Proscription de Marius et de Scylla, fragments d’une traduction libre et abrégée de la Pharsale de Lucain

Le 31 juillet 1805

Gabriel-Marie LEGOUVÉ

PROSCRIPTION DE MARIUS ET DE SYLLA,

FRAGMENTS D’UNE TRADUCTION LIBRE ET ABRÉGÉE

DE LA PHARSALE DE LUCAIN,

LUS DANS LA SÉANCE PUBLIQUE DU 12 THERMIDOR AN XIII (31 JUILLET 1805),

PAR M. LEGOUVÉ.

 

Nec non bella viri, diversaque castra petentes, etc.
Pharsal., lib. II.

 

 

Sous des drapeaux divers les Romains entraînés
Disaient en gémissant : « Guerriers infortunés !
« Que n’avons-nous vécu loin de ce temps impie,
« Dans les jours moins affreux de Canne et de Trébie !
« Dieux, nous n’aspirons pas aux douceurs de la paix :
« Menez-nous aux combats, et non point aux forfaits.
« Que le Sarmate altier, et le Scythe et le Maure,
« Les peuples du midi, du nord et de l’aurore,
« S’élancent contre nous de leurs climats divers ;
« Accablez Rome enfin du poids de l’univers.

« Mais loin de nous l’horreur d’une guerre intestine !
« Ou si du nom romain vous jurez la ruine,
« Qu’une brûlante pluie, en torrents enflammés,
« Tombe sur les deux camps à la fois consumés ;
« Que Pompée et César, dont les vœux vous irritent,
« Expirent sous vos coups avant qu’ils les méritent.
« Ah ! de tant de forfaits faut-il souiller nos mains,
« Pour qu’un d’eux ait le droit d’opprimer les humains ?
« Pour s’affranchir des deux ce serait trop peut-être ! »

La jeunesse, tremblant de servir sous un maître,
Exhalait en ces mots ses stériles douleurs :
Mais les vieillards, déjà témoins de ces malheurs,
Maudissaient en pleurant leur sort et leur patrie,
Le funeste présent d’une trop longue vie.

« Je les revois, dit l’un à ses fils éperdus,
« Ces jours de deuil, ces temps où le fier Marius,
« Ce vainqueur des Teutons, chassé de l’Italie,
« Cacha dans les marais sa tête ensevelie,
« Et bientôt découvert sous leurs impurs roseaux,
« De cet abri fangeux passa dans les cachots.
« D’avance il subissait la peine de ses crimes.
« Né pour finir ses jours sur un tas de victimes,
« Dans Rome que ses mains oseront embraser,
« Le trépas qui l’attend semble le refuser.

« Un Cimbre en sa prison pour l’immoler s’avance :
« Il recule à l’aspect du héros sans défense ;
« Il fuit ; il a cru voir sous ses murs ténébreux,
« Des éclairs redoublés jetant un jour affreux,
« Des esprits infernaux toute la troupe impure,
« Et Marius déjà dans sa grandeur future.
« Une voix l’a frappé : Respecte Marius,

« Cimbre ; à ton bras obscur ses jours ne sont pas dus.
« Avant de pénétrer dans le royaume sombre,
« Il faut que d’autres morts y précèdent son ombre.
« Respecte Marius : tes peuples égorgés,
« En lui laissant le jour seront bien mieux vengés.
« Son sort change en effet. Affranchi de ses chaînes,
« Il erre quelque temps sur des plages lointaines.
« Il parcourt la Libye, et ces bords habités
« Par ces peuples sans frein qu’il a jadis domptés.
« Il foule aux pieds Carthage et sa cendre immortelle,
« Et comme elle abattu, se console avec elle.
« C’est là qu’enfin les dieux relèvent son destin.
« Le bruit de ses revers enflamme l’Africain !
« Son grand nom, sa valeur, à vaincre accoutumée,
« D’esclaves, de brigands, lui donnent une armée.
« Il ne veut que des cœurs dans les forfaits vieillis :
« Et les plus criminels sont les mieux accueillis.

« Quel fut ce jour marqué par tant de funérailles,
« Où Marius vainqueur entra dans nos murailles ?
« La mort volait partout : l’un sur l’autre étendus,
« La noblesse et le peuple expirent confondus,
« Sur leurs têtes au loin le glaive se promène.
« Plus de respect pour l’âge : une foule inhumaine
« Égorge le vieillard qui descend au tombeau,
« Et l’enfant malheureux couché dans son berceau.
« L’enfant ! Du jour à peine il voyait la lumière :
« Qu’a-t-il fait pour mourir en ouvrant la paupière ?
« Il vit ; c’en est assez : du soldat menaçant
« La fureur le rencontre et l’immole en passant.
« Elle frappe au hasard, elle entasse les crimes,
« Dans le barbare effroi de manquer de victimes.
« De morts et de mourants les temples sont jonchés ;
« Sous des ruisseaux de sang les chemins sont cachés :
« Et grossi par leurs eaux, sur sa rive fumante,
« Le Tibre épouvanté roule une onde sanglante.

« Sur qui pleurer, au sein des publiques douleurs ?
« Ah ! recevez du moins nos regrets et nos pleurs,
« Proscrits qu’a distingués une grande infortune :
« Licinius, traîné mourant dans la tribune ;
« Baebius, dont leurs bras, de carnage enivrés,
« Partagèrent entre eux les membres déchirés ;
« Toi, surtout, gui prédis ces maux à l’Italie,
« O vieillard éloquent dont la tête blanchie,
« Portée à Marius par tes vils assassins,
« Orna sanglante encor, ses horribles festins.
« Rome a récompensé. Marius, qu’elle abhorre.
« Pour la septième fois il est consul encore :
« Il meurt, ayant atteint, dans ses jours agités,
« Le comble des revers et des prospérités,
« Porté par les destins contraires et propices
« Au faîte des grandeurs, du fond des précipices.

« Sylla vint venger Rome, et lui rouvrant le flanc,
« Épuisa sans pitié les restes de son sang.
« Victimes et bourreaux, tous étaient des coupables ;
« C’est alors qu’ont paru ces odieuses tables
« Où l’airain criminel, des têtes des proscrits,
« Offrait en traits de sang et les noms et les prix.
« À ce signal de mort, les haines personnelles
« Remplissent sans danger leurs vengeances cruelles :
« Et le soldat armé, qui se croit tout permis,
« Frappe, au nom de Sylla, ses propres ennemis.
« L’esclave, las du joug, assassine son maître ;
« Le père ouvre le flanc du fils qu’il a fait naître !
« Le frère meurtrier vend le sang fraternel :
« Les fils, tout dégouttants du meurtre paternel,
« Pour l’offrir à Sylla, dans leur fureur avide,
« Se disputent entre eux une tête livide.
« La barrière est ouverte à tous les attentats.
« Les uns, dans le tombeau croyant fuir le trépas,
« Le retrouvent bientôt sous ces marbres funèbres,
« Dans l’air empoisonné de leurs mornes ténèbres.

« Les autres, se cachant dans des antres secrets,
« Vont servir de pâture aux monstres des forêts :
« Quelques-uns, dans l’orgueil d’un désespoir extrême,
« Pour dérober leur mort, se poignardent eux-mêmes :
« Mais leurs restes sanglants sont encore frappés
« Par des bras furieux qu’ils leur soient échappés.
« Les vainqueurs, échauffés par leurs forfaits rapides,
« Volent sur mille morts à d’autres homicides :
« Femmes, enfants, vieillards, sous leurs coups ont péri.
« Et le peuple tremblant voit d’un œil attendri,
« Sur des piques, de sang et de pleurs arrosées,
Des plus grands Citoyens les têtes exposées ;
« Et ne peut, quand sa main veut dresser des tombeaux,
« De leurs membres épars rassembler les lambeaux.

« À ce spectacle affreux, Sylla, fier, immobile,
« Du haut du Capitole, avec un front tranquille,
« Dans nos murs désolés envoyait le trépas ;
« Du geste et de la voix animait ses soldats ;
« Et hâtant, sans pâlir des crimes qu’il consomme,
« Dans les derniers Romains la ruine de Rome,
« C’est par tous ces forfaits que d’un lâche sénat
« Il mérita le nom de Père de l’État.

« Mais enfin, las du soin d’égorger ses victimes,
« Il abdiqua ce rang payé par tant de crimes,
« Et dans Tibur, au sein d’un repos fastueux,
« Il mourut de la mort des hommes vertueux.
« Voilà ce qu’il faut craindre : et les mêmes tempêtes,
« Dans ces nouveaux débats, vont fondre sur nos têtes.
« Que dis-je ? heureux encor, trop heureux si nos pleurs
« Ne devaient pas couler sur de plus grands malheurs !
« Mais il y va pour nous bien plus que de la vie.

« Marius, par Sylla chassé de sa patrie,
« Y voulut par le sang cimenter son retour :
« Sylla, que Marius crut chasser à son tour,
« Voulut, en triomphant des factions puissantes,
« Eteindre pour jamais les fureurs renaissantes.

« Mais César et Pompée ont formé d’autres vœux :
« La grandeur de Sylla serait trop peu pour eux ;
« Et, leur choc de nos lois détruisant l’équilibre,
« Quel que soit le vainqueur, l’univers n’est plus libre. »

C’est ainsi que, frappé d’un triste souvenir,
Chacun dans le passé lit déjà l’avenir.