Premier chant de la Pharsale de Lucain, traduction libre et abrégée

Le 26 décembre 1810

Gabriel-Marie LEGOUVÉ

PREMIER CHANT

DE LA PHARSALE DE LUCAIN,

TRADUCTION LIBRE ET ABRÉGÉE,

LUE DANS LA SÉANCE PUBLIQUE DU 26 DÉCEMBRE 1810,

PAR M. LEGOUVÉ.

 

 

Je chante les combats et les malheurs du Tibre,
Où tout un peuple-roi, las d’être grand et libre,
Tourna sur lui la main qui vainquit l’univers,
Où l’on vit la victoire absoudre les pervers,
L’aigle combattre l’aigle, et l’intérêt d’un homme
Dans les champs de Pharsale opposer Rome à Rome.

 

Romains, où courez-vous ? et par quelles fureurs
Offrez-vous aux vaincus les crimes des vainqueurs ?
Lorsque de vos affronts Babylone est ornée,
Quand de Crassus sanglant l’ombre encore indignée
Erre aux bords de l’Euphrate et demande un vengeur,
Vous cherchez des combats où la mort, sans honneur,
Suit toujours la défaite ; où même la victoire
Ne peut à son triomphe associer la gloire ?

 

Rome, combien d’États, qui demandaient des fers,
T’auraient un jour donné tout ce sang que tu perds !
Oui, du nord au midi, du couchant à l’aurore,
Tout ce qui te restait à conquérir encore,
Tout fléchissait, le Scythe allait courber son front. ;
L’Euphrate sous le joug expiait ton affront ;
L’Araxe était soumis, et le Nil tributaire
De sa source secrète eût trahi le mystère.

 

Hélas ! dans l’Italie on voit de tous côtés,
Sous leurs remparts détruits s’écrouler les cités ;
Tout a fui de leurs toits l’enceinte désertée ;
L’Hespérie est inculte, et Cérès attristée
Voit ses trésors flétris se changer en buissons :
La main du laboureur manque aux champs sans moissons !
O Pyrrhus ! ô Carthage ! ô Gaulois ! dont les armes
Jadis au Capitole ont appris les alarmes !
Non, ces maux ne sont pas l’ouvrage de vos mains ;
Rome ne doit sa perte, hélas ! qu’à des Romains.

 

Quelle cause a produit cette coupable guerre ?
C’est le ciel envieux des grandeurs de la terre,
Qui veut que tout pouvoir qu’au faite il a placé,
Par son trop de hauteur soit bientôt renversé ;
C’est des faveurs du sort la mesure comblée :
C’est Rome enfin tombant sous son poids accablée.

Ainsi, lorsque le temps, sous ses puissants efforts,
De l’univers usé brisera les ressorts,
Tout sera confondu ; de sa course enflammée,
Le soleil oubliera la route accoutumée ;
Les cieux s’écrouleront, l’un par l’autre heurtés ;
Les astres dans les mers éteindront leurs clartés ;
L’Océan de son lit rejettera les ondes,
Et l’antique chaos ressaisira les mondes.
Ainsi de cent États, sous sa chute affaissés,
Rome étale, en tombant, les débris entassés.
L’excessive grandeur se dévore elle-même.
Oui, tels sont les humains : l’autorité suprême
Ne veut point de partage, et les plus chers amis,
Placés au même rang, sont bientôt ennemis.
Il ne faut point ouvrir une histoire étrangère :
Rome en ses murs naissants vit le meurtre d’un frère.
Le prix de ce forfait qui souilla son berceau
Était-il l’univers ? Non, c’était un hameau.
Un accord qui voila leur haine enveloppée
Parut joindre un moment César avec Pompée ;
Tant que le fier Crassus, régnant au milieu d’eux,
De son pouvoir rival les contint tous les deux,
Comme d’un isthme étroit les rives opposées
Arrêtent de deux mers les fureurs divisées.
S’il tombait, l’Archipel, sorti de ses canaux,
e la mer d’Ionie irait heurter les flots :
Tel Crassus, par sa mort détruisant l’équilibre,
A César, à Pompée, ouvrit un champ plus libre.
Tous deux ne suivent plus que leurs seuls intérêts.

Il se joignait encore à leurs desseins secrets
De discorde et de mort ces semences publiques
Qui perdirent toujours les grandes républiques.
Dès que de l’univers, conquis par les Romains,
La dépouille captive eut enrichi leurs mains,
Eut corrompu leurs mœurs, leurs vertus, étouffées
Sous le poids des trésors et l’amas des trophées ;
Des tables, des palais le luxe somptueux
Démentit la candeur de nos simples aïeux.
Tout changea : la beauté, moins modeste et moins pure,
Vit l’homme efféminé surpasser sa parure :
On dédaigna l’antique et sainte pauvreté,
La mère des héros et de la liberté.
Le riche à l’indigent dérobait son domaine ;
Ces champs étroits, qu’aux jours de la vertu romaine
Sillonna l’humble soc des plus grands citoyens,
Sous un seul maître alors formaient de vastes biens,
Et dans Rome, croulant vers sa chute profonde,
Le désordre accourut des limites du monde.
De la perte des mœurs ordinaires effets !
Le besoin sans scrupule ordonna les forfaits.
On ne respecta rien : on mit l’honneur suprême
A se rendre puissant plus que Rome elle-même ;
Et le droit du plus fort fut le seul reconnu.
De là, le consulat par le meurtre obtenu,
Du peuple et du sénat la puissance flétrie,
Les tribuns, les consuls déchirant la patrie,
Les Romains aux Romains se vendant sans pudeur :
Le fléau qui surtout a sapé leur grandeur,
La brigue, au champ de Mars souillé de ses scandales,
Prodiguant tous les ans les dignités vénales,
La dévorante usure, et l’abus du pouvoir,
Le crime, qui du trouble a fait son seul espoir,
La fraude remplaçant la foi pure et sincère,
Et la guerre, au grand nombre à la fin nécessaire.

 

Déjà, le cœur rempli de ses hardis projets,
César de l’Apennin a franchi les sommets :
Déjà du Rubicon il aborde la rive ;
De la patrie en pleurs la grande ombre plaintive,
Comme un fantôme immense environné de feux,
Dans l’ombre de la nuit apparaît à ses yeux ;
De funèbres habits elle est environnée ;
De sa tête superbe, et de tours couronnée,
Descendent sur ses bras dépouillés et sanglants
Les débris dispersés de ses longs cheveux blancs.
Immobile, et poussant des sanglots lamentables :
« Romains, où portez-vous ces enseignes coupables ?
« Dit-elle. Encore un pas, vous n’êtes plus à moi.
« Arrêtez ! » À ces mots, plein d’un subit effroi,
César, comme enchaîné, sur la rive s’arrête :
Ses cheveux hérissés se dressent sur sa tête.
Mais rappelant son cœur un moment égaré :
« O toi, dit-il, dans Albe autrefois adoré,
« Et qui de cette roche en héros si féconde,
« Domines aujourd’hui sur la reine du monde,
« Jupiter, dieux qu’Enée en ces lieux apporta,
« Vous, feux toujours ardents qui brûlez pour Vesta,
« Romulus, habitant des champs de la lumière,
« Toi surtout de mon cœur divinité première,
« Rome, sers nies projets ; non, mon bras criminel
« Ne veut point se plonger dans ton flanc maternel.
« Vainqueur des nations, je suis ton fils encore,
« Je défendrai partout ce grand nom que j’adore.
« Si j’arbore à tes yeux un rebelle étendard,
« Le crime est à Pompée et non pas à César. »
Il dit : et le premier il s’élance dans l’onde.
Tel, aux déserts brûlants de l’Afrique inféconde,
Un fier lion s’arrête à l’aspect du chasseur.
Immobile, et dans lui renfermant sa fureur,
Il rassemble un moment sa force tout entière ;
Mais dès que sur son front il dresse sa crinière,
Quand du fouet de sa queue il bat ses vastes flancs,
Et fait frémir les airs de longs rugissements,
Si du chasseur hardi l’indiscrète vaillance
L’arrête en ses filets, ou l’atteint de sa lance,
Se jetant sur le fer que son sang a trempé,
Terrible, il fait trembler le bras qui l’a frappé.

 

Le destin de César vient consacrer l’audace.
Du sénat irrité l’imprudente menace
A chassé des tribuns au fier César vendus :
Dans son camp aussitôt ils volent éperdus.
Curion, dont la voix toujours impétueuse,
Vénale maintenant, autrefois vertueuse,
Fier organe des lois et de la liberté,
Arma contre les grands tout le peuple irrité,
Curion vers César à leur tête s’avance,
Il trouve le héros méditant sa vengeance ;
Il lui dit du sénat les desseins et les coups,
Et contre ses rivaux excite son courroux.
Le héros, au discours du tribun qui l’enflamme,
Sentant vers les combats s’élancer sa grande âme,
Assemble son armée, et dit : « Braves soldats
Quand vainqueurs des Gaulois, des Alpes, des frimas,
« Vous avez, avec moi triomphant dix années,
« Rougi de l’Océan les ondes étonnées,
« Voilà donc quel honneur, quel prix vous est rendu !
« À l’effroi que mon nom dans Rome a répandu,
« On dirait qu’Annibal tonne encore à ses portes !
« Chaque citoyen s’arme, on double les cohortes,
« Les forêts contre moi se courbent en vaisseaux ;
« On ordonne ma mort sur la terre et les eaux.
« Eh ! qu’auraient-ils donc fait, si, souillant ma mémoire,
« Ma fuite aux fiers Gaulois eût laissé la victoire ?
« C’est quand je suis vainqueur qu’on m’ose défier !
« Qu’il paraisse ce chef qui pense m’effrayer,
« Ce Pompée, énervé de luxe et de mollesse ;
« Et ce grand Marcellus qui harangue sans cesse,
« Et ces guerriers d’hier, ces sénateurs soldats,
« Ces Catons, tous ces noms que César ne craint pas.
« C’est donc peu qu’élevé par des mains mercenaires,
« Il ait ravi vingt ans les faisceaux consulaires :
« Qu’il ait affamé Rome, et, pour quelques exploits,
« Triomphé dans un âge interdit par les lois ;
« Qu’il ait, pour effrayer la justice égarée,
« Souillé d’affreux soldats son enceinte sacrée :
« Son orgueil, plus ardent sur le bord du tombeau,
« D’une coupable guerre allume le flambeau,
« Et, craignant de quitter un rang illégitime
« Veut surpasser Sylla, qui l’instruisit au crime !
« Ah ! si tu fus, Pompée, un tyran comme lui,
« Comme lui sache au moins abdiquer aujourd’hui.

« Crois-tu donc déjà ma valeur terrassée !
« Ce n’est pas cette horde aisément dispersée
« De brigands vagabonds qui ravageaient les mers,
« Ni ce roi qui, lassé de trente ans de revers,
« Daigna par le poison achever ta victoire :
« C’est César ! il saura te disputer sa gloire !
« Mais je renonce à tout : que du moins ces soldats,
« Blanchis dans les travaux, usés dans les combats,
« Reçoivent des honneurs qu’on doit à ma conquête :
« Qu’un autre, j’y consens, marche même à leur tête.
« Où donc traîneraient-ils, au sein de leurs vieux ans,
« De leurs « jours épuisés les restes languissants ?
« Veux-tu, ne leur donnant que des terres ingrates,
« Dans des champs fortunés placer tes vils pirates ?
« Veux-tu pour des brigands exiler des héros ?
« Ah ! marchons, mes amis : élevons ces drapeaux
« Longtemps victorieux sur de lointains rivages :
« Marchons, et profitons de tous nos avantages.
« Refuser au vainqueur ce qu’il doit obtenir,
« Soldats, c’est lui donner tout ce qu’il peut ravir.
« Le ciel même est pour nous : « le pillage
« N’est pas l’indigne but où tend notre courage.
« Rome est prête à tomber sous le sceptre des grands :
« Allons délivrer Rome, et chasser les tyrans. »

 

Soudain à ce discours les soldats applaudissent,
Et leurs cris, dont les bois et les monts retentissent,
Leurs innombrables mains qu’ils élèvent aux cieux,
Promettent à César de remplir tous ses vœux.
L’écho frémit au loin ; tels aux champs d’Émathie
Les chênes qu’ont courbés les enfants d’Orithie,
De leurs fronts orgueilleux, un moment renversés,
Relèvent à grand bruit les rameaux fracassés.
César voit rassemblé sous ses aigles altières
Le corps vaste et puissant de ses forces entières :
Sa confiance avide a doublé dans son cœur.
Fier, précédé d’un nom qui seul le rend vainqueur,
Dans toute l’Italie il répand ses cohortes,
Et de mille cités se fait ouvrir les portes.
Le bruit en vole à Rome, et jette la terreur ;
La renommée encor, prompte à semer l’erreur,
Joint à ce juste effroi des alarmes trompeuses,
Grossit la vérité de rumeurs fabuleuses,
Et porte, au citoyen d’épouvante frappé,
Du revers qui l’attend l’augure anticipé.
On dit que des soldats dispersés dans l’Ombrie
Ravagent de ses champs la richesse flétrie ;
Qu’aux plaines où du Nar, épanché dans ses eaux,
Le Tibre enfle son cours et roule à plus grands flots
César étend au loin ses ailes alliées ;
Et lui-même, au milieu d’enseignes déployées,
Animant d’un coup d’œil ses bataillons poudreux
Fait sur deux rangs serrés marcher un camp nombreux.
On croit le voir, non tel qu’aux jours où la victoire
Rangeait Rome et Caton du parti de sa gloire :
Mais cruel, mais traînant un ramas assassin
De peuples qui, sortis des Alpes et du Rhin,
Vont, aux yeux des Romains, saccager Rome entière,
Et donner un monarque aux maîtres de la terre.
L’effroi fait croître ainsi les bruits qui l’ont formé.

 

Le peuple cependant n’est pas seul alarmé :
Ces pères, que l’honneur rendait jadis émules,
S’élancent en tremblant de leurs chaises curules,
Et laissent aux consuls, dans ces grands intérêts,
Pour défendre l’État de fastueux décrets.
Tout fiait ; et l’on dirait que, pressant ses cohortes,
César, qui les poursuit, brise déjà leurs portes.
On dirait que déjà leurs fronts sont écrasés
Sous les débris fumants de leurs murs embrasés.
Rien n’arrête leurs pas, ni leurs épouses en larmes,
Ni leurs dieux, autrefois protecteurs de leurs armes,
Ni les cris d’un vieux père approchant du tombeau,
Ni les bras étendus d’un enfant au berceau ;
Aucun d’eux sur le seuil du toit qui l’a vu naître,
Toit chéri que ses yeux ne verront plus peut-être,
Ne s’arrête incertain ; aucun vers ses remparts
Ne jette en soupirant quelques derniers regards.
Le flot du peuple a pris son cours irrévocable :
O destin ! dont le bras nous porte et nous accable,
Ne donnes-tu jamais les grandeurs aux humains
Que pour briser l’ouvrage élevé par tes mains
Cette superbe ville, en habitants féconde,
L’effroi, l’étonnement, et la reine du monde,
Où cent peuples vaincus viennent porter leurs fers,
Qui pourrait en son sein renfermer l’univers,
Vide de citoyens, au bruit de la tempête,
Abandonne à César sa facile conquête.
Pardonnons à l’effroi de ce peuple troublé ;
Le grand Pompée a fui : qui n’aurait pas tremblé ?
Le ciel, pour mieux frapper les habitants de Rome,
Leur déroba l’espoir, dernier trésor de l’homme :
Et d’un triste avenir annonçant les revers,
De prodiges affreux effraya l’univers.

 

L’étoile des malheurs, fatale avant-courrière
Déploya dans les cieux sa sanglante crinière.
Le tonnerre tomba sans nuage et sans bruit :
Le jour vit se lever les ombres de la nuit.
La lune, tout à coup dans son orbe effacée,
Pâlit, et se cacha, par la terre éclipsée.
Le soleil, détournant son visage attristé,
Voila son char de feu d’un crêpe ensanglanté,
Et fit craindre la nuit éternelle et profonde
Dont le festin d’Atrée a menacé le monde.
Vulcain ouvrit l’Etna : l’Etna, qui vers les cieux
Lançait en tourbillons ses rochers et ses feux
Penche sa bouche ardente et vers Rome alarmée
Fait rouler à grands flots une lave enflammée.
Dans une mer de sang Charybde tournoya ;
Scylla, triste et plaintive, en longs cris aboya.
L’Apennin ébranlé fit de sa tête nue
Tomber les vieux glaçons qui menaçaient la nue.
L’airain versa des pleurs ; sortis d’un noir séjour,
Les nocturnes oiseaux vinrent souiller le jour
Les hôtes des forêts accoururent dans Rome,
Et l’animal parla le langage de l’homme.
L’enfant sort monstrueux du flanc qui le produit,
Et la mère recule à l’aspect de son fruit.
Sur son trépied divin la Sibylle inspirée
Parle, et se couvre encor d’une écume sacrée ;
Les prêtres de Pluton, de Cybèle et de Mars,
Les membres déchirés et les cheveux épars,
Tout sanglants, agités de fureurs prophétiques,
Hurlent en chants de mort leurs lugubres cantiques.
Les bois retentissaient du cri lent des corbeaux ;
Des fantômes erraient tout couverts de lambeaux.
Érynnis, secouant une torche brûlante,
Et dressant ses serpents sur sa tête sifflante,
De sa course rapide épouvante nos murs ;
Le sol qu’elle a souillé fuit sous ses pas impurs.
Les marbres des tombeaux sur leurs bases frémirent,
Les ossements des morts dans leurs urnes gémirent,
Et l’Ani° glacé vit, près de ses roseaux,
Marius, secouant la poudre des tombeaux,
Soulever à grands cris sa tête ensanglantée,
Et d’horreur rebroussa son onde épouvantée.