Discours sur les prix de vertu 1827

Le 25 août 1827

Louis-Benoît PICARD

DISCOURS DE M. PICARD.

Directeur de l'Académie française

Lu en séance le 25 août 1927

 

 

Tous les ans, le directeur de l’Académie Française proclame les prix de vertu fondés par M. de Montyon tous les ans, vous aimez à l’entendre célébrer la mémoire de cet homme prodigue par amour de l’humanité, qui a doté avec tant de magnificence les lettres, les sciences, les arts utiles, de cet homme si ingénieusement généreux, dont les bienfaits suivent et protègent le pauvre convalescent à la sortie de nos hôpitaux, et de qui la vertu indigente et modeste est toute surprise de recevoir une récompense inattendue.

Mais moi, Messieurs, peu habile dans l’art de parler, que pourrais-je dire qui valût le simple récit des onze bonnes actions, ou plutôt des onze suites non interrompues de bonnes actions choisies par l’Académie, au milieu des nombreux rapports qui lui ont été adressés de toutes les parties de la France et entre lesquelles elle a cru devoir partager la totalité des fonds annuels légués à la vertu par M. de Montyon ?

 

Mademoiselle Henriette GARDEN, née à Paris, y demeurant rue de la Verrerie, n’avait que huit ans lorsqu’elle perdit sa mère. Son père crut devoir la confier à trois demoiselles, anciennes amies de madame Garden, qui ne purent lui donner qu’une éducation commune ; elle apprit à coudre et à soigner un ménage. À quatorze ans, elle revint chez M. Garden ; il la mit à la tête de sa maison. Heureuse de prévenir les moindres désirs de son père, elle se proposait de passer ses jours auprès de lui et cet avenir suffisait si bien à son cœur, qu’elle refusa plusieurs ocres d’établissement. Tout à coup son père lui déclare qu’il va se remarier cette nouvelle la surprend mais elle ne se permet aucune observation elle sourit même, en voyant que son père se flatte d’être heureux. Le mariage se conclut, et mademoiselle Garden a la douleur de ne pas suivre son père chez sa nouvelle épouse.

Elle avait alors vingt ans ; elle se réfugia dans une petite chambre. Elle était obligée, pour subsister, de coudre et de raccommoder le linge ses journées les plus fortes ne s’élevaient pas à plus de vingt sous. Son unique bonheur était d’aller rendre visite à son père ; il lui fut aisé de s’apercevoir que sa présence n’était pas agréable à la femme de M. Garden. La simplicité de ses manières, la pauvreté de ses vêtements, contrastaient avec l’élégance qu’on voyait régner dans la maison. Elle supportait sans se plaindre les procédés de sa belle-mère elle ne cessait de témoigner la plus vive tendresse à son père et à un jeune enfant, son frère, né du nouveau mariage de M. Garden.

Bientôt on lui enjoignit de ne plus faire ses visites qu’aux époques de l’année consacrées par la piété filiale encore lui fut-il prescrit de ne paraître qu’aux heures où la famille était seule, et d’entrer par un escalier dérobé, réservé aux domestiques. Si son père était malade, celle obtenait à grand’peine la faveur de s’établir à son chevet, mais sous la condition de ne point se nommer devant les étrangers, et de passer, même aux yeux des médecins, pour une garde salariée.

Il y avait trente ans que M. Garden s’était remarié. Depuis quelque temps, il habitait la campagne, et sa fille ignorait le lieu de sa résidence, lorsqu’un jour il se présente chez elle, lui dit que ses affaires l’obligent à un séjour de peu de durée à Paris, et qu’il a résolu d’habiter pendant ce temps son modeste asile. M. Garden avait perdu sa fortune ; la dissension l’éloignait de son autre famille il n’avait plus au monde qu’une seule amie ; c’était sa fille. Elle le reçoit avec transport, et s’empresse de lui céder son lit. M. Garden, depuis ce moment jusqu’à sa mort, qui arriva deux ans après, ne parla plus de retourner chez lui. Jamais sa fille ne lui fit la moindre question sur les motifs qui avaient pu l’engager à se séparer de sa femme et de son fils. Elle souffrait d’une maladie douloureuse ; elle retrouva des forces pour servir et soigner son père.

Elle employait la matinée à raccommoder les habits de M. Garden, à blanchir son linge, à préparer ses repas. Les personnes chez lesquelles elle travaillait avaient consenti qu’elle n’allât à sa journée qu’à midi ; mais, pour regagner le temps perdu, elle y restait jusqu’à onze heures du soir. Son modique salaire ne .pouvait suffire à la dépense de deux personnes, d’autant plus qu’une pieuse délicatesse lui faisait une loi de cacher à son père une partie de sa misère ; elle se vit forcée de profiter de la bonne volonté de quelques voisins bienveillants et de contracter envers eux des dettes qui, à la mort de son père et grossies par les dépenses de sa dernière maladie, s’élevaient à 500 francs : quelle somme pour une pauvre fille qui n’a que son travail pour vivre ! Son père est mort entre ses bras.

La piété filiale est un devoir ; mais n’est-il pas des circonstances qui donnent un caractère de haute vertu à une action même obligatoire ? et d’ailleurs, mademoiselle Garden a d’autres titres.

Dans le temps où elle vivait seule, et avant qu’elle eût le bonheur de revoir son père, elle recueillit chez elle mademoiselle Sophie de Vailly, son amie, ouvrière comme elle, comme elle pauvre et sans appui. Après huit ans, mademoiselle de Vailly fut attaquée d’une maladie de poitrine, qui dura deux années. Mademoiselle Garden, quoique malade elle-même, passait les nuits à veiller auprès de son amie et les jours à travailler avec ardeur, pour procurer à la pauvre poitrinaire les soulagements que réclamait son état, et même pour satisfaire ses fantaisies.

Un vieillard, parent de mademoiselle de Vailly, lui succéda dans l’affection de mademoiselle Garden ; elle le recueillit à son tour, le soutint de son travail, et l’assista dans ses derniers moments.

Depuis la mort de son père, elle partage ses faibles ressources avec une pauvre veuve septuagénaire, madame Brossette. Rien n’est plus touchant que l’union qui règne entre ces deux pauvres femmes. Cependant mademoiselle Garden était déjà tourmentée par l’idée de cette dette de 500 francs contractée pour subvenir aux derniers besoins de son père ; mais comment fermer sa porte et son cœur à cette malheureuse madame Brossette ? Aussi elle travaille de toutes ses forces, elle s’impose des privations, sans les imposer à sa compagne, afin de payer sa dette, et son vœu le plus ardent est de ne point mourir sans y être parvenue.

Mademoiselle Garden est tout à fait étrangère au dessein formé par des personnes charitables de la faire concourir au prix de vertu. Si on l’avait consultée, jamais elle n’aurait consenti à ce qu’on publiât sa bonne conduite envers son père.

L’Académie a cru devoir décerner à mademoiselle Garden un prix de 3,000 francs.

 

Marie-Angélique-Élisabeth CORRETTE, surnommée Émélie, fille d’un cultivateur de Nanteuil, département de l’Oise, est entrée au service de M. et madame Charveys, le 10 octobre 1816 ; elle avait alors seize ans.

M. et madame Charveys avaient sept enfants. Dans les dernières années de la vie de M. Charveys, des revers de fortune l’avaient mis dans l’impuissance de soutenir sa nombreuse famille avec les simples appointements de son emploi ; il était aux expédients. Émélie Corrette demande un congé à ses maîtres ; c’est pour aller retirer des mains de M. Caillet, notaire à Nanteuil, l’héritage de son père. Cet héritage montait à une somme de 400 francs. Elle revient et prie M. Charveys de disposer de la somme. Le pauvre homme, en mourant, en était encore débiteur ainsi que des gages de sa bonne servante.

Après la mort de M. Charveys, l’attachement et les soins d’Émélie Corrette pour sa veuve et ses enfants ont redoublé en proportion de leur infortune. Madame Charveys, privée des appointements de son mari, qui étaient l’unique ressource de la famille, a été forcée de vendre ou d’engager ses effets. Cette ressource épuisée, Émélie Corrette n’a pas balancé robes, linge, boucles d’oreilles, tout a pris le chemin du mont-de-piété, pour subvenir aux dépenses de la maison.

La mauvaise santé de madame Charveys la rend incapable de travailler : le dévouement d’Émélie Corrette lui a fait trouver des ressources : elle va faire dans un bateau de blanchisseuses une journée ou une demi-journée, selon le plus ou moins d’occupation qu’elle a dans le ménage, et elle passe une partie des nuits à faire des chemises et d’autres ouvrages de couture pour le monde. Si vous la suivez dans l’intérieur de la maison, vous la trouvez occupée à peigner et habiller les enfants, à rajuster pour les plus petits ce qui a cessé de convenir aux plus grands, à couvrir de ses propres vêtements ceux qui en ont le plus besoin, et à prodiguer à tous, les soins de la mère la plus tendre.

Émélie Corrette, si dévouée à ses maîtres, ne pouvait manquer d’être bonne fille. Sa mère s’était remariée en secondes noces, et son second mari, homme brutal et dissipé, avait fini par l’abandonner, après avoir vendu tout ce qu’elle possédait, même son lit. Instruite de l’état misérable de sa mère, Émélie court la chercher à Nanteuil, et la fait transporter dans le logement de sa maîtresse. Il fallait un lit à cette bonne femme vieille et infirme, et on n’en avait point. Émélie a cédé à sa mère l’unique matelas qu’elle avait, et s’est gaîment résignée à coucher sur la paille. Maintenant elle partage entre sa mère et la famille Charveys le pain qu’elle gagne à la sueur de son front.

Émélie Corrette vit très-retirée, ainsi que sa maîtresse, et quelques voisins seulement sont dans la confidence de leur position ; toutefois sa bonne conduite a transpiré, et lui a valu des admirateurs. Elle est jeune et belle, forte et laborieuse ; plusieurs personnes lui ont fait des propositions de mariage, entre autres un garde forestier de la couronne, et un des principaux ouvriers d’une fabrique en voitures c’étaient des partis fort avantageux pour une fille qui n’a rien mais elle a été sourde à ces propositions : elle ne veut quitter ni sa mère, ni sa maîtresse, ni les enfants. Ce qui est remarquable, c’est qu’elle ne paraît pas se douter qu’il y ait le moindre mérite à se conduire de la sorte ; elle croit ne remplir qu’un devoir.

L’hiver dernier, madame Charveys a reçu un secours de la liste civile ; elle s’est empressée d’en offrir une part à sa fidèle domestique ; elle a donné 50 francs à Émélie pour acheter des chemises et quelques vêtements. Émélie Corrette reçoit les 50 francs ; mais, voyant que ce qui restait à madame Charveys suffisait à peine pour se procurer un peu de bois et payer quelques dettes, elle court acheter pour sa maîtresse un manteau qui lui coûte 30 francs. Lorsqu’on lui lit des observations sur l’excès de son désintéressement, elle répondit : « Pouvais-je laisser ma malheureuse dame vêtue d’une simple robe, par le froid qu’il fait ? avec 20 francs, je puis acheter deux chemises, deux paires de bas, une paire de souliers ; cela me suffit pour le moment : la Providence fera le reste. »

L’Académie a cru devoir décerner un prix de 2,500 francs à Marie-Angélique-Élisabeth Corrette.

 

Au commencement de la révolution, la veuve MOREAU, de Nantes, concierge d’un château dont les propriétaires avaient été forces d’émigrer, a tout risqué pour faire passer à ses maîtres ce qu’elle pouvait tirer de la vente de leurs récoltes. Dans les jours les plus périlleux, elle s’est exposée vingt fois pour sauver des proscrits ou des condamnés, qu’elle nourrissait, à la dérobée, du fruit de son travail.

Depuis dix-huit ans, elle loge chez elle un vieillard infirme, Michel Renaud, âgé aujourd’hui de soixante-douze ans ; elle le nourrit, le soigne comme s’il était son père. Elle a gardé chez elle pendant trois années deux jeunes enfants ; elle les a fait instruire par les frères des écoles chrétiennes, et ne les a rendus à leur mère que lorsqu’ils ont été en âge d’apprendre un métier.

 

Marie-Madeleine MORDANT, cuisinière, rue Beautreillis, a pris à sa charge deux jeunes filles, les demoiselles Succault. Elles n’étaient point encore orphelines ; mais leurs parents se trouvaient dans la misère le père était cocher de nacre, la mère faisait des ménages la cadette est née à l’hospice de la maternité à force de peines et de démarches, mademoiselle Mordant parvint à retirer l’enfant, et le fit nourrir à ses frais. Le père est mort à l’Hôtel-Dieu en 1817, la mère à l’hospice Saint-Antoine en 1822.

Depuis 1810, les deux demoiselles Succault ne vivent que par mademoiselle Mordant ; elle les a fait élever de son mieux, et a payé leur apprentissage.

Mademoiselle Mordant est depuis longtemps au service de deux demoiselles, qui ont eu quelque aisance, mais qui, aujourd’hui, sont âgées, infirmes et sans fortune. Depuis que l’apprentissage des deux orphelines est terminé, mademoiselle Mordant est devenue le soutien de ses deux maîtresses ; elle n’en reçoit plus de gages, et elle contribue de tous ses petits moyens à rendre leur sort moins pénible.

L’Académie a décerné un prix de 2,000 francs à la veuve Moreau, de Nantes, et un autre prix de 2,000  rancs à Marie-Madeleine Mordant.

 

À Saint-Sauveur, département de la Loire, une femme, accablée d’années et d’infirmités, avait perdu tous ceux dont elle pouvait attendre quelques secours ; une famille pauvre lui fournit pendant quelques années un lit et des aliments ; mais elle devenait de jour en jour plus incommode à ses hôtes, qui ne pouvaient la soigner qu’en lui consacrant des moments nécessaires à leur travail : ils se décidèrent, à regret, à exposer la pauvre femme à la porte de l’hospice du bourg d’Argental. Les chefs de cet hospice destiné aux pauvres de la commune furent obligés de la renvoyer après deux ou trois jours. Qu’allait-elle devenir ? elle était infirme e au point de ne pouvoir faire un pas pour chercher un abri elle était sourde, aveugle, défigurée par une plaie hideuse ; à chaque instant du jour et de la nuit, son état exigeait les soins les plus minutieux. Marguerite ARNAULT, ouvrière à Saint-Sauveur, se présente pour secourir la vieille abandonnée. Elle n’avait qu’une chambre, elle lui en donne la moitié ; elle subsistait de son travail, elle a la confiance qu’en prolongeant ses veilles, il pourra suffire à deux personnes rien ne la rebute, ni la mauvaise humeur de la vieille, ni la malpropreté qui résulte de ses infirmités ; et pendant plus d’une année, elle prodigue à sa malheureuse compagne les secours les plus assidus.

Même avant la mort de la pauvre vieille, une fille paralytique, cherchant un asile, versait des larmes et poussait des sanglots ; Marguerite Arnault court au-devant de la malheureuse, l’embrasse, lui témoigne la plus vive affection ; on aurait cru qu’elle retrouvait une amie après une longue absence elle l’emmène, et trouve encore à la placer dans son unique chambre. Depuis ce moment, la bonté de Marguerite Arnault ne s’est pas démentie ; les cris que la douleur arrache à la pauvre paralytique interrompent le repos de sa bienfaitrice, mais n’altèrent jamais sa patience ni sa douceur la nuit, elle console le malheur ; le jour, elle travaille pour le soulager.

Ce n’est pas tout deux enfants abandonnés ont trouvé chez elle un asile elle les nourrit et les envoie à l’école.

 

François GRILLOT, ancien militaire, laboureur à Bains, département des Vosges, n’a pour toute fortune qu’une petite maison et un petit champ qu’il cultive. Il est père de six enfants le plus jeune est dans un état absolu d’idiotisme ; l’aîné, qui aidait son père dans son travail, vient de partir atteint par la loi du recrutement. La maison de Grillot et de sa femme est ouverte à tous les pauvres du pays. Deux femmes, l’une Catherine Vaney, mendiante, couverte de plaies ; l’autre, Anne Duchêne, mendiante aussi, estropiée, abandonnée de tout le monde, ont logé jusqu’à leur mort chez M. et madame Grillot, l’une pendant quatre ans, l’autre pendant six. On a vu Grillot et sa femme faire des quêtes dans le bourg pour payer les cercueils de ces deux infortunées.

M. et madame Grillot logent et nourrissent, depuis vingt ans, une vieille fille, nommée Maréchal Anne, âgée de soixante-huit ans, et presque dans l’enfance.

 

La vie de la veuve Antoinette NALLARD, née à Pont-de-Veyle et demeurant à Toissy, département de l’Ain, offre une grande conformité avec celle de Marguerite Arnault et celle de François Grillot et de sa femme.

Sa mère, pauvre, mais charitable, avait consacré sa vie au soulagement du malheur. Antoinette Nallard a suivi religieusement l’exemple maternel. Dans son zèle, elle obtint de sa mère de lui céder une femme réduite à la mendicité, et défigurée par une cruelle maladie de peau. Tous les jours, après avoir pansé la pauvre femme avec une affectueuse compassion, elle la conduisait à la porte de l’église, pour y attendre les aumônes qui fournissaient à sa subsistance.

Les plus courageux reculaient devant la multiplicité des plaies d’un vieillard scrofuleux ; Antoinette Nallard ne voit en lui qu’un malheureux qu’il faut secourir et soigner.

Quoique mère de famille et sans fortune, elle s’est empressée d’adopter une jeune fille que la mort de sa mère livrait à un père tout à la fois pauvre et dérange. La santé de la jeune enfant était altérée pendant quatre ans, Antoinette Nallard l’a soignée, et lui a procuré les remèdes dispendieux qu’exigeait sou état jusqu’au moment où la jeune fille a succombé.

Antoinette Nallard est tellement connue, qu’il n’est pas de famille pauvre et malade qui ne s’empresse de l’appeler ; à l’instant, elle abandonne sou travail, elle accourt, elle multiplie ses soins, elle va solliciter des secours auprès des riches. Chargée d’ensevelir presque tous les morts, elle reçoit, dans certaines maisons, de l’argent ou des vêtements, qu’elle s’empresse de distribuer à d’autres indigents. On l’a vue, lorsque des malheureux se présentaient trop tard pour profiter d’une distribution de pain, leur donner avec joie presque tout le pain qu’elle venait de faire pour elle-même on l’a vue, au milieu des froids excessifs, accompagner ce premier don du peu de linge dont elle pouvait se priver.

Mais ce qui distingue Antoinette Nallard, c’est une charité industrieuse et délicate lorsqu’elle est appelée près des riches, elle substitue à sa place des femmes plus pauvres qu’elle, pour leur faire gagner le salaire qu’on lui destinait ; elle ne manque jamais d’aller elle-même chez ceux qui ne peuvent reconnaître ses services que par leurs actions de grâce.

L’Académie a décerné trois prix de 2,000 francs, l’un à Marguerite Arnault, l’autre à François Grillot et à sa femme, le troisième à la veuve Antoinette Nallard.

 

Un prix de 1,500 francs a été décerné à Marie-Anne DURUPT, demeurant à Plombières, département des Vosges. Entrée fort jeune encore au service d’un père de famille, vieux, infirme, et qui ne pouvait donner que des gages bien modiques, Marie-Anne Durupt sacrifia ses forces et sa santé pour panser et soigner son maître pendant quinze ans,

Après la mort de son maître, elle revint dans la chaumière paternelle. Son père et sa mère étaient accablés par l’âge et la misère pendant quinze autres années, elle les soutint de son travail jusqu’à ]a fin de leur carrière, et sans que jamais ils aient eu besoin de recourir à la mendicité.

Sans négliger ses parents, Marie-Anne Durupt a trouvé le moyen d’élever huit enfants pauvres et abandonnés ; elle les a successivement gardés près d’elle jusqu’au moment où chacun a pu apprendre un état ; elle n’avait, pour subvenir à leur éducation, que les modiques secours usités en pareil cas.

Aujourd’hui, elle est vieille et valétudinaire ; un des huit enfants abandonnés est encore à sa charge, et de plus elle a recueilli dans sa chaumière deux frères moins âgés qu’elle, mais déjà vieux et réduits à la plus profonde misère.

Le 15 septembre 1825, une pauvre femme, Joséphine Dufour, mère de quatre enfants en bas âge, passait sur la place Maubert, tenant d’une main un de ses enfants et portant sur un bras le plus jeune, âgé de deux mois. Un angle de corniche, détache du haut d’une maison, tombe sur Joséphine Dufour ; les enfants ne sont pas atteints ; la mère est tuée entre ses deux enfants. La malheureuse femme laissait ses quatre orphelins dénués de toutes ressources leur père existait encore, mais il était impossible de compter sur lui pour les élever. À la vue de ce déplorable accident, la pitié publique est excitée ; une quête se fait spontanément dans le marché de la place Maubert. L’administration des hospices, prévenue par le bureau de charité, donne un asile aux trois aînés à l’hospice des Orphelins ; mais le quatrième ne peut être placé qu’aux Enfants Trouvés.

 

Geneviève-Françoise RIBOLLET, femme de M. DEGENNE, ouvrier imprimeur, alors nourrice de son dixième enfant, avait été témoin du fatal événement ; en voyant le pauvre petit couché par terre, près de sa mère expirante, elle s’était empressée, elle avait apaisé ses cris en lui présentant le sein, l’avait emporté chez elle, et déjà elle-avait obtenu le consentement de son mari pour nourrir l’orphelin en même temps que son propre enfant. Lorsqu’on vint lui offrir de placer son nourrisson aux Enfants-Trouvés, elle déclara qu’elle ne voulait point s’en séparer, et voilà près de deux ans qu’elle donne à l’enfant tous les soins qu’on peut attendre d’une mère, sans avoir reçu d’autre indemnité que la portion qui revenait à son nourrisson dans le produit de la quête de la place Maubert.

Il reste à M. et madame Degenne six enfants, dont l’aîné a quinze ans. Ils n’ont eu longtemps pour ressource que le travail du père, employé depuis seize ans chez M. Chaigneau. Maintenant le fils aîné commence à être occupé dans le même établissement, et il ajoute au gain de son père ses petits gains journaliers. Malgré la diminution des travaux, la famille Degenne, déjà composée de huit personnes persiste dans sa résolution généreuse, et conservera l’orphelin que madame Degenne a nourri et adopté.

L’Académie a décerné à madame Degenne un prix de 1,500.

 

Louise-Dorothée SCHREIBER et Opportune VAILLANT, ouvrières en linge, ont formé depuis dix ans, un établissement tout à la fois ingénieux et charitable elles logent nourrissent et élèvent chez elles douze jeunes filles pauvres, à qui elles apprennent leur état, et qui ne payent aucune rétribution. Pendant ces dix années, mesdemoiselles Schreiber et Vaillant n’ont reçu, pour aider à la nourriture et à l’entretien de leurs élèves, que des secours du bureau de charité et du curé de leur paroisse ; c’est avec le produit du travail qu’on fournit au surplus des dépenses. Quand une élève est assez instruite, elle est aussitôt remplacée par une autre.

Depuis que le rapport sur cet établissement nous a été adressé, mademoiselle Schreiber est morte, mademoiselle Vaillant continue seule le pieux ouvrage qu’elle a commencé avec sa compagne.

L’Académie a cru devoir décerner à l’établissement des demoiselles Schreiber et Vaillant une médaille d’or de 500 francs.

Quatre frères, Charles POTIER et Jean-Baptiste POTIER, tous deux employés au port d’Amiens, Alexandre POTIER et Victor POTIER, tous deux ouvriers cordonniers, fils d’Yves-Antoine Potier, l’un des syndics du port et régisseur de la barque d’Amiens à Abbeville, ont honoré leur vie par une foule de belles actions. De 1809 à 1826, ces quatre frères ont retiré des eaux des marchandises, des chevaux, des voitures, des bestiaux, des hommes, des femmes, des enfants ; ils ont sauvé la vie à plus de cent personnes sur le point de se noyer. Rien ne les arrête ; jamais ils ne voient le danger ; ils ne voient que le malheureux qui va périr. Le jour, la nuit, par le froid le plus rigoureux, ils sont toujours prêts. Plus d’une fois, par suite de leur dévouement, ils ont reçu des blessures, ils ont été atteints de graves maladies ; ils guérissent, et recommencent. Le feu ne les effraie pas plus que l’eau ; dans les incendies, on les voit seconder intrépidement les braves sapeurs-pompiers.

L’Académie l’a déjà déclaré, elle croit devoir réserver les prix à la vertu, et non à un élan momentané de courage ; mais multiplier ces actes de courage ; pendant dix-sept ans se tenir aux aguets des funestes accidents pour les prévenir et les empêcher ; s’être fait, pour ainsi dire, un métier de sauver des citoyens, ce n’est plus un élan momentané c’est une volonté ferme et généreuse, c’est de la persévérance, de l’abnégation de soi-même, de la vertu.

Les quatre frères Potier ne sont pas riches mais leur travail leur donne une honnête existence ; l’Académie a cru devoir leur offrir un hommage plutôt qu’une récompense pécuniaire, en décernant à chacun des quatre une médaille d’or de 500 francs.

Nous venons de mettre sous vos yeux de grandes infortunes ; hélas ! presque toujours, pour qu’il y ait vertu d’un côté, ne faut-il pas que de l’autre il y ait malheur ? presque toujours, un acte de vertu ne repose-t-il pas sur des injustices réparées, des victimes sauvées, des malheureux secourus ?

Au récit de tant de souffrances, vos cœurs se sont émus de pitié ; ils se sont émus d’un pieux sentiment de reconnaissance au récit des actions vertueuses qui ont terminé ces souffrances, ou du moins, les ont adoucies. Ne méritent-ils pas la reconnaissance publique ceux qui ont soutenu ces familles dans la peine, qui ont rendu des parents ces orphelins abandonnés, des amis à ces vieillards isolés, privés de leurs premiers amis ? À quelle reconnaissance, à quelle admiration n’a-t-il donc pas droit celui qui, en descendant au tombeau, a fondé à perpétuité des récompenses pour les bonnes actions, et des moyens pour leurs auteurs de continuer le bien qu’ils ont commencé ?

Rendons hommage à l’esprit du siècle ; il est essentiellement généreux. Que le bruit d’un désastre se répande, aussitôt les souscriptions, les quêtes, les secours de tout genre abondent ; le riche ouvre ses trésors, le pauvre apporte son modique tribut mais ce sont les secours aux malheurs obscurs et ignorés que le fondateur des prix de vertu a voulu encourager ; ce sont les vertus obscures et modestes qu’il a voulu mettre en lumière et récompenser. Avec quelle attention scrupuleuse nous devons exercer la noble investigation dont il nous a chargés ! que nous sommes heureux ! que nous devons être fiers d’avoir été choisis par lui pour décerner et proclamer ses bienfaits !