Discours pour la remise de l'épée

Le 16 mai 1979

Georges DUMÉZIL

Réponse de M. Georges Dumézil

à M. Jean Mistler, Secrétaire perpétuel de l'Académie française

lors de la remise d’épée d’académicien

le 16 mai 1979

 

Mon cher ami,

Nous avons un Consul enjoué, comme disait l’austère Caton d’un de tes prédécesseurs dans l’art oratoire. Je te remercie d’avoir évoqué tant de souvenirs, communs ou parallèles — et nous savons, toi et moi, que je puis reporter sur toi le mérite d’un plus considérable bienfait. Quant au bruit des bottes dont tu parles, il m’étonne un peu. Je les avais oubliées, mais, puisqu’il y a des témoins, je m’incline. Sans doute, par économie, avais-je décidé d’user jusqu’à la corde, jusqu’aux talons, avant de me déguiser en civil, les deux uniformes que j’allais quitter, le bleu délavé qui m’avait servi en campagne, et le noir, flambant neuf, avec bottes, réservé aux permissions. Et nunc Paulo maiora...

Mes chers confrères, mes amis, le nombre et la générosité de vos contributions me touchent profondément. Mais vous voyez de vos yeux votre récompense. Vous avez permis la réalisation de l’idée que Christophe Curien, délaissant ses pinceaux, a formée et mûrie en une nuit, entre une soirée inquiète et un matin triomphant. C’est une très belle œuvre. Je l’ajoute aux quatre volumes que j’ai publiés jadis sur Jupiter Mars Quirinus. Elle en forme un cinquième, bien plus frappant, plus parlant, plus alléchant que les autres. MM. Arthus-Bertrand et leurs collaborateurs, entre tous M. Maréchal, ont exécuté magnifiquement ce projet : qu’ils en soient remerciés. Remerciés aussi M. Claude Gallimard et son état-major, Mme Odette Laigle, qui se sont gentiment offerts à assurer le secrétariat du Comité de l’épée et qui nous accueillent avec munificence dans le palais, dans le jardin suspendu de cette Babylone des livres.

 

D’autres reconnaissances, que j’ai à cœur, vont bien au-delà de la circonstance : c’est la caution de Brice Parain, il y a près de quarante ans, c’est celle de Pierre Nora, il y a plus de dix ans, qui ont par deux fois engagé cette illustre maison, Gaston Gallimard, Claude Gallimard, à donner l’hospitalité à mon travail, qui leur doit d’avoir obtenu quelque attention. Je leur associe M. et Mme Pidoux-Payot, qui les aident depuis des années à éponger une sécrétion d’encre qui, avec l’âge, commence à ressembler à une infirmité.

 

Une fête comme celle-ci appelle à la fois l’attendrissement et le sourire : la vie dont elle est une sorte de pré-conclusion a été remplie de choses touchantes et amusantes. L’attendrissement, j’ai pris la précaution de l’inscrire sur le métal, je l’ai confié à l’épée même : sur les deux faces de la lame sont gravés, comme les coulées d’un sang non pas versé mais assimilé, non pas étranger mais héréditaire, les noms ou les titres des deux successions d’êtres à qui je sais bien que je dois tout : ma famille, en amont et en aval ; mes maîtres, dont les deux premiers semblent aujourd’hui un peu mythiques et dont le dernier était de quelques années mon cadet. De la famille, les plus jeunes me permettront de détacher le groupe central, parentes, soror, uxor : mon père qui m’a donné, entre tant de choses précieuses, le goût de l’humanisme et le goût de la liberté ; ma mère qui a su pendant vingt ans ne jamais me laisser sentir que nous n’avions pour vivre que la solde de mon père ; ma sœur, qui fut pendant un tiers de ma vie ma plus proche camarade, avec qui j’écumais les boîtes des bouquinistes sur les quais quand on pouvait y trouver un Properce ou un Sophocle d’Amsterdam pour vingt sous, pour dix sous même ; et puis uxor, celle qui, depuis plus de cinquante ans, confirme et illustre la brève définition qu’un ami oriental me donnait un jour de l’épouse : le talisman d’une vie. (Il est vrai que ce vieillard caucasien, Alemkeri Hunç, en était sa sixième femme et qu’il la traitait, l’usait dans les travaux des champs, avec tant d’énergie qu’on pouvait prévoir la septième.)

Voilà pour l’attendrissement. Pour le sourire, je ne vous conterai ce soir qu’une petite histoire. Vous verrez à quel fil a tenu mon destin, et par conséquent celui de la science mirifique, irremplaçable qu’est la mythologie comparée. C’était en 1907, j’avais neuf ans et demi, j’entrais en 6e. De mes études antérieures, il y a peu à dire. J’avais débuté au lycée Montaigne, en Enfantine II, mais on avait dû me rétrograder en Enfantine III, parce que l’art de la dictée m’était à ce point étranger que je remplaçais les phrases par une sinusoïde aplatie, irrégulière mais continue d’un bout de la ligne à l’autre. Je n’avais pas, fait mieux en Enfantine III, si bien que mes parents m’avaient retiré du lycée et que, pendant deux ans, à raison de deux fins de journée par semaine, ils m’avaient confié, avec ma sœur, aux soins dévoués d’une institutrice de la ville de Paris. J’avais fait des progrès en lecture, en orthographe, en analyse grammaticale, en analyse logique même, et mon père m’avait fait découvrir la mythologie grecque, tout en m’initiant à l’allemand. Bref, j’étais mûr pour le premier cycle. En 1907, mon père, alors lieutenant-colonel, ayant pris le commandement des batteries du 39e Régiment d’artillerie de campagne à Neufchâteau, dans les Vosges, j’allais donc entrer en 6e au collège de cette jolie petite ville. Bien entendu, les mutations militaires ne coïncidaient pas avec les coupures du temps scolaire et nous étions arrivés à Neufchâteau dans l’extrême de septembre, quand les plans de campagne du principal et du surveillant général étaient achevés... Nous allâmes en famille — le père, la mère et le petit — rendre visite au principal pour me faire inscrire en 6e A, la 6e du latin. Le principal coupa court, d’entrée, à cette prétention : il n’y avait plus de place en 6e A, réservée d’ailleurs à des sujets éprouvés ; et puis, le mouvement du monde n’engageait-il pas à préférer l’ouverture que représentait la 6e B, avec ses deux langues vivantes ? Non, dit mon père, il fera du latin. Ce fut une joute, à laquelle j’assistai, muet et passif, les idées un peu brouillées déjà. Le principal finit par recourir à la méthode expérimentale. « Nous allons bien voir », dit-il. Il se tourna aimablement vers moi : « Mon petit ami, dans la phrase Oui, répondit Socrate, où est le sujet ? Ne vous troublez pas, réfléchissez bien, rappelez-vous, ne répondez pas trop vite... Dans la phrase Oui, répondit Socrate, où est le sujet ?... Répondez, allons, allons... » Et l’inévitable arriva. Tout mon savoir s’était évanoui, je regardai mes parents avec affolement et déclarai que le premier mot, celui qui précédait le verbe, oui, était le sujet. Le principal triompha. Pas pour longtemps. Mon colonel de père contesta le sérieux de l’expérience et termina le débat en affirmant qu’il n’avait pas mis au monde un fils pour le priver de latin et que j’entrerais en 6e A. Je ne sais pourquoi le principal du collège finit par céder au commandant d’armes. Le fait est que c’est à Neufchâteau que je m’initiai au latin, en 6e et en 5e, avec d’admirables professeurs dont l’un enflammait notre amour des conjugaisons latines par la promesse de crottes de chocolat et dont l’autre était, je crois, tout juste bachelier et n’en faisait pas moins vibrer et flamber sa classe en expliquant le De viris. Vous voyez de quoi mes études classiques ont dépendu : j’ai été joué aux dés, ou à pile ou face, ou plutôt au bras de fer ; par bonheur le bras du soldat a tenu bon plus longtemps que le bras du pédagogue.

J’ai retenu cet incident parce qu’il a eu pour moi deux conséquences importantes. L’une est difficilement communicable, relevant de mon expérience la plus personnelle : je suis accompagné, poursuivi par un démon, beaucoup moins utile que celui de Socrate. Non seulement, neuf ans plus tard, à l’écrit du concours d’entrée à l’École Normale Supérieure, c’est en thème latin que j’ai cueilli ma seule note périlleuse, mais depuis lors et jusqu’à maintenant je n’ai guère publié de livre qui, avant la révision pour un second tirage, n’ait présenté en évidence une grosse faute de latin : toros traduit comme tauros, caespes imprimé pour cuspis, etc. Tout se passe comme si un mauvais esprit, néocastrien sans doute, s’acharnait à venger sur moi et sur mon latin la victoire familiale jadis remportée sur le principal du lieu. Je pourrais certes faire l’économie du démon et incriminer les Mânes du principal lui-même, mort quelques années plus tard. Mais je n’envisage pas cette hypothèse, M. Vosgien — tel était le noble nom de ce bon fonctionnaire — ne m’ayant témoigné par la suite que bienveillance, au point même d’inventer à la fin de ma 6e un second prix d’excellence, dit « des externes », qui lui permit de me glorifier sans dépouiller celui qui seul excellait, mon camarade interne Pierre Laval, de Liffol-le-Grand. Il y aurait bien une troisième explication, théoriquement possible, et plus simple : ce serait que mon latin, à travers toute ma vie, est resté vulnérable, déficient. Mais vous comprendrez que ma vanité, et aussi une certaine pente professionnelle vers la superstition, me rendent l’intervention d’un démon plus acceptable.

Le second effet du risque que j’ai eu conscience de courir, il y a soixante-douze ans, dans le salon de M. Vosgien, vous surprendra moins : il relève de la psychologie la plus ordinaire. Je lui attribue du moins le sentiment que j’ai, très fort, que toute ma vie intellectuelle, toute mon étude a été un jeu, et que je n’ai été, au total, qu’un joueur impénitent et quelque peu chanceux. Notre cher Roger Caillois, dans un livre célèbre qui parut en ces lieux et qu’on n’est pas parvenu à prendre en défaut, a divisé les jeux, toutes les activités ludiques, en quatre classes : alea, le jeu de hasard, agôn, le jeu de compétition, mimicry, le jeu d’imitation, de singerie, et l’helix, le jeu d’excitation, de vertige, proprement de tourbillon. La belle simplicité de ce tableau m’a toujours parue digne d’être défiée et j’ai passé des jours à tâcher de découvrir un jeu qui n’y rentrât point. Mais chaque fois Caillois me montrait avec rigueur qu’il y rentrait. Un jour je lui ai proposé, comme cinquième catégorie, studium, l’étude, la recherche de l’invention capable de résoudre de vieux problèmes. Il ne contesta pas le caractère ludique de l’étude, mais il dit qu’elle était une collection de jeux des quatre catégories, non une catégorie nouvelle : le hasard, la rivalité avec les contemporains ou les prédécesseurs, l’imitation des maîtres, la jouissance vertigineuse que donne une solution naissante, tout cela s’y trouve, disait-il, mais sans résidu, sans rien qui justifie l’ouverture d’une rubrique spéciale. Eh bien, si, l’étude, le développement d’une province de la connaissance, est un jeu sui generis — je n’ai pas qualité pour parler des sciences en général, des exactes ni des autres, pas même des sciences humaines ; je m’en tiens à mon petit domaine, à mon étude comparée des idéologies indo-européennes. Il est bien vrai que ce studium est d’abord ludique en ce sens que les quatre formes canoniques de jeu selon Caillois y ont leur place : heureux hasard d’un texte rencontré au bon moment, compétition et même polémique, imitation ou inspiration, et aussi vertige, ivresse des solutions brusquement apparues : Mais il y a autre chose, deux autres choses, qui en font une espèce autonome de jeu, deux caractères solidaires.

D’abord, c’est un jeu où l’on peut être perdant, bien entendu, si l’on s’entête dans des sottises, mais non pas gagnant. Ou plutôt si l’on gagne, c’est-à-dire si l’on réussit à proposer une solution plausible à un problème important et préexistant, on n’encaisse pas son gain ; quoi qu’on fasse, il entre aussitôt dans le jeu, qu’il change et complique : ou bien la solution est visiblement incomplète, ou elle n’est qu’un cas particulier de quelque chose qu’on pressent et qu’on ne conçoit pas, ou elle a des conséquences qui, par choc en retour, modifieront tôt ou tard les données sur lesquelles on l’a fondée.

Le second caractère du studium, du ludus scientiae, c’est qu’il se joue à la fois dans l’individu, sur une génération, et par-delà l’individu, à travers les générations. D’un ordre de recherches légitime, sain, vous pouvez dire en général qu’il a été institué par tel homme ; il ne s’achève avec aucune pour la simple raison qu’il ne s’achève pas. Prenez les noms qui sont gravés sur ma lame, ceux de nos pères fondateurs : plus une page de Franz Bopp ne subsiste comme telle, la mythologie de Max Millier est périmée, Michel Bréal a introduit et enseigné la grammaire comparée au Collège de France sans reconnaître ce qui est l’alpha, sinon l’oméga, des linguistes ses successeurs, le principe de constance des lois phonétiques. Et pourtant ils ont vécu dans l’évidence et dans l’enthousiasme de la réussite et, sans eux, rien n’existerait. Puisque j’en suis aux confidences, après mes livres des dix ou quinze dernières années qui corrigent et complètent ceux d’avant, je suis sûr d’avoir résolu correctement l’essentiel de mes problèmes. Aux objections de principe qui me sont faites, j’ai des réponses fortes, décisives. J’ai envie de dire au Seigneur « nunc dimittis servum tuum, puisque tu m’as permis de voir ma petite part de vérité ». Et en même temps je sais, parce que c’est une loi sans exception, je sais que cette œuvre, dans cinquante, peut-être dans vingt, dans dix ans, n’aura plus qu’un intérêt historique, qu’elle sera, en mettant les choses au pis, ruinée, en mettant les choses au mieux — ce qui est mon espérance — élaguée, retaillée, transformée. Transformée selon quel modèle ? Si je le devinais, je commencerais l’opération moi-même. Mais non : ou bien la mécanique que je suis est fatiguée, encrassée, ou bien les éléments extérieurs du nettoyage ou de la métamorphose ne sont pas réunis. Je vis donc avec ces deux certitudes, qui ne seraient contradictoires que si l’on faisait abstraction de notre maître à tous, le temps : j’ai raison, et j’aurai tort.

Ce n’est d’ailleurs pas un drame, rassurez-vous. Je vis au contraire fort agréablement, ce qui prouve que cette cinquième espèce de jeu est bien un jeu. Simplement, j’aimerais vivre encore pendant un demi-siècle, en spectateur, pour voir avec quels outils des cadets respectueux ou ironiques régleront mon sort. Mais, mon cher Perpétuel, la fabrique d’immortalité que tu administres est-elle capable d’assurer une rallonge, si courte soit-elle, à quatre fois vingt ans ?