux, trop sanglant !
L’audace a fait rougir Thalie,
Et veut que sa douce folie
Grimace le rire insolent !

 

De la licence à nu percer les réceptacles,
Animer ses traits monstrueux,
Du goût c’est trahir les oracles,
C’est blesser les cœurs vertueux.
La luxure et le meurtre unis dans nos spectacles,
Des corbeaux sur les morts sont les horribles jeux.

 

Jeunesse ! ô toi, de la patrie
L’espoir et l’éclatante fleur,
Qu’en ton sein la pitié nourrie
Ajoute un lustre à ta valeur !
L’amour, l’infortune, et leurs larmes

Coulant eu des vers pleins de charmes,
Sur nos sens n’ont-ils nul pouvoir ?
Faut-il, sous de bizarres formes,
Qu’un acteur de forfaits énormes
S’ensanglante pour t’émouvoir ?

 

D’un rhythme que soutient le doux écho des rimes
Suivre les développements,
Entendre de hautes maximes
Jaillir du choc des sentiments,
Admirer du devoir les martyrs magnanimes,
Ce plaisir nous épure à ses ravissements.

 

L’art veut-il qu’un peuple frémisse
Moins attendri que torturé ?
Lampsaque eut-elle une Eurydice
Qu’un luth immortel eût pleuré ?
Voilons la Ménade impudique
Piquant d’une œillade cynique
Les désirs des Faunes barbus
Voilons la nymphe diffamée
Quêtant d’une bouche affamée
Les baisers éteints de Plutus.

 

Leur honteux dénûment, et leur trépas funeste,
Que hâtent d’accablants dégoûts,
Que sont-ils près du deuil d’Alceste
Mourant pour sauver son époux ?
Tracer à nos hymens ce modèle céleste,
C’est créer aux vertus des émules jaloux.

 

La poésie, institutrice
Des dogmes, des lois et des mœurs,
Au vil crime, à son noir supplice,
M’accorde point de lâches pleurs.
Elle doit, en fille des toupies,
N’exalter que les beaux exemples
Qui seuls touchent les nobles cœurs.
Quelle contagion étrange
Nous pousse à rouler dans la fange
Les couronnes des doctes Sœurs !

 

Objets avilissants de mille impurs caprices,
Montrez aux mortels enrichis
Les fruits de tours penchants factices
Dans ces images réfléchis.
Qu’ils courbent leur bassesse au joug des injustices,
Esclaves trop abjects pour renaître affranchis !

 

De Crésus la cour est fangeuse ;
Il flétrit les cœurs abattus
Et la pauvreté courageuse
Seule exerce aux libres vertus.
Le génie élève en nos âmes
L’essor d indépendantes flammes,
Et des avares écrivains
Écrase l’ignoble chimère,
Au nom de l’indigent Homère
Riche encor de lauriers divins.

 

Formons-nous aux leçons dignes de ses oreilles
Et que nos arts industrieux
Ne prodiguent plus leurs merveilles
Aux mains du fisc injurieux.
Le commerce nous change en nation d’abeilles
Que prive un maître oisif de leur miel précieux.

 

Son active ardeur nous consume
Pour les rois, les grands, et leur cour,
En Cyclopes sur leur enclume
Courbes loin des rayons du jour.
Symboles d’une horde avide,
Ils n’ont qu’un seul œil qui les guide
Fixé sur l’éclat des métaux ;
L’œil qu’éclaire l’intelligence
Leur manque, et l’obscure ignorance
Les condamne aux instincts brutaux.

 

Ce trafiquant esprit que dirige Mercure,
Dieu du mensonge et des larcins,
Incline humaine droiture
À l’appât des sordides gains,
Et du mâle héroïsme étouffant la culture,
Vend nos bras et notre âme à des tyrans hautains.

 

Ouvrier de Mars, de Bellone
Chef du sombre arsenal des dieux
Forgeant le tonnerre, et le trône
De leur monarque impérieux
Vulcain boitant est son emblème :
Son zèle s’use en stratagème

À raffiner l’or et le fer ;
Se plaint-il, sur lui-même tonnent
Les foudres que ses mains façonnent
Et dont il arme Jupiter.

 

Tel ce siècle, altéré par la soif incurable
D’un lucre, objet de ses efforts,
Attache un honneur misérable
À de matériels trésors,
Et dégrade à polir le joug dont il s’accable
Les talents de l’esprit et la force des corps.

 

Muscs, adversaires du schisme
Qui menace en nouveau Python,
Sur les serpents nés du sophisme
Lancez les flèches d’Apollon.
Que votre voix forte et sonore,
Vengeant nos mœurs qu’on déshonore,
Frappe les barbares esprits.
Reprenez un sublime empire
Et du Pinde, où votre art expire,
Relevez les pompeux débris.

 

Dites en fiers accents que la plèbe asservie,
N’aspirant qu’à l’égalité,
Sait haïr les grands qu’elle envie,
Et non chérir la liberté ;
Elle, qui, de Thémis pieusement suivie,
Des plus sages humains est la divinité !

 

Accusez la basse avarice
Dorant les chaînes des mortels,
Corrompant la foi, la justice,
Les tribunes et les autels.
Nos lois réprouvent la censure ;
Et la débauche, ou l’imposture
L’évoque en des succès affreux !
C’est propager les mœurs vandales
Qu’exhumer des vieilles annales
Les monstres jadis trop fameux.

 

La torche des Nérons s’allume aux Saturnales
L’honneur public forme un Trajan.
Les peuples épris des scandales
Font les Poppée et les Séjan.
Dites aux vils sujets des couronnes fatales
Qu’ils méritent l’affront de leur règne outrageant.

 

Mais si nos romanciers féroces
Conjurent la chute des arts,
Amants des voluptés atroces
Que goûtaient les derniers Césars,
Fuyez ces bardes frénétiques
Soufflant aux partis fanatiques
L’ivresse des coups meurtriers ;
Fuyez-les, Muses immortelles !
De Pégase ils souillent les ailes,
Et trempent de sang vos lauriers.

 

Non, non, ouvrez le gouffre à ces fils d’Empédocle

S’égarant au feu des volcans
Qu’aux pieds de Corneille et Sophocle
Ils tombent ! L’erreur ni les ans
N’ont pu même ronger l’inébranlable socle
Où siège leur statue en traits toujours vivants.

 

Leurs œuvres, fertile héritage
Qu’à l’avenir ils ont laissé,
Dispensent l’honneur de notre âge
D’emprunt au gothique passé.
Leur culte, importun aux profanes,
Transmettra par d’autres organes
Leur même art aux purs inventeurs,
Qui du vrai beau futurs modèles,
Comme eux, par des routes nouvelles
Atteindront d’égales hauteurs.