Épître sur le bonheur de la vertu

Le 15 avril 1813

Népomucène LEMERCIER

ÉPITRE

SUR

LE BONHEUR DE LA VERTU,

LUE A LA SÉANCE PUBLIQUE DU 15 AVRIL 1813,

PAR M. NÉPOMUCÈNE-LOUIS LEMERCIER.

 

… Quos casu obvios
Simonides ut vidit : Dixi inquit, mea
Mecum esse euncta ; vos quod rapuistis, perit.

PHED., fab. 21 lib. 4.

 

 

Ne crois pas, cher Edmond, qu’en tous ses vœux trompée,
D’un malheur éternel la vertu soit frappée,
Ni que l’homme de bien, dans sa route obstiné,
Marche de piége en piége au revers destiné
Laisse, pour contenter ceux qui lui font la guerre,
Répéter cette erreur aux échos du vulgaire.
Oui, le juste, il est vrai, fidèle au strict honneur,
Du monde rarement obtient le faux bonheur ;
Rarement des faisceaux l’appareil le devance ;
Et souvent, méconnu, voisin de l’indigence,
Sans crédit et sans titre, il n’a plus d’autre appui
Que le fonds d’équité qu’un Dieu conserve en lui.
Je ne te dirai pas que sa ferme constance
Dans les privations trouve sa jouissance,
Qu’égal aux rois, du sort bravant mieux la rigueur,
Il borne son empire à maîtriser son cœur,
Qu’il a des rangs, de l’or un dédain magnanime,
Et sait des bruits publics détacher son estime :
Écartons ce propos tant de fois rebattu.

 

Plus simples entre nous, disons que la vertu,
Jalouse d’échapper aux faiblesses humaines,
Passion véritable, a ses biens et ses peines,
Ses consolants recours dans son adversité,
Son espoir, sa grandeur, même sa vanité.
Quels que soient ses périls, qu’on nous veut faire craindre,
On la doit envier plus qu’on ne doit la plaindre ;
Dans son propre exercice elle goûte un plaisir,
Et s’offrir en exemple est son noble désir.

 

Des vices comparons la carrière épineuse
A celle où des vertus la palme lumineuse
Attend au dernier pas un juste révéré.
Tu verras l’intérêt, de soucis dévoré,
Jour et nuit arroser de sueurs et de larmes
La roue où la Fortune a suspendu ses charmes ;
Et s’il l’attire à lui ne pouvant la fixer,
Frémir de ses retours prêts à le terrasser.
Tu verras de l’orgueil l’aveugle jalousie
Contre mille rivaux lutter de frénésie :
Tous leurs succès pour lui sont des affronts sanglants,
Qui lui font un malheur des plus heureux talents :
Un renom qui l’éclipse, un luxe qui l’efface,
Est pour sa fantaisie une amère disgrâce,
Et dans son sein, gonflé d’un venin odieux,
La sombre Envie agite un serpent furieux.
Vois-tu l’Ambition, à l’œil faux et sinistre,
Du démon qui l’égare inflexible ministre,
S’armer au nom des lois qu’elle a soin d’étouffer,
Aux sentiments humains fermer son cœur de fer,
S’enlacer elle-même en ses noirs artifices,
Captive en ses palais, redouter ses complices,
À force d’attentats conquérir un écueil,
Et fuir sous les lambris son néant ou son deuil ?
Vois s’attrister les jeux que préside Athalie,
Pâle, et d’un diadème en vain enorgueillie,
Lourd bandeau, sur son front, tissu par les remords,
Et dont la pourpre est teinte au sang de tant de morts.
Regarde, à ses côtés, la sourde Tyrannie,
La louche Iniquité, l’infâme Calomnie,
La Mollesse vendue à l’or qu’elle a semé,
De sa cour sans repos cortége accoutumé.
Ces monstres sont cruels : les fraudes et les crimes
À toute heure, en tout sens, désolent leurs victimes :
C’est peu que, de leur bouche exhalant le poison,
Délateurs des vertus que proscrit le soupçon,
Ils héritent du poids d’une injuste dépouille ;
L’intrigue leur dispute un butin qui les souille ;
Et leurs yeux, vacillant sous les mépris de tous,
Lisent dans notre aspect le blâme ou le courroux.

 

Ah ! me répondras-tu, les dédains et l’outrage
De la vertu souvent punissent le courage :
Aux rigueurs des méchants son destin est soumis :
Pour immoler Socrate on sut tromper Thémis.

 

J’en conviens : toutefois, loin qu’il la déshonore,
Le blâme des pervers est son éloge encore !
Sur son front toujours pur aucune émotion
N’élève la rougeur de la confusion
Sa conscience en paix ne peut être agitée
Du plus grand des tourments, la honte méritée.
Que dis-je ? elle aperçoit dans les yeux attendris
Quel suffrage muet dément les vains mépris.
Notre compassion, de son zèle touchée,
Surveille l’infortune à son sort attachée.
Et dès qu’elle en ressent les généreux effets,
La fidèle amitié solvable des bienfaits,
Les services rendus par sa reconnaissance,
ont des plus doux liens sa seule dépendance.
Tout autre joug l’irrite, et blesse sa fierté :
Mais son choix librement l’enchaîne à la bonté,
Et ses nobles esprits laissent l’ingratitude
Aux esclaves usés par l’humble servitude.
L’ingratitude est basse, et part d’un lâche cœur ;
Et l’oubli des bienfaits ne sied qu’au bienfaiteur.

 

Certes, du dévouement la facile imprudence
Ne doit pas s’aller vendre à la fausse clémence,
À la pitié trompeuse, au faste d’obliger ;
Mais aux offres du cœur le cœur doit s’engager.
D’un tendre attachement la dette contractée,
De jour en jour payée et jamais acquittée,
Ne peut peser qu’au faible, et non à la vertu.
Hélas ! en ses devoirs flottant et combattu,
Le faible s’abandonne à la première amorce.
Nulle foi n’est solide en une âme sans force.
L’avide soif du gain rompt ses nœuds les plus chers,
Et la peur de lutter le soumet à des fers.
Enclin à la. justice, enclin à la fortune,
Par attrait ou remords inconstant à chacune,
Et point assez pervers, point assez vertueux
Ses penchants indécis trahissent tous ses vœux.
En vain, pour excuser ses honteuses contraintes,
Du beau nom de prudence il anoblit ses craintes
Les repentirs cuisants confondent sa raison,
Et ni l’or ni l’honneur ne reste en sa maison.

 

Cette vertu, qu’il crut la fille du délire,
Au-dessus des regrets, garde au moins son empire,
Et fier en ses malheurs de couronner sa loi,
Sa majesté triomphe, et son exemple est roi.
Tout l’éclaire ; elle apprit, aux antiques annales,
Que ses grands sectateurs, en des coupes fatales,
S’abreuvèrent de gloire, et qu’en leur liberté,
La mort fraya leur route à l’immortalité.
Elle a lu des Séjans les chutes si rapides,
Digne prix de leurs soins pour des Césars perfides :
Leur faveur d’un moment fit l’éternel honneur
Des siècles où leur nom sème encor la terreur,
Tandis que la vertu, l’idole du génie,
Brillant d’une splendeur qui ne s’est point ternie,
De la tombe exhuma ces justes admirés,
Qui planent sur les temps, en modèles sacrés.
La tradition sainte et l’héroïque histoire
De son sort doublement exaltent la mémoire :
Les maux qu’elle a subis, pleurés dans l’avenir,
nt de ses oppresseurs noirci le souvenir.
Naboth accuse encore Achab de sa ruine :
La croix d’Emmanuel a fondé sa doctrine ;
Son martyre innocent, source de charité,
L’offre à l’amour du monde en Dieu ressuscité :
Caton et Thraséas, associant leurs mânes,
Réveillent les sénats, raniment leurs organes,
Et, vengeant la vertu dans ses derniers héros,
Tacite inscrit Tibère aux rangs de ses bourreaux.

 

Suis la ; vois ce qu’elle est ; et que, même opprimée,
Elle obtient des tributs, elle a sa renommée.
Sa douceur des mortels lui conquiert la moitié :
L’offense n’en craint pas de longue inimitié :
Tout la réconcilie à la nature humaine.
Les bons sont pleins d’amour, les méchants pleins de haine.
Si quelquefois l’aspect des criminelles mœurs
D’un fiel misanthropique altère ses humeurs,
Jamais de la vengeance elle ne suit la pente :
La vertu la plus haute est la plus indulgente.
Si telle en ses revers est sa félicité
Juge de ses plaisirs dans la prospérité !
Qui, de notre Ducis crois-en ce trait de flamme «
Dieu fit de la vertu la volupté de l’âme. »
Marc-Aurèle, en son cœur lui vouant ses amours,
Monarque, la préfère aux délices des cours ;
Épictète, accablé d’une chaîne cruelle,
Esclave indépendant sert affranchi par elle :
Ferme appui des cœurs droits contre un sort rigoureux,
Dans les fers, sur le trône, elle fait des heureux.
Pourquoi nous dérober à ces charmes extrêmes,
Nous, loin des derniers rangs et des degrés suprêmes,
Nous, à qui son devoir impose un joug aisé ?
Le don de la sentir nous est-il refusé ?

 

Heureux qui, sans éclat, libre dès son jeune âge,
Sous le toit paternel, son modeste héritage,
Soit dans la paix des champs, soit caché dans nos murs,
Favorisé du ciel par des destins obscurs,
La possède, en jouit, respire tout en elle,
Et voue à la servir sa force naturelle !
Il ne la soumet pas aux douteux arguments
Qui la font chanceler par les raisonnements ;
Mais, poussé d’un transport dont l’élan le domine,
Il marche protégé par une main divine.
Aux malheurs, aux talents, ses fraternels secours
De bénédictions enrichissent ses jours :
Constamment courageux dans ses mœurs pacifiques,
Il sait donner un lustre aux labeurs domestiques,
Victorieux de soi, dompter l’affreux chagrin,
Et patient aux maux, vivre calme et serein.
Aimant, il est aimable : une énergie active
À ses impressions prête une flamme vive,
Sans cesse les varie ; et son aménité.
Résiste sans langueur à l’uniformité ;
Il travaille à mûrir les fruits de sa vieillesse,
Et son loisir fécond médite la sagesse.

 

Dans la nuit des destins les mortels empressés,
Sans rien voir que leur but, passent en insensés ;
Lui, connaissant son être, et froid à leurs prestiges,
Tourné vers la nature, ému par ses prodiges,
La contemple ; et sans peur, naviguant en repos,
De la vie orageuse il surmonte les flots ;
Et sous les vents du sort, en nouveau Simonide
S’il voit périr ses biens dont par un zèle avide
Ses pâles compagnons s’arrachent les débris,
Les rencontrant au port, nus, errants, appauvris,
Qui de tous leurs besoins offrent aux yeux l’image,
Par la lyre et Cérès consolé du naufrage :
Que disputaient vos mains ? leur dit sa voix alors,
Mes biens étaient en moi ; vous, où sont vos trésors ?

 

Traversons donc, amis, les vagues mutinées,
À l’aide des vertus, qu’on dit infortunées,
Et jamais notre esquif n’ira, loin du bonheur,
Faire aux gouffres du vice échouer notre honneur.