Rapport sur le concours de poésie de l’année 1825

Le 25 août 1825

François-Juste-Marie RAYNOUARD

RAPPORT

DE M. RAYNOUARD

SECRÉTAIRE PERPÉTUEL DE L’ACADÉMIE FRANCAISE,

SUR LE CONCOURS DE POÉSIE DE L’ANNÉE 1825.

 

MESSIEURS,

Il est un nom qui sera toujours cité avec reconnaissance et célébré avec justice dans nos solennités littéraires, c’est celui de Montyon ; magistrat éclairé et bienfaisant, sa générosité vertueuse, que dirigèrent deux nobles sentiments, la bienveillance envers les hommes et le désir de leur amélioration, a mérité d’être à jamais l’objet de la vénération publique.

Les sentiments qu’excitent en nous les grands exploits, les succès fameux, les entreprises hardies, changent parfois avec les circonstances qui amènent d’autres événements et suscitent de nouvelles renommées ; les opinions varient, les vieilles admirations s’affaiblissent. Mais il n’en est pas de même du respect et de l’attendrissement qu’inspire la mémoire de ces sages modestes, désintéressés, qui n’ont fait le bien que pour le bien même ; moins ils ont ambitionné la gloire, moins ils ont affecté la renommée, plus ils auront de droits aux hommages de tous les temps : ces hommages doivent être éternels comme la vertu qui les a mérités.

M. de Montyon, chargé de l’honorable fardeau de l’administration publique, possédait l’art, peut-être plus rare que difficile, d’allier ses devoirs envers le gouvernement qui l’avait choisi pour son mandataire, et envers les peuples confiés à sa tutelle administrative.

Quand il se retira de ces hautes fonctions, s’il emporta l’estime et la reconnaissance des administrés, c’est qu’ils avaient constamment admiré en lui l’habitude d’une douce affection pour ses semblables, le vif désir de leur être utile, la passion de concourir à leur félicité, et surtout de les rendre meilleurs, afin qu’ils fussent plus facilement heureux.

Faut-il rappeler combien à cette époque la voix publique se déclarait en faveur de l’intendant d’Auvergne : J’invoquerai un témoignage qui me semble d’une grande autorité, quand je le cite dans cette enceinte, le témoignage de Marmontel, alors membre de l’Académie française, et, depuis, son secrétaire perpétuel. Il y a plus d’un demi-siècle, en 1771, Marmontel s’exprimait sur M. de Montyon comme nous-mêmes nous en parlons aujourd’hui.

Pendant une longue crise de disette et de calamité, M. de Montyon avait procuré du pain à la population indigente de Mauriac[1], en faisant, à ses propres frais, de grands embellissements dans cette ville. Les échevins, voulant consacrer un obélisque au bienfaiteur, demandèrent à l’académicien une inscription qui transmît à la postérité l’expression de la reconnaissance générale.

Dans cette inscription, le poète s’adresse à M. de Montyon lui-même. Voici les derniers vers :

Qu’à jamais cette pierre, inviolable et sainte,
Fasse lire aux siècles futurs
Que, sans toi, tout un peuple eût péri dans les murs
Dont il a décoré l’enceinte.

Et dans sa lettre à MM. les échevins de Mauriac. Marmontel disait :

« Une circonstance non moins intéressante pour moi, c’est mon attachement pour l’homme, vertueux auquel votre hommage s’adresse. Personne ne connaît mieux que moi cette âme sensible et bienfaisante, son intégrité, sa candeur. Un intendant patriote, citoyen, homme d’État, sans ambition, sans intrigue, tout dévoué au bien public tout occupé du soulagement des peuples dont il est le père, et qui porte à la cour et dans les conseils le courage de la vérité et l’élévation d’une âme libre est un phénomène bien rare... J’aurais voulu peindre M. de Montyon tel que je le connais, mais les bornes d’une inscription ne me l’ont pas permis ; heureusement le fait dépose en sa faveur, et il suffit à son éloge. »

Ajouterai-je que M. le préfet du Puy-de-Dôme, dans sa correspondance avec l’Académie, au sujet du prix de vertu, atteste que la mémoire de M. de Montyon est toujours en vénération dans ce département et dans tous les pays qui composaient autrefois la province d’Auvergne ?

Lorsque M. de Montyon n’eut plus à remplir les devoirs que lui imposaient ses hautes fonctions administratives, sa généreuse sollicitude changea d’objet ; il se donna une autre sorte de magistrature, à laquelle la Providence appelle tout homme de bien ; il entreprit d’encourager, de récompenser, de propager la vertu : magistrature sainte, de laquelle on ne peut être dépossédé ni par le caprice de la fortune, ni par les injustices des hommes !

Il fit successivement diverses fondations empreintes de cet esprit de sagesse qui, dotant à la fois le présent et l’avenir, transmet l’avantage du bienfait de génération en génération ; prévoyance philanthropique, qui caractérise essentiellement le génie de la bienfaisance !

Les dispositions testamentaires de M. de Montyon ont assuré de nouvelles et importantes fondations, et ont préparé aux autres de plus grands moyens d’exécution.

L’Académie française, empressée d’acquitter en partie la dette de la reconnaissance publique, avait proposé pour prix de cette année :

Les fondations et legs de M. de Montyon en faveur des hospices et des Académies.

Le prix n’a pas été remporté, et peut-être parce que les concurrents avaient négligé de considérer attentivement le sujet et dans son ensemble et dans ses nombreux détails.

Jadis M. de Montyon, sans se faire connaître, avait fondé à l’Académie des sciences un prix destiné à récompenser les ouvrages qui rendraient les opérations des arts mécaniques moins malsaines ou moins dangereuses ; à l’Académie française, un prix pour l’action la plus vertueuse, et un autre pour l’ouvrage littéraire le plus utile aux mœurs.

Après le renouvellement des Académies, ce bienfaiteur anonyme rétablit les deux prix dont le jugement avait été autrefois confié à l’Académie française.

Et il fonda à l’Académie des sciences :

Un prix de statistique ;

Un prix destiné à celui qui inventerait ou perfectionnerait des instruments utiles aux progrès de l’agriculture et des arts mécaniques ;

Et enfin un prix en faveur de l’ouvrage qui aurait le plus contribué aux progrès de la physiologie expérimentale.

Son testament a légué à la même Académie des sommes considérables, dont les revenus annuels acquitteront deux prix pour les ouvrages ou découvertes qui, ayant eu pour objet le traitement d’une maladie interne ou externe, seront jugés les plus utiles à l’art de guérir, et un troisième prix pour les personnes qui auront trouvé les moyens de rendre un art ou un métier moins insalubre.

En exécution de ce même testament, les hospices de Paris ont obtenu un fonds de plusieurs millions dont les revenus annuels sont affectés aux pauvres qui ont besoin de secours au moment où ils sortent des hospices pour titre rendus à leur famille.

Si l’on se pénètre bien de l’esprit de ces diverses fondations, il sera plus facile de les célébrer plus dignement.

Le sujet est grand, neuf, intéressant, moral ; il appelle’ l’enthousiasme du talent et celui de la vertu. Il doit inspirer de nobles pensées, des sentiments élevés ; il présente des leçons, des exemples utiles : il est essentiellement poétique.

Oui, les motifs qui ont animé le bienfaiteur, l’honorable mission d’être l’interprète public de la reconnaissance que les hospices et les Académies lui doivent et lui devront à jamais, les détails nombreux et variés que fournit à la poésie l’application de cette noble bienfaisance à tant d’objets divers, favorisent à la fois les descriptions pittoresques et les inspirations du sentiment.

L’Académie a reçu vingt-neuf ouvrages.

Avant de rendre compte de ses décisions, il est conve­nable d’avertir que, dans cette circonstance, où il s’agit d’un hommage rendu pour ainsi dire au nom de l’Académie, les juges ont pensé qu’une sage sévérité ne serait pas, déplacée ; qu’en avertissant les concurrents du juste et vif intérêt que l’Académie attache à leur succès, ils redoubleront de zèle et d’efforts pour, rendre leurs chants dignes de l’homme de bien auquel ils doivent être consacrés.

Parmi les vingt-neuf ouvrages, l’Académie a distingué principalement les pièces portant les n° 10, 24, 27 et 28.

La pièce n° 10, dont l’épigraphe est : Recte facti fecisse merces est, est une épître, dans laquelle l’auteur s’adresse à un ami et lui raconte tout ce que M. de Montyon a fait pour le bonheur de ses concitoyens. Le plan est simple, il embrasse bien le sujet. Le style est en général correct, quelquefois élégant ; mais il est rarement animé. On ne peut reprocher à cet ouvrage aucun défaut essentiel ; mais on n’y rencontre aucune beauté remarquable.

Quoique l’auteur du numéro 24, qui a pour épigraphe :

Un mortel bienfaisant approche de Dieu même. RACINE fils.

ait employé une fiction qui n’est pas heureuse, et qui même manque de vraisemblance, quelques pensées bien exprimées, divers détails poétiques, un style parfois élevé, ont paru dignes d’encouragement.

La pièce n° 27 porte pour épigraphe :

Qu’on me dise si la gloire attachée au meilleur des discours qui sera couronne dans cette académie, est comparable au mérite d’en avoir fondé le prix. J. J. ROUSSEAU

Cette pièce est une épitre à J. J. Rousseau sur son Discours contre les arts et les sciences.

L’auteur l’adresse au philosophe dans l’espoir de le réconcilier avec les sciences, les arts et les hommes, en lui exposant le tableau de la bienfaisance de M. de Montyon.

L’ouvrage contient quelques passages très-remarquables, soit par la noblesse des pensées, soit par la manière de rendre poétiquement des détails vulgaires ; mais le sujet y est à peine indiqué. On pourrait croire que les tableaux qui se succèdent étaient déjà tracés par Fauteur, et qu’il a voulu les rapprocher dans un cadre, en rappelant quelquefois le nom de Montyon.

Si l’auteur, ainsi qu’il l’annonce dans sa pièce, n’est âge que de vingt ans, il est permis d’espérer qu’il honorera la poésie française, lorsque la réflexion et d’utiles leçons auront mûri son talent, et surtout qu’il aura étudié avec succès l’art chaque jour plus rare d’une composition à la fois sage et poétique, qui charme l’imagination et intéresse la raison.

Cette sagesse de composition n’a pas été étrangère à l’auteur de la pièce n° 28, ode dont l’épigraphe est : Transiit benefaciendo, qui a fixé plus particulièrement l’attention de l’Académie. Elle y a distingué de belles images, des expressions heureuses ; mais en général l’ouvrage n’a pas assez de ce mouvement, et surtout de cette chaleur qu’exige ce genre de poésie. L’Académie a eu surtout à regretter que le sujet n’y fût pas traité en son entier. Ce n’est pas que la forme de l’ode ne dispensât l’auteur de s’appesantir sur tous les détails, et qu’un choix heureux ne fût suffisant ; mais il est des lacunes qui sont des imperfections : ainsi l’auteur de l’ode a omis de célébrer la fondation du prix destiné annuellement à l’ouvrage le plus utile aux mœurs.

Du reste, l’Académie a reconnu clans cette pièce le talent d’un auteur habile dans l’art d’écrire et capable d’exprimer les sentiments élevés et les nobles pensées.

Elle a donc accordé la première mention honorable à cette ode n° 28 ;

La seconde mention à la pièce n° 27 ;

Et elle a cru devoir désigner avec distinction la pièce n° 24, et ensuite l’épître n° 10.

L’Académie propose le même sujet pour l’année 1826. Puisse le nouveau concours satisfaire à ses justes espérances !

Oui, vertueux Montyon, tu trouveras un digne interprète de la reconnaissance publique et de celle de l’Académie.

Magistrat intègre et bienfaisant, placé entre les exigences du pouvoir et les besoins du peuple, tu sus concilier sagement tout ce que tu devais à l’un et à l’autre.

Administrateur compatissant, tu vis le pauvre de près, et tu ne te bornas point à le plaindre ; tu crus que la Providence ne le destine pas à vivre dans la misère ; tu sentis qu’il méri­tait d’être secouru, et surtout d’être éclairé pour devenir

Cette grande pensée de l’amélioration des classes inférieures de la société t’occupa vertueusement pendant ta vie ; elle fait ta gloire après ta mort.

Ta bienfaisance embrassa tour à tour divers objets qui excitent l’enthousiasme du poète, et qui se présentent avec un intérêt toujours croissant.

Ami des hommes, bienfaiteur du peuple, tu portes d’abord ta juste sollicitude sur le sort de ces ouvriers, qui se livrant à des travaux malsains ou dangereux, sont exposés chaque jour à trouver la mort dans l’exercice du métier qui promettait d’assurer leur subsistance et celle de leur famille.

Des prix exciteront l’habileté de l’artiste qui, par l’invention ou par le perfectionnement de quelque instrument, facilitera leurs travaux ou ceux des agriculteurs.

Tu penses que cet art qui donne ses soins aux malades et surtout aux malades pauvres, peut découvrir encore des méthodes utiles, perfectionner les moyens de guérir ; et pour en populariser les succès, tu proposes des récompenses qui exciteront l’émulation des savants.

Tu veux que d’heureuses expériences interrogent les secrets de la vie, les ressorts de l’organisation, pour aider encore aux progrès de la science.

Des recherches utiles et assidues faciliteront les moyens de connaître l’état, l’industrie, le commerce, l’agriculture, les besoins de chaque département ; et tu ouvres une carrière qui, sagement parcourue, fournira de nouveaux éléments de bien public et de félicité générale.

D’autres ont secouru les hospices, mais ta sollicitude bienfaisante choisit le genre de secours qui te paraît le plus urgent. Au moment où le malade est rendu à sa famille, dans ce passage des derniers jours de la convalescence aux premiers jours de cette santé qui permet à l’ouvrier de reprendre ses travaux, presque toujours pénibles et fatigants, il importe qu’il ménage encore ses forces et que le besoin ne l’entraîne pas à les compromettre ; et c’est cet instant que ta délicate générosité choisit pour lui assurer quelques jours de repos au milieu de sa famille, et le préparer à ne plus tenir que de son propre travail ce qui est nécessaire à ses besoins et à sa santé.

Mais, jusque-là, le bienfaiteur n’aurait guère pourvu qu’à des besoins physiques : il est un bienfait tout autrement précieux que tu ménages’ à cette classe peu aisée chez qui la vertu plus difficile, est aussi recommandable que dans les classes opulentes ; ta sagesse veut que l’honneur de la récompense, l’influence de l’exemple, excitent et propagent les actes vertueux. Vivant, tu as goûté le bonheur de reconnaître tous les avantages de ta pieuse institution. Que de dévouements généreux, que d’actes de vertu dont la publication instruit, encourage, console ceux qui ont à les imiter ! Mandataire ou disciple de la Providence, en récompensant publiquement les actes de vertu, tu eu fais naître, tu en crées de nouveaux.

Ta sagesse prévoyante juge aisément qu’à l’exemple pratique de la vertu il est utile d’en joindre la théorie ; et tu veux qu’une récompense honorable soit acquise à l’auteur qui aura consacré ses veilles à des écrits dignes de faire respecter et chérir la morale, à des ouvrages qui, exerçant sur les mœurs une heureuse et utile influence, concourront à rendre l’homme, et surtout l’homme du peuple, plus vertueux et par conséquent plus digne de sa destination.

Cette dernière fondation est comme la clef de la voûte de ce temple que tu as élevé à l’humanité et à la vertu.

Tel est, Messieurs, le magistrat, le citoyen, l’homme que nos poètes sont appelés à célébrer.

Il ne s’agit pas seulement de réussir à combiner les brillants artifices de la versification, pour peindre de couleurs poétiques les détails divers les tableaux touchants que le sujet présente. Cet habile, cet heureux accord des pensées et de l’harmonie, les nombreuses ressources de l’art et du talent, sont nécessaires sans doute, mais ne suffiraient point à traiter ce sujet avec tout le succès qu’on doit en attendre.

Que ceux qui sont entraînés par une vive admiration, par un mouvement de reconnaissance envers Montyon ; qui envient en quelque sorte à ce bienfaiteur une gloire si justement acquise ; qui éprouvent le désir de l’imiter par le genre de dévouement que leurs propres moyens permettent, en un mot, qui sentent tout ce que M. de Montyon a fait et surtout a voulu faire pour le bien public, pour la morale, pour la vertu ; que ceux-là, dis-je, se présentent hardiment au concours.

Cette noble palme est promise au favori des Muses qui réunira les inspirations de la poésie et l’enthousiasme de la vertu ; en un mot, elle appelle un auteur qui soit à la fois homme de talent et homme de bien.

 

[1] C’est par erreur qu’on a appliqué ce fait à la ville d’Aurillac. Voyez le Mercure de France, mai 1772, pages 171-175.