Réponse au discours de réception de Saint-Ange

Le 5 septembre 1810

Pierre DARU

Réponse de M. le comte DARU
au discours de M. de SAINT-ANGE

DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
le mercredi 5 septembre 1810

PARIS PALAIS DU LOUVRE

Monsieur,

Nos prédécesseurs vous promirent en quelque sorte nos suffrages lorsqu’ils applaudirent à vos premiers travaux. Ils reconnurent dans les essais, qui étaient alors ceux de votre jeunesse, et ce courage qui sait entreprendre, et ce goût qui saura exécuter, parce qu’il a su choisir.

Peu de temps avant cette époque, on se demandait s’il ne convenait pas de se borner à traduire les poëtes en prose, parce qu’on doutait qu’une bonne traduction en vers fût possible. Ce doute l’ut résolu par un exemple mémorable. Un bel ouvrage vint nous apprendre ce que peuvent le talent et le travail luttant, dans une langue moderne, contre le poëte de l’antiquité qui a manié avec le plus de génie une langue riche et harmonieuse.

Mais cet ouvrage, qui prouvait la possibilité du succès, était décourageant par sa perfection même. Ce public, naguère disposé à blâmer comme audacieuse une entreprise que les deux Corneille avaient tentée sans succès, que Racine et Boileau, disait-on, avaient abandonnée, se croyait maintenant en droit d’exiger dans toutes les traductions en vers ce qu’il venait d’y trouver pour la première fois.

Vous ne vous laissâtes point, décourager ; vous ne vîtes dans un beau modèle que l’objet d’une noble émulation.

Il peut être permis à quelques hommes de regretter ces temps favorables au génie, où les grandes beautés de l’art sont presque ignorées, où toutes les carrières sont ouvertes, où les moyens ne sont point usés, où les effets ne sont point prévus, où les sujets sont neufs encore. Mais, pour avoir le droit de se plaindre de ces illustres devanciers qui ont occupé toutes les places, il faudrait prouver qu’on aurait été digne de les leur disputer. Il est plus sage de se féliciter d’être venu après ces beaux génies, qui nous ont ouvert des sources intarissables de lumières et de jouissances, et qui, s’ils désespèrent les grandes ambitions, nous ont au moins permis l’espérance plus raisonnable de réussir même après eux, en nous facilitant les moyens de bien faire.

Dans la littérature comme dans les sciences, les hommes à qui il a été donné de faire de grandes découvertes ne peuvent pas en voir tous les résultats, en faire toutes les applications. Les grands écrivains qui ont perfectionné la langue, les poëtes qui ont trouvé le mécanisme savant de notre versification, étaient les contemporains de ces traducteurs malheureux qu’on ne peut pas accuser tous d’avoir manqué de goût, ni de la connaissance des langues, mais qui n’avaient à manier qu’un instrument encore trop imparfait pour se prêter à tout ce qu’exige la fidélité de l’imitation.

Il est évident qu’une langue assouplie, enrichie de mots heureusement hasardés et de formes nouvelles, est encore plus nécessaire à un traducteur qu’à celui qui écrit des productions originales

Ces combinaisons qui font la pompe harmonieuse, la vivacité, l’heureuse témérité, la magie du style poétique, sont d’abord trouvées par le génie. Dans la suite, les esprits doués de sagacité, de justesse, en font un art. Enfin ces procédés deviennent plus ou moins familiers, et en quelque sorte vulgaires ; et c’est alors que l’on a à redouter, d’une part, le vide des compositions poétiques ; de l’autre, les hardiesses malheureuses pour rajeunir et colorer l’expression.

Le besoin de trouver des locutions nouvelles conduit à l’idée de porter ses recherches au delà de la langue maternelle. On fouille dans les mines étrangères pour mettre en circulation des richesses que les hommes de talent et de goût sauront frapper de cette empreinte nationale qui doit les naturaliser parmi nous.

Dans les premiers temps de cette période qu’une nation consacre à la culture des lettres, on traduit les anciens ou les étrangers, mais seulement pour en prendre une idée générale, pour emprunter leurs grandes conceptions. Dans la suite on pousse les recherches plus loin : on analyse leurs procédés, et les moindres détails, paraissent dignes de toute l’attention de l’observateur.

C’est ainsi qu’après que les navigateurs ont découvert des terres inconnues, après que les premiers voyageurs y ont cherché les métaux précieux, d’autres hommes, non moins éclairés peut-être, vont les explorer sous les divers rapports, et acquièrent aussi des droits à la reconnaissance publique, en transportant parmi nous d’utiles productions.

Dès votre jeunesse, Monsieur, quoique toute autre ambition pût vous être permise, vous vous êtes destiné à être un de ces explorateurs habiles qui enrichissent leur patrie des produits d’un sol étranger ; mais (pardonnez-moi ici une expression vulgaire, qui rend assez fidèlement ma pensée), pour trouver sa fortune dans une pareille entreprise, il faut être déjà riche de son propre fonds.

Une étude assidue des langues et de l’art, un goût épuré vous avaient déjà guidé dans le choix que vous alliez faire. Vos talents acquis vous promettaient ce succès brillant qui devait ajouter à votre gloire et aux richesses de notre littérature. Cette antiquité, qui avait été l’objet de vos études, vous en offrit elle-même la récompense, en vous présentant un modèle au nom duquel votre nom devait désormais s’associer.

Vous choisîtes, Monsieur, pour le naturaliser parmi nous, ce poëte dont l’imagination brillante sut s’emparer, pour dominer la nôtre, d’un sujet fécond et varié comme son talent ; l’auteur de ces fables charmantes qui, par lui, vivront à jamais dans la mémoire des hommes ; cet ingénieux écrivain chez qui l’art ne dérobe rien à la facilité, chez qui la finesse de la pensée n’exclut jamais la clarté de l’expression.

Quand on réfléchit sur les qualités qui caractérisent le talent d’Ovide, on ne peut s’empêcher de remarquer des rapports entre cet ancien et ces heureux génies qui, quinze siècles après lui, firent lever sur l’Italie une nouvelle aurore littéraire.

Même richesse d’esprit ; même abondance d’idées, qui ne permet pas à une idée principale de dominer dans un ouvrage. Toujours de la facilité, de la grâce, de la galanterie ; surtout cet amour du merveilleux, cette fécondité inépuisable pour des narrations variées, interrompues, renouées, qui captivent l’attention, trompent l’intérêt au moment où il s’y attache, se jouent de l’esprit, et le dédommagent par la puissance de ce prisme brillant qu’agite l’imagination. Quelque jaloux que soit l’homme d’inventer, il s’abandonne à sa crédulité, il trouve un charme à se laisser conduire par ces enchanteurs qui l’entraînent dans des routes inconnues. Faut-il s’étonner d’un pareil succès ? Ce sont les fables qui ont civilisé les hommes ; c’est par des fables que commence la littérature des peuples le plus heureusement nés pour les arts de l’esprit.

S’il est vrai qu’Ovide ait été le modèle de Pétrarque et de l’Arioste, ce ne serait pas un de ses moindres titres à la gloire et à notre reconnaissance. Vous avez, Monsieur, accru notre dette envers lui.

Mais il suffit de connaître le genre de mérite qui le distingue, pour apprécier les difficultés qui attendaient son traducteur. Vous leur opposâtes le talent et la persévérance. Pendant vingt ans, nos devanciers ont applaudi à vos travaux ; c’est à nous qu’il a été réservé d’en posséder le fruit et d’en offrir la récompense.

Parvenu au terme de votre ouvrage, il était juste que vous arrivassiez au but de votre ambition, de cette ambition modeste et louable que la plupart des gens de lettres s’honorent d’avouer.

Dans tous les temps, ce fût auprès de cette compagnie une recommandation puissante que cet amour de l’antiquité, qui garantit presque toujours la solidité des connaissances et la pureté du goût. Sur cette liste où se trouvent tant de noms illustres, on ne compte point comme les moins utiles aux travaux de l’Académie, les Vaugelas, les Mongault, les d’Olivet, les Dureau-Delamalle et celui que tout le monde ici s’empresse de nommer, celui qui, par tant de succès divers, multipliant depuis quarante ans ses titres à la gloire, n’a pu lui-même rien faire perdre de son éclat à celle qu’il s’était acquise par d’immortelles traductions.

Il me semble voir Virgile souriant à Ovide et l’invitant à venir prendre place dans cette bibliothèque qu’Auguste avait consacrée à Apollon Palatin.

Votre ouvrage, Monsieur, a joui d’un succès brillant depuis le moment où vous en publiâtes les premiers essais ; mais ce n’est point à ce succès que vous devez toute votre gloire. Vous avez su encore en tirer une bien rare des critiques mêmes dont vous avez été l’objet.

Parmi ceux qui hasardèrent, il y avait un grammairien pour qui l’intérêt du goût et de la langue était la suprême loi. Il crut que des observations judicieuses ne pouvaient qu’honorer les ouvrages déjà honorés de l’estime publique, et il publia sur le vôtre des remarques écrites avec bienséance, auxquelles vous répondîtes avec cette politesse, cette modération, qui seules peuvent rendre profitables les discussions littéraires.

Ce critique était l’académicien dont la mort a laissé vacante la place que vous venez occuper ; l’auteur de la Proposition grammaticale ; l’ami de plusieurs écrivains célèbres, et entre autres de Thomas, qui n’aimait que ce qu’il estimait.

M. Domergue s’était voué au perfectionnement de la langue ; mais, malgré son zèle, il disait lui-même que le purisme était la superstition des grammairiens. Souvent il a porté l’esprit d’analyse dans l’examen de règles qui ne paraissaient que l’ouvrage d’un usage capricieux ; souvent il a donné des solutions heureuses de difficultés insolubles jusqu’à lui, et il satisfait pleinement la raison là où l’esprit ne trouvait que des perceptions vagues et incertaines.

Son principe était de tout ramener aux lois rigoureuses de la logique.

Les Grecs, qui n’étudiaient qu’une langue, n’ont point eu de grammaire raisonnée. L’usage régnait sans contradiction ; on ne pouvait le rapprocher d’un autre, et il faut reconnaître que la finesse de leur goût les avait heureusement guidés dans la création de la plus belle langue que les hommes aient jamais parlée. Les modernes ayant plusieurs langues à comparer, le tyran capricieux a perdu de son autorité et a été soumis lui-même à la grammaire générale, qui cherche dans l’analyse de la pensée les règles du discours, indépendantes de la forme matérielle de l’instrument dont on se sert pour s’exprimer.

Je n’ai point le droit d’essayer après vous le portrait d’un académicien dont vous venez d’apprécier le mérite. Mais, puisque j’ai l’honneur de parler en ce moment au nom de cette compagnie , qu’il me soit permis de dire combien elle estimait, dans M. Domergue, outre ses connaissances, ce zèle éclairé pour les intérêts de la langue, cette ferveur si rare dans des travaux entrepris en commun, surtout cette simplicité de mœurs qui lui conciliait la bienveillance générale, et qui lui avait révélé que l’étude peut tenir lieu de toutes les jouissances vraies ou fausses qui consument ordinairement la vie des hommes.

Je dois ajouter, au nom du corps dont je suis l’organe, qu’il croit sa perte réparée, puisqu’il vous voit dans son sein. Des talents, des succès justifient un choix que l’opinion publique nous aurait elle-même indiqué ; de longs travaux ont rempli votre carrière.

Comme votre prédécesseur, vous vous êtes entièrement voué à l’étude et à l’enseignement ; comme lui, vous avez détourné les yeux de tout ce qui émeut les ambitions ordinaires. Je n’ai pas besoin de vous en féliciter ; c’est à ceux qui, comme vous, ont su jouir de la retraite, à nous dire qu’ils y ont trouvé la paix et les arts : c’est à nous d’ajouter qu’ils y ont mérité la gloire.

Ainsi les amis des Muses sont toujours dédommagés par elles des autres biens qu’ils n’ont pu atteindre ou qu’ils n’ont pas cherchés ; et, s’il m’est permis de rappeler ici d’heureuses fictions qui vous sont connues, après la poursuite infructueuse d’un objet trompeur, l’un conquiert un roseau harmonieux, l’autre voit naître un laurier.