Notice des poésies manuscrites de feu M. Le Brun

Le 6 avril 1808

Nicolas FRANÇOIS de NEUFCHÂTEAU

NOTICE DES POÉSIES MANUSCRITES
DE FEU M. LE BRUN,

LUE A LA. SÉANCE PUBLIQUE DU 6 AVRIL 1808,

PAR M. FRANÇOIS DE NEUFCHATEAU.

 

MESSIEURS,

Moins jaloux du présent que de l’avenir, M. Le Brun n’a pas publié de son vivant le recueil de ses œuvres poétiques. Il les corrigeait sans cesse, et semblait n’être jamais content de lui-même. Il a laissé des matériaux considérables, que l’on s’occupe à mettre en ordre. Ces matériaux doivent fournir au moins trois volumes, distribués en huit parties. On croit devoir en donner une idée succincte pour faire jouir d’avance les amateurs de la poésie et de la langue française, qui suivent avec intérêt les séances de la classe, de l’espérance de posséder bientôt cette collection, dont ils pouvaient présumer la valeur, mais dont quelques détails leur feront mieux apprécier l’importance. M. Le Brun a comparé le génie au phénix qui se consume pour renaître :

Au delà de ses jours il commence sa vie.

C’est un de ses vers qu’on peut lui appliquer à lui-même.

L’édition projetée des poésies de M. Le Brun doit comprendre, suivant la note qui nous a été communiquée par le dépositaire de ses manuscrits :

 

Premièrement. — Cent soixante odes de tout genre, pindariques, héroïques, morales, anacréontiques, et dont un très-grand nombre sont assez étendues. Elles forment cinq livres. Tous les genres y sont entremêlés à la manière de celles d’Horace. C’est la partie de ses œuvres que l’auteur a le plus soignée, à laquelle il attachait le plus d’importance, et vraisemblablement celle qui contribuera le plus à sa gloire.

 

Secondement. — Quarante-cinq élégies, distribuées en quatre livres. Elles sont toutes en grands vers. On pourrait trouver que le ton et k style sont quelquefois fort au-dessus du caractère naturel de cette espèce d’ouvrage, si l’élégie, telle qu’elle est dans Catulle, dans Properce, quelquefois même dans Tibulle, ne s’élevait pas souvent jusqu’à la plus haute poésie.

 

Troisièmement. — Quarante épîtres dans tous les genres et de toutes les mesures de vers. La plus célèbre est l’épître sur la bonne et la mauvaise plaisanterie, qui est imprimée depuis longtemps. Plusieurs autres ne sont pas indignes de celle-là. Le plus grand nombre est inédit. Malheureusement il y en a beaucoup d’imparfaites.

 

Quatrièmement. — La Nature, poème en quatre chants, commencé dès la jeunesse de l’auteur, interrompu et repris à plusieurs époques, mais auquel il avait cessé de travailler depuis plus de vingt ans. Le premier titre de ce poème était les Avantages de la vie champêtre, et le but du poète avait été de faire sentir quels sont ces avantages pour la sagesse, pour la liberté, pour le génie et pour l’amour. C’est ce qui lui avait fourni la division de l’ouvrage et les titres particuliers des quatre chants. Le premier et le second chant sont très-incomplets ; on n’en a trouvé que des fragments. Le troisième est le seul qui soit entier et mis au net : c’est celui du Génie. Le quatrième était le moins avancé, et ne fournira qu’un petit nombre de fragments.

 

Cinquièmement. — Les Veillées du Parnasse, autre poème en quatre chants, aussi resté imparfait. L’auteur feint qu’Apollon et les Muses, réunis sur le Parnasse, dans les longues nuits d’hiver, en charment l’ennui par des récits intéressants. La sensible Érato raconte la fable d’Orphée et d’Eurydice ; c’est la traduction de cette admirable clôture des Géorgiques. Calliope récite la mort de Nisus et d’Euryale, traduite d’un épisode non moins admirable de l’Énéide. Ces deux morceaux sont achevés, et l’on peut dire qu’ils le sont, dans quelque sens que l’on donne à ce mot. Thalie, pour égayer un peu la soirée, raconte l’aventure nocturne d’Hercule, d’Omphale et du dieu Faune, tirée du second livre des Fastes d’Ovide. C’est une imitation libre et en vers libres ; l’auteur n’y a pas mis la dernière main. Enfin, Apollon raconte à son tour l’histoire de Psyché, la plus belle des fables et la plus ingénieuse des allégories de l’antiquité. M. Le Brun, en abrégeant ce récit, en a extrait ce qu’il y a de plus poétique. Il l’a conduit jusqu’où commencent les malheurs et les épreuves de Psyché. Ce qu’il en a fini est peut-être ce qu’il a laissé de plus travaillé et de plus parfait.

 

Sixièmement. — Plus de cinq cents épigrammes sur toutes sortes de sujets, dans tous les genres et depuis le dizain jusqu’au distique. Elles seront divisées en plusieurs livres. L’auteur, à la manière des anciens, donnait le titre d’épigrammes à tous ces petits poèmes dont le peu d’étendue les rend propres, si l’on veut, à servir d’inscription. Les siennes sont tour à tour philosophiques, galantes, gaies ou malignes, toujours spirituelles et poétiques. C’est, avec l’ode, le genre de poésie auquel M. Le Brun était le plus naturellement appelé, et qu’il a le plus assidûment cultivé jusqu’à la fin de sa vie. Cette aptitude particulière à tourner avec concision le dizain épigrammatique est un trait de ressemblance frappant entre lui et Jean-Baptiste Rousseau.

Ses épigrammes satiriques seront bornées, par un sage éditeur, au nombre où M. Le Brun les aurait sans doute réduites, s’il eût fait lui-même le triage de ses saillies dans un instant de calme, et après les petits moments d’humeur qui les lui avaient dictées.

 

Septièmement. — Deux livres de poésies diverses, composées de toutes celles qui ne peuvent être classées dans aucune des divisions précédentes, vers de circonstance, de société, de galanterie, etc. Le nombre en est considérable, mais sera aussi nécessairement réduit. Le portefeuille laissé par M. Le Brun est très-riche ; mais son luxe a besoin de quelques retranchements, et il faut diminuer son opulence pour la faire mieux valoir.

 

Huitièmement. Enfin, quelques morceaux et fragments en prose, presque tous sur l’art des vers et le style poétique, objet dont ce grand poëte s’est beaucoup occupé. On y pourra faire entrer quelques notes importantes, fidèlement copiées d’après celles qu’il écrivait au crayon sur des exemplaires de Malherbe et de quelques autres classiques français.

On aura ainsi, du moins en partie, la théorie particulière, ou, si l’on veut, la poétique de M. Le Brun. Il avait l’enthousiasme de son art, et il l’étudiait sans cesse. Dans le Citant du Génie, on remarque surtout la différence qu’il met entre la prose, ou le langage profane, et la poésie, ou le langage des dieux :

La prose suit la gloire à pas lents et fidèles ;
Pour l’immortalité les vers seuls ont des ailes.

Au surplus, l’éditeur des œuvres de M. Le Brun sera souvent embarrassé de choisir entre des variantes nombreuses et brillantes, dont aucune n’avait pleinement satisfait l’auteur. Par exemple, on ne connaît pas pourquoi l’on ne retrouve plus aujourd’hui, dans le Chant du Génie, plusieurs beaux vers que nous nous ressouvenons de lui avoir entendu réciter à lui-même, il y a plus de quarante ans (en 1767), tels que ceux-ci :

L’esprit éclate en vain, et sans l’art d’émouvoir
Il prétend sur les cœurs un stérile pouvoir.
Les doux chants de Virgile opposaient à l’envie
Les suffrages d’Auguste et les pleurs d’Octavie.

 

N. B. À la suite de cette notice, l’heure étant avancée, on n’a pu lire tout le Chant du Génie, qui comprend environ neuf cents vers. M. François de Neufchâteau en a détaché seulement le début, un morceau sur les images que la campagne fournit au poëte, le portrait d’Homère et la peinture du siècle de Louis XIV. Le morceau sur Homère finit ainsi :

Trente siècles roulant sur les faibles mortels,
Entraînant les États, les trônes, les autels,
Loin d’engloutir Homère en leur course profonde,
N’ont fait que l’élever sur les débris du monde.