Réponse au discours de réception de Joseph-Alphonse Esménard

Le 26 décembre 1810

Michel-Louis-Étienne REGNAUD de SAINT-JEAN d’ANGÉLY

Réponse de M. Regnaud de Saint-Jean d'Angely
au discours de M. Esménard

DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
le jeudi 26 décembre 2010

PARIS PALAIS DE L'INSTITUT

  Monsieur,

Lorsque le choix de l’Académie française, honoré de l’approbation du souverain, a rempli la place qui était demeurée vide au milieu de nous, le jour qui la voit occupée de nouveau est pour les lettres une fête à laquelle tous leurs amis s’empressent de prendre part.

Mais cette fête n’est pas uniquement consacrée à celui qui se présente dans cette enceinte pour la première fois, elle l’est encore à celui qui ne doit plus y paraître ; et la solennité de nos inaugurations littéraires prend quelque chose du caractère d’une cérémonie funèbre.

Dans ces occasions, nous ne sommes pas moins occupés du collaborateur et souvent de l’ami que nous avons perdu, que de la personne qui le remplace, et nous nous associons d’autant plus à sa joie, qu’elle s’associe davantage à nos regrets, qu’elle nous apporte plus de consolations et d’espérances.

Ainsi, aux jours de nos plus heureuses acquisitions, nous rappelons les pertes qui les ont précédées. Ainsi, naguère, quand la main puissante qui a relevé tant de ruines, rassembla les débris encore épars de l’ancien sanctuaire des lettres ; quand l’Institut, riche dès sa naissance de tant de talents et de souvenirs, fut recomposé en quatre classes ou académies, la joie de cette réunion désirée ne fut pas sans mélange.

Les anciens amis se retrouvèrent avec émotion ; mais bientôt, promenant leurs regards autour d’eux, ils ne purent se défendre d’un sentiment de tristesse en voyant leurs rangs éclaircis où manquaient tant d’illustres personnages, les uns atteints par le temps dans sa marche ordinaire, les autres frappés prématurément par les orages.

Fidèle alors, comme aujourd’hui, à ses antiques usages, l’Académie n’a point laissé ces mânes respectés errer sans honneur autour du foyer qui jadis les rassembla tous. Déjà des voix éloquentes, organes de nos sentiments et de l’opinion publique, ont adressé à la mémoire de plusieurs des regrets sans fard et des éloges sans flatterie. Quelques-uns, tels que Vicq-d’Azyr, Florian, Lemière, et ce Bailly, qui put errer, puisqu’il fut homme, mais qui pensa en philosophe, vécut en sage, souffrit en martyr, et mourut en héros, n’ont pas encore reçu ce juste hommage. Retard heureux pour vous, Monsieur, et qui vous permettra de vous joindre à nous dans l’accomplissement de ces pieux devoirs, tributs tardivement, mais par cela même plus unanimement rendus au savoir, à l’éloquence, à la vertu.

Reçu à l’Académie française dès l’année 1750, M. de Bissy, auquel vous succédez, ne fut du nombre, ni de ceux que nous revîmes, ni de ceux que nous avions à regretter à l’époque de la réunion.

Éloigné dès longtemps et de la cour et de la capitale, l’âge et les infirmités dont il charge la vie, ne lui permirent pas de venir exprimer lui-même sa reconnaissance à son souverain, sa satisfaction à ses amis.

Il resta dans la solitude à laquelle il s’était voué depuis plus de trente ans, et à laquelle il avait dû ce repos qui est presque le bonheur.

Il n’est donné, je crois, qu’à une âme pure et contente d’elle-même, qu’à un esprit cultivé et ami des lettres, qu’à un caractère sage et capable de constance, de se fixer, de se plaire loin des villes, après avoir vécu longtemps dans une cour brillante, dans des sociétés éclairées, dans des cercles polis.

Combien peu de gens sont capables de supporter la solitude, et pourtant que d’événements peuvent y conduire !

L’homme du monde qui s’y trouve réduit est transporté pour ainsi dire, dans un nouvel univers.

Il lui faut, combler le vide que laisse dans ses journées le temps qu’il consacrait à ces devoirs de société, imposés par les convenances, et qu’on exige sans y mettre de prix ; il lui faut renoncer à ces habitudes de représentation, par lesquelles on se fait illusion sur sa propre valeur, et on se flatte de l’exagérer aux autres ; il lui faut enfin substituer une occupation à ces travaux, dont on fait parade dans l’espoir de relever l’importance de la place, et d’en donner à celui qui l’exerce.

Et cependant que reste-t-il, dans sa retraite, à cet homme, borné désormais à l’obscure fréquentation des habitants de la campagne ? Il faut aller chercher, ou attendre qu’ils apportent ces vues saines, mais routinières, ces pensées utiles, mais communes, ces sentiments bienveillants dans leur rudesse, qui caractérisent l’homme des champs. Il ne faut pas dédaigner d’accorder ses soins, ses conseils, ses vœux aux travaux qu’ils font pour nous ou pour eux-mêmes ; il faut s’associer à ces chances, à ces hasards rustiques qui font la joie ou le chagrin des laboureurs ; il faut surtout prendre un intérêt de bienveillance, d’affection même, à tout ce qui, dans ces familles villageoises, fait événement, comme chez les grands, porte le contentement ou la peine dans les chaumières comme dans les palais.

C’est ce que fit M. de Bissy ; et dire qu’il sut ainsi se trouver plus heureux qu’il ne l’avait encore été, c’est déjà avoir fait son éloge.

À la vérité, il portait à la campagne, quand il s’y retira, une raison déjà fortifiée par la réflexion et mûrie par l’âge, et qui avait pu apprécier à leur juste valeur les succès de l’ambition et de la faveur, et même les succès plus réels de l’esprit et du goût. Il avait couru heureusement la double carrière des lettres et des dignités, et il avait pu trouver, entre le Parnasse et la cour, plus de ressemblance qu’on ne le croirait au premier coup d’œil.

En effet, au milieu de la cour, comme au pied du Parnasse, l’envie prodigue avec empressement ses hypocrites éloges et colporte non moins diligemment ses imputations mensongères ; elle se venge des félicitations qu’elle ne peut refuser par toutes les détractions qu’elle peut se permettre ; si elle est forcée de rendre justice au mérite qui est évident, elle accuse le caractère qu’elle tâche de rendre équivoque ; et la générosité du meilleur cœur, l’activité soutenue de sa bienveillance, ne suffisent pas à désarmer la jalousie qui voit d’un œil également malveillant et sombre tous les succès, et que n’irritent pas moins les faveurs des Muses que celles du prince, les dons de l’esprit que ceux de la fortune, la supériorité du rang que celle des talents.

Échappé à tous ces périls, désabusé de toutes ces illusions, M. de Bissy aimait chèrement sa retraite ; il sut s’y créer des plaisirs ; il les dut surtout à l’amour de ses semblables, auxquels il fit du bien comme un sage, sans compter sur leur reconnaissance.

Il eût pu sortir avec éclat de ce long et volontaire exil. Une occasion favorable vint tenter sa philosophie sans ébranler sa résolution.

Les états généraux se formaient en 1789. La faveur populaire était briguée avec ardeur, et les courtisans, toujours ambitieux, toujours légers, plus fidèles à leur caractère qu’à leur souverain, désertaient la cour pour le forum.

Ces suffrages si vivement ambitionnés, M. de Bissy pouvait y aspirer sans présomption, et les obtenir sans effort. L’honorable patronage qu’il avait généreusement exercé dans sa province, lui avait assuré de nombreux clients dont les voix lui étaient acquises. Il les refusa. Constant dans sa détermination, il ne voulut pas reparaître sur le théâtre dont il avait eu la sagesse de s’éloigner ; et tandis que son frère, nommé chevalier des ordres, se rattachait à la cour par des grâces méritées, M. de Bissy, inspiré par un heureux pressentiment, se rattachait à sa solitude.

Il y a trouvé son salut. Elle l’a préservé de la mort, sans pourtant le préserver de la douleur. La foudre qui a frappé son frère ne l’a pas atteint. Il a été le témoin sans être la victime de l’anarchie.

Spectateur de tant de fureurs populaires, amenées par tant d’erreurs politiques, le traducteur de Bolingbroke put reconnaître la vanité de ces théories que dément sans cesse l’expérience : présent funeste dont l’Angleterre empoisonna trop longtemps notre triste patrie. Il put, en relisant sa traduction du Roi citoyen et patriote, et des Lettres sur l’histoire, démêler de grandes méprises au milieu de grandes vérités.

On les trouve confondues dans cet ouvrage, où, pour instruire, le petit-fils de lord Clarendon, le pair de la Grande-Bretagne, membre des communes sous deux règnes, ministre sous deux factions, persécuté vingt ans, exilé toute sa vie, trace sur l’histoire des vues souvent justes et toujours profondes, parle en sage des avantages de la monarchie, en sujet fidèle du respect des souverains, en philosophe des vicissitudes des empires, en homme d’État des moyens de les prévenir.

Rendu à la sécurité avec toute la France, sous le règne de Napoléon, rendu peu après à l’Académie où il regrettait de ne pouvoir siéger toujours, et où il ne parut que quelques instants, M. de Bissy garda jusqu’à la fin son amour pour les lettres. Il garda aussi sa prédilection pour le poëte anglais dont il avait essayé la traduction ; pour cet auteur dont la profonde mélancolie, la morale pure, la résignation touchante, plaisent au premier comme au dernier âge.

Young, détracteur éloquent plutôt qu’appréciateur équitable de la vie humaine, doit être en effet l’écrivain favori de l’époque où elle commence et de celle où elle finit.

À la première on ne tient pas encore à l’existence ; à la seconde, on a cessé d’y tenir. Dans la jeunesse, les liens qui attachent à la société ne sont pas encore ou sont à peine formés ; dans la vieillesse, ils sont ou relâchés par l’ingratitude ou rompus par le malheur.

Alors on aime à se rappeler ces chants, aussi sombres que les nuits silencieuses qui les inspirèrent ; ces chants si propres à détacher d’un monde qui, à quelque valeur qu’on l’ait estimé, n’a plus de prix pour l’homme de quatre-vingts ans, à moins que la Providence ne lui ait laissé un ami.

Ainsi vécut, ainsi cessa de vivre fidèle à son souverain, à sa patrie, à l’honneur et aux lettres, l’académicien que vous remplacez.

Un de vos titres au choix dont vous avez été l’objet est celui qui vous attache à un corps dont la création fut une des plus grandes pensées, un des plus signalés bienfaits de Napoléon.

Nos vieux établissements d’instruction publique, fondés successivement par tant de monarques, sans être pour cela mieux appropriés à la monarchie, s’écroulèrent cependant avec elle.

Quelques sages restés debout durant la tempête s’unirent quand elle cessa de gronder, pour réchauffer les cendres et ranimer les étincelles de ce feu sacré auquel le flambeau des sciences et des lettres devait se rallumer.

Mais il était réservé au successeur de Charlemagne de créer une institution dont l’autorité vigilante embrassât, d’un bout de l’empire à l’autre, tous les genres, tous les degrés, tous les lieux d’enseignement. Magistrature puissante, qui prépare l’avenir des empires, et que n’usurperont plus désormais ces sociétés ambitieuses qui s’attachaient les hommes dans l’âge de la faiblesse ; pour les employer, dans l’âge de la force à établir leur domination sur les rois et sur les peuples.

Dans cette Université sur laquelle le génie d’un grand homme et la confiance d’un grand peuple ont fondé de hautes espérances, vous occupez une place honorable, près de cet écrivain qu’on ne désigne plus que par le nom qu’il a rendu français, prés du Virgile moderne, que ses contemporains, justes au moins une fois, jugent déjà comme le jugera la postérité.

Vous vous instruisiez à son école, lorsque, éloignés tous deux de votre patrie, il payait, au plus haut prix, l’hospitalité que lui accordait une nation voisine, en doublant, par une traduction rivale de l’original, la célébrité du poëte dont elle est si fière.

À son exemple, et presque sur ses traces, vous entreprîtes ces voyages instructifs et consolateurs qui adoucissent les regrets des exilés,

Et, comme si vous eussiez prévu les devoirs auxquels vous avez depuis été appelé, vous vous êtes préparé à les remplir honorablement pour vous, utilement pour votre paye. Vous avez étudié l’histoire des lettres et de la poésie, dont vous devez dévoiler l’origine, enseigner les règles, décrire les merveilles ; vous l’avez étudiée dans la moderne Italie où les lettres et la poésie refleurirent, et jusque dans cette Grèce antique qui fut leur berceau. Vous avez bravé, pour vous éclairer et vous rendre capable d’instruire les autres, les dangers qui menacent le voyageur sur cette terre aujourd’hui inhospitalière, où les cendres des héros sont sans honneur, les champs sans culture, le brigandage sans répression, le pauvre même sans sécurité.

Après avoir visité ensuite la ville de Constantin et une partie de cette vieille Asie qui attend désormais de l’Europe la civilisation et les arts dont l’Europe lui fut autrefois redevable, vous revîntes prêt à peindre les hommes et à dessiner les lieux que vous aviez parcourus. Mais l’amitié, plus encore que le désir d’ajouter aux connaissances dont vous vous étiez enrichi, vous entraîna sur d’autres mers, vous conduisit vers d’autres climats.

Là, de nouvelles terres, de nouveaux habitants, de nouvelles mœurs, ont éveillé chez vous d’autres pensées, retracé d’autres souvenirs.

De retour enfin dans vôtre patrie, vous avez voulu mettre en œuvre une partie des trésors que vous aviez amassés. Vous avez publié le poème de la Navigation.

Des hommes éclairés ont blâmé le choix du sujet ou critiqué le genre de votre ouvrage, en rendant toutefois justice au talent avec lequel vous l’avez exécuté ; d’autres vous ont donné des conseils qu’eût dédaignés la médiocrité, et dont vous avez profité avec succès. Vous avez fait avec une courageuse docilité des changements heureux dans le plan que vous aviez suivi ; et la richesse de votre poésie, la fécondité de votre imagination, la pureté de votre style, l’intérêt de vos épisodes, après vous avoir mis au rang des écrivains distingués qui font l’espoir de la littérature française, viennent de vous placer parmi ceux qui sont destinés à en étendre la gloire.

Je -ne parle pas ici de vos ouvrages lyriques : ils ont eu le mérite de peindre, sous le voile de l’allégorie, et la grandeur du prince et l’amour de la nation, et la joie de deux augustes époux, et l’espérance de plusieurs peuples. Ils marqueraient parmi les travaux d’un auteur qui n’aurait pas donné, comme vous, le droit d’attendre, d’exiger de lui davantage.

Désormais, vous allez partager les travaux et les devoirs de ces corps littéraires, institués pour contribuer à la grandeur, de leur souverain et de leur patrie, pour recueillir et transmettre les grands événements qui honorent le monarque et le peuple, pour consacrer les ères mémorables du monde et des empires.

Heureux les écrivains qui ne resteront point au-dessous de la tâche qui leur est imposée ; heureux les écrivains qui auront la gloire de peindre dignement cette époque, pour laquelle on a tenté d’infidèles comparaisons : cette époque qui a vu le guerrier le plus grand, le seul législateur, le premier souverain de son siècle, amasser chaque jour de nouveaux matériaux pour l’histoire ; écrire lui-même les premières pages de la sienne, en traçant les paroles qu’il adresse à ses soldats, à ses peuples, à ses alliés, à ses ennemis ; et noblement prodigue de belles actions, de grandes pensées, de généreuses récompenses, offrir à la fois au génie des sujets à traiter, des modèles à suivre, et des couronnes à obtenir.