Éloge du duc de Nivernois, l’un des quarante de l’Académie française

Le 26 avril 1807

Nicolas FRANÇOIS de NEUFCHÂTEAU

ÉLOGE

DU

DUC DE NIVERNOIS,

L’UN DES QUARANTE DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

LU A LA SÉANCE PUBLIQUE DU 26 AVRIL 1807,

PAR M. FRANÇOIS DE NEUFCHATEAU.

 

MESSIEURS,

« L’usage antique et sacré d’honorer les morts par des éloges publics, dans la perspective flatteuse semble étendre la durée de la vie par-delà ses bornes réelles, est une des plus salutaires et des plus consolantes institutions de l’humanité. »

C’est ce que disait M. de Nivernois lui-même, en parlant, comme directeur de l’Académie française, le 9 avril 1761. Il se plaignait que cette coutume fût trop négligée par les législations modernes, et il félicitait les sociétés littéraires qui avaient rendu ces éloges un bien commun auquel chaque membre avait un droit égal.

Il a reproduit plusieurs fois cette idée qui l’avait frappé. Le 21 juillet 1782, en répondant à Condorcet, il lui disait que le sévère mais judicieux Tacite félicitait son siècle d’avoir su conserver, malgré sa corruption, l’antique et respectable coutume de célébrer les hommes dignes des regards de leurs contemporains et des respects de la postérité ; qu’il applaudirait parmi nous à une compagnie qui, soigneuse d’entretenir dans son sein le sentiment de la fraternité, se fait un devoir religieux de consacrer la mémoire des morts par des éloges qui doivent rendre aux talents, et plus encore aux vertus un hommage simple et sincère.

Cette sage coutume a été, en effet, rétablie dans les temps modernes par notre Académie française ; l’un de ses statuts primitifs portait qu’après la mort de chaque académicien on ferait doublement son éloge en prose et en vers ; ce statut a été rarement observé en vers ; mais on a respecté l’usage de prononcer l’éloge en prose des académiciens morts.

Des circonstances trop connues ont privé longtemps la mémoire du duc de Nivernais de cette espèce d’apothéose littéraire, à laquelle personne n’avait certainement des titres plus sacrés que lui. Il est à remarquer que, depuis près de deux cents ans, il a été celui des membres de l’Académie qui a rempli le plus souvent les fonctions de directeur lors des réceptions, et qu’il a prononcé dans ces occasions brillantes le plus grand nombre de discours. Avant lui Charpentier et Regnier-Desmarais n’en avaient prononcé que huit, et nous en avons neuf du duc de Nivernois. Il me faudrait, Messieurs, le talent dont ils sont remplis pour lui rendre plus dignement l’hommage que ses mines attendent de la classe de l’Institut qui occupe aujourd’hui la place de l’Académie ; mais puisque cette tâche, aussi chère à mon cœur que supérieure à mes forces, m’a été assignée par le vœu de la compagnie, je vais m’en acquitter avec d’autant plus de plaisir qu’aucun sujet d’éloge ne sera plus académique dans la force du terme, et que tout ce qui se présente naturellement dans la vie du duc de Nivernois, dans le récit de ses travaux, dans le détail de ses loisirs, dans le tableau de ses souffrances, n’est que le développement toujours fidèle et toujours vrai des avantages de l’étude et des charmes qui accompagnent la culture des lettres dans toutes les positions où un homme peut se trouver.

M. de Nivernois était né dans la classe des grands seigneurs de l’ancien régime ; c’était un avantage rare ; mais il était plus rare encore qu’on n’en abusât pas. Sous le règne de Louis XV, peu de grands noms sont restés purs ; celui du duc de Nivernois est demeuré intact. La nature l’avait moins bien doué que la fortune ; une constitution frêle, ménagée avec soin, lui a pourtant permis de pousser sa carrière au delà de quatre-vingts ans. La révolution l’a dépouillé, dans ses vieux jours, de tout l’éclat de l’opulence. Dans ce long espace de temps, M. de Nivernois a toujours travaillé comme s’il n’eût pas eu d’autre vocation, et pendant les deux tiers du dix-huitième siècle, on l’a vu, d’une part toujours prêt à servir son prince et son pays, et d’un autre côté occupé sans relâche par le goût des beaux-arts : on aurait dit que sa devise était celle de l’oranger ; toujours chargé en même temps de feuilles, de fruits et de fleurs ; toute son existence fut embellie jusqu’à la fin par la littérature. Il avait présenté les muses dans le palais des rois, les muses l’ont suivi dans le fond des prisons ; elles ont eu ses premiers vœux et ses derniers soupirs : puissent-elles sourire encore aux guirlandes funèbres que nous sommes chargés de déposer sur son tombeau !

Nourri de bonne heure à l’école des Grecs et des Romains, le duc de Nivernais s’était proposé pour modèle ces sages de l’antiquité dont l’orateur romain fait si bien valoir les exemples. Il serait impossible de mieux entrer dans son éloge qu’en répétant celui que Cicéron fait de l’étude, beau morceau qu’on ne doit pas craindre de vous citer encore, quoique vous le sachiez par cœur. Cicéron se demande si les grands hommes dont les noms sont éternisés dans l’histoire avaient tous été dans le fait imbus de ces doctrines qu’il loue avec enthousiasme ; il ne voudrait pas l’assurer de tous en général ; mais en convenant d’une part que quelques hommes excellents, doués d’un caractère heureux et en quelque sorte divin, ont été dispensés de passer par l’étude pour arriver à la vertu ; si même sans l’étude un beau naturel a souvent réussi beaucoup plus que l’étude sans ce beau naturel ; d’un autre côté, lorsqu’un homme est heureusement né et que ces premiers dons se sont trouvés ensuite mûris par le raisonnement et cultivés par la science ; Cicéron dit qu’alors de ce mélange exquis il résulte toujours je ne sais quoi de singulier et de surnaturel qui fait proprement le grand homme. Voilà, dit-il, par quelle route marchèrent parmi nous ce divin Scipion, surnommé l’Africain, et Lélius et Furius, ces modèles de la sagesse et de la probité ; et Marcus Caton, ce vieillard qui fut à la tête des braves comme à la tête des savants ; auraient-ils cultivé les lettres avec tant d’ardeur, s’ils n’avaient pas jugé qu’en se rendant plus éclairés ils deviendraient plus vertueux ? Et quand même les lettres, ajoute Cicéron, ne nous produiraient pas toujours une moisson si abondante, quand on n’y chercherait qu’un simple amusement, on jugerait sans doute que nul autre délassement ne peut leur être comparé ; nul autre plaisir ne saurait embrasser tous les temps, tous les âges et tous les lieux ; mais dans les belles-lettres nous trouvons à la fois l’aliment nécessaire de nos jeunes années et la douce distraction de nos derniers moments, l’éclat de la prospérité et la ressource du malheur, le charme de la solitude, ainsi que la parure de la société, une compagnie dans la nuit, un cortége dans les voyages ; enfin ce que chacun de nous peut porter de mieux avec lui à la ville et à la campagne, à la cour et dans les déserts.

C’est surtout à ces titres que je dois célébrer, c’est à ces traits, Messieurs, que le public doit reconnaître l’homme illustre que je vais peindre. Ici, heureusement pour moi, l’intérêt du tableau est dans le tableau même, et le fond a une valeur indépendante de la forme.

Louis-Jules-Barbon-Mancini Mazarini, connu sous le nom de duc de Nivernois, pair de France, grand d’Espagne de la première classe, brigadier des armées du roi, chevalier de ses ordres, l’un des quarante de l’Académie française, honoraire de celle des inscriptions et belles-lettres, associé étranger des académies de Berlin et de Stockholm, docteur en droit de l’Université d’Oxford en Angleterre, était né à Paris le 16 décembre 1716. Il fut le dernier rejeton de la maison Mancini, illustre en Italie depuis l’an 1300. En l’an 1630, son quatrième aïeul, Paul Mancini, avait institué à Rome l’académie des Humoristes, à peu près dans le même temps où se formait ici l’Académie française. Paul Mancini n’est pas le seul de ce sang distingué qui ait eu du goût pour les lettres. Philippe Julien, son aïeul, mort en 1707, est ce duc de Nevers que Voltaire a compris parmi les écrivains du siècle de Louis XIV, comme auteur de vers singuliers qu’on entendait très-aisément et avec grand plaisir. Voltaire dit, à ce sujet, que son esprit et ses talents s’étaient perfectionnés dans son petit-fils.

Philippe-Jules-François, duc de Nevers, son père, l’un des plus beaux esprits du temps, aimable et célèbre goutteux, avait passé sa jeunesse à la cour de Louis XIV, dans la compagnie des hommes choisis en tous genres qui en faisaient l’ornement. Il fit donner à son fils une éducation soignée. Dès ses premières études on lui trouva d’heureuses dispositions, et particulièrement un goût très-prononcé pour la littérature et pour la poésie. On contraria d’autant moins ce penchant naturel, que c’était un goût de famille. Tous les Mancini, élevés dans la politesse romaine, étaient bien loin de partager les préjugés gothiques de notre ancienne noblesse, attachée à sa barbarie et fière de son ignorance. D’ailleurs le jeune Louis-Jules était né faible et délicat : sa constitution ne lui permettant pas les exercices violents, on crut qu’il fallait d’autant plus occuper son esprit. On serait étonné de ce que dévora d’avance l’activité de sa jeunesse : outre sa langue maternelle, il en apprit quatre autres, l’italien, le grec, le latin et l’anglais ; mais il étudia ces langues sur un plan qui ne pouvait être suivi que par un homme doué du plus heureux talent. Pour s’établir un fonds d’idées et se former un style d’après les plus grands maîtres, il traduisait en notre langue des morceaux choisis des ouvrages les plus intéressants dans les langues qu’il apprenait. Ses œuvres sont remplies de ceux de ses premiers essais qu’il avait conservés. La vie d’Agricola, écrite en latin par Tacite, est le premier morceau qu’il ait essayé d’imiter, et il s’est si bien pénétré des vertus de ce grand modèle, dont Tacite lui présentait une image si noble, qu’il ne s’est pas borné à rendre les traits de Tacite dans une version soignée, mais qu’il a cherché à traduire, ou, si l’on veut, à transporter la conduite d’Agricola dans sa propre conduite pendant tout le cours de sa vie.

En 1734, il entra au service, et y porta toute l’ardeur de son âge de dix-huit ans. Il fit une partie des campagnes d’Italie sous les ordres du maréchal de Villars : nommé ensuite’ colonel du régiment de Limosin, il passa en Allemagne, et se distingua par des actions de valeur et une conduite réfléchie qui lui promettaient des succès dans la carrière militaire. On a conservé des vers agréables, quoique bizarres, que Piron lui adressa lorsqu’il partait pour l’armée en 1743. Piron disait, dans une strophe de cette ode :

Même à travers les carabines,
Il sera l’ami des neuf sœurs,
Et du champ de Mars les épines
Pour lui se changeront en fleurs.

La prophétie du poëte ne s’accomplit pas ; car les fatigues excessives et la rigueur du climat que le jeune colonel eut à souffrir en Bohême, altérèrent sa santé, au point qu’après une longue résistance, il fut contraint de revenir chercher du soulagement d’abord à nos eaux de Plombières, et ensuite à Paris ; il se proposait de n’y faire qu’un court séjour ; mais ses maux augmentant, il se détermina, par des considérations particulières, relatives à sa famille, à remettre son régiment. Il ne renonça au service qu’avec de vifs regrets ; il a consacré ces regrets dans une de ses élégies, dictée par le sentiment, et adressée au corps dont il était obligé de se séparer.

Ses autres élégies, qui paraissent avoir été ses premiers ouvrages en vers, sont toutes adressées à sa première femme, sous le nom de Délie. Elle était née de Pontchartrain, sœur du comte de Maurepas : il en avait eu trois enfants, un fils qui est mort jeune, et deux filles dont j’aurai l’occasion de parler ci-après.

Ce fut pour ses enfants, qu’il aimait tendrement, qu’on le força, en quelque sorte, de chercher une autre carrière que le service militaire.

Il cachait avec modestie les écrits qu’il avait composés jusqu’alors. Ses vers n’étaient presque connus que de sa femme, pour laquelle ils avaient été faits. Il produisait à ses amis, pour les consulter seulement son parallèle ingénieux et plein d’un goût exquis, entre les poésies d’Horace et celles de Despréaux et de J. B. Rousseau. Son mérite perçait d’avance à son insu, et le secret en fut révélé avec éclat, en 1743, par le choix que fit de lui l’Académie française pour remplacer le célèbre Massillon.

M. de Nivernois était encore à l’armée d’Allemagne lorsque l’Académie, où il avait montré le désir d’arriver un jour, se détermina à l’élire même avant qu’il s’y attendît. Il était difficile de remplacer un homme comme l’évêque de Clermont : l’Académie avait d’abord jeté les yeux sur La Bletterie, homme de mérite, il est vrai, mais qui fut écarté, sous prétexte de jansénisme. Ce choix ne pouvant obtenir l’approbation de Versailles, l’Académie française s’empressa d’y substituer celui du duc de Nivernais, qui eut ainsi l’honneur très-rare d’être nommé dans son absence. Son discours de réception est plein de grâce et de noblesse ; il entrait à l’Académie le même jour que Marivaux. L’archevêque de Sens, Languet, répondit à tous deux d’une manière grave, mais cependant flatteuse et juste.

Le duc de Nivernais n’avait pas vingt-sept ans. Il regarda dès lors l’adoption académique comme une faveur signalée, et qu’il se proposa de mériter de plus en plus. Il ne passait d’abord que pour l’homme le plus aimable ; mais il acquit bientôt la réputation que donne un mérite solide. Bernis lui adressait alors deux épîtres charmantes, l’une sur le bon goût, et l’autre sur l’ambition ; c’était le résultat de leurs entretiens familiers, roulant tantôt sur la morale, tantôt sur la littérature. Sainte-Palaye, Duclos, le marquis de Mirabeau père, le maréchal duc de Noailles, le président de Montesquieu, devinrent ses amis.

L’Académie des inscriptions et belles-lettres le reçut aussi dans son sein, et il y acquitta sa dette d’académicien par deux mémoires excellents, l’un sur la politique de Clovis, l’autre sur l’indépendance de nos premiers rois par rapport à l’empire. Cependant le temps et les soins que l’on prenait de sa santé, sans détruire la cause des souffrances qu’il éprouvait, les rendirent plus supportables ; il put se livrer à l’étude et diversifier ses travaux littéraires, qui s’étendaient à tous les genres de productions agréables, soit en vers, soit en prose ; mais dans le temps dont nous parlons, il s’appliqua surtout à une étude approfondie de l’histoire et du droit des gens ; étude qui devait le conduire à se rendre utile dans la plus belle des carrières pour un citoyen éclairé et pour un homme vertueux, la carrière des ambassades.

On a communément une très-fausse idée de ce qu’on nomme le métier des négociateurs. La politique est destinée à rapprocher les nations, et à entretenir la paix entre les princes. Il faut en convenir, Messieurs ! c’est une noble tâche, que celle qui se charge de la tranquillité du monde ! le monde entier a intérêt qu’elle soit bien remplie ; mais elle a été diffamée par quelques machiavélistes, et pour dernier outrage elle a été abandonnée par l’ancien régime à des sarcasmes de théâtre ; elle est jugée trop au hasard par le vulgaire, qui ne voit que les résultats des traités, et qui ne peut savoir ce que l’art de négocier exige de la part de ceux qui prétendent s’y distinguer. Aucun autre état ne suppose un plus pénible apprentissage. Le duc de Nivernois, qui en appréciait à la fois l’importance et les difficultés, n’oublia rien pendant longtemps pour se mettre en état de traiter dignement un jour les affaires publiques. Nous pouvons juger aujourd’hui du nombre des matériaux qu’il amassait dans cette vue, par plusieurs morceaux instructifs qu’il a conservés dans ses œuvres. Ses connaissances dans l’histoire s’y reproduisent tour à tour sous plusieurs formes différentes. Tantôt ce sont des dialogues entre des anciens et des modernes, Cicéron et Fontenelle, Alcibiade et le duc de Guise, Périclès et le cardinal Mazarin ; il a sur ce dernier une opinion singulière, et qu’il soutient avec esprit : ces dialogues sont de l’année 1746. Tantôt ce sont des parallèles ou des réflexions sur Alexandre et Charles XII ; et jamais le conquérant grec et le batailleur suédois n’ont été mieux appréciés.

Nous avons vu que ses mémoires à l’Académie des inscriptions jetaient un jour nouveau sur les antiques monuments de l’histoire nationale. Il a ouvert, à cet égard, une carrière ou il serait à désirer que d’autres voulussent marcher sur ses traces et rendre, comme lui, claires et un peu plus lisibles les Premières pages de nos fastes, si ennuyeux et si obscurs. Mais dans la vue de s’appliquer immédiatement aux travaux de l’état qu’il voulait embrasser, le duc de Nivernois tira, des manuscrits du roi, deux morceaux très-considérables d’une politique usuelle : l’un est le précis lumineux de la négociation de Loménie, en Angleterre, en 1595 ; l’autre est te résumé de la négociation de Jeannin en Hollande pour la trêve de 1609. Ce dernier travail est surtout remarquable par son objet comme par sa rédaction. On ne saurait le lire sans estimer l’auteur et sans admirer avec lui la probité, l’intelligence et la raison supérieure du président Jeannin, homme d’État, ami des lettres, dont on est étonné que l’éloge public n’ait pas été mis au concours, et dont la statue manque ici à côté des statues de Sully et de l’Hôpital. Mais le secret qui doit envelopper longtemps les utiles travaux des négociateurs les dérobe d’abord à l’estime contemporaine ; leurs dépêches ne sont publiques que bien longtemps après leur mort, quand l’intérêt de ces dépêches doit être refroidi, et la postérité semble arriver plus tard pour eux que pour les autres.

La réputation du duc de Nivernois lui-même doit souffrir encore aujourd’hui de cette espèce de réserve, et de ce mystère forcé qu’on garde souvent plus d’un siècle sur les services de ce genre ; néanmoins nous pouvons, sans indiscrétion, soulever d’avance pour lui un coin du voile qui recouvre encore ses travaux, dont on n’a qu’une faible idée.

Les écrits dont je viens de rappeler les titres avaient annoncé aux ministres tout ce qu’il pourrait faire dans la partie des ambassades. Il devait y porter en effet bien plus qu’un grand nom ; car il s’y présentait avec des lumières et des vertus qu’un grand nom seul ne peut jamais donner ni suppléer.

Le duc de Nivernois a été chargé de trois missions politiques sous le règne de Louis XV, qui le nomma successivement :

1° Ambassadeur extraordinaire à Rome, en 1748 ;

2° Ministre plénipotentiaire près du roi de Prusse, en 1755 ;

30 Ministre plénipotentiaire et ambassadeur extraordinaire en Angleterre, en 1762.

Nous allons donner, dans le même ordre, les renseignements que nous avons pu nous procurer, en attendant que ses dépêches, qui sont dignes d’être publiques, puissent être imprimées, comme elles le seront un jour, pour instruire ceux qui pourront, à son exemple, s’honorer et honorer le nom français dans cette brillante carrière.

Lorsque le duc de Nivernois fut envoyé à Rome, il n’y avait entre les deux cours aucune affaire importante à traiter ; mais le gouvernement se décida en sa faveur, parce que, depuis plusieurs siècles, l’influence prédominante que la cour de Rome avait eue dans les affaires générales de l’Europe, avait accoutumé à considérer cette capitale du monde chrétien, non plus, il est vrai, comme le siége de la politique européenne, mais cependant comme le centre des principales négociations. C’est par cette raison que les grandes puissances y entretenaient ordinairement des ministres du premier ordre, et qu’elles faisaient choix de personnages considérables, tant par les dignités dont ils étaient revêtus que par leur naissance et leurs qualités personnelles.

Sous ces derniers rapports, personne ne pouvait être préféré au duc de Nivernois. Il était d’autant plus intéressant d’envoyer à Rome un homme de son mérite, qu’il succédait au cardinal de la Rochefoucault, qui avait exercé les fonctions de cette ambassade de manière à satisfaire également le roi, et à se concilier la plus haute considération de la part du pape et du reste de l’Italie.

Un motif particulier servit encore à déterminer le choix de la cour : c’est qu’indépendamment des talents qu’on lui connaissait, et de l’attachement qu’il montrait pour la personne du roi, l’on jugea que les liaisons d’alliance et d’amitié qu’il avait par sa naissance avec les principales maisons de Rome, lui donneraient des facilités particulières qui le mettraient encore plus à Portée de suivre les affaires relatives à son service, et de justifier la confiance qu’il inspirait, quoique très-jeune.

M. de Nivernois arriva à Rome le 12 janvier 1749. Sa réputation l’avait précédé ; on lui fit la réception la plus distinguée. La manière dont il se conduisit dans tout le cours de sa mission justifia complétement l’empressement qu’on lui avait d’abord témoigné.

Ce ministre était instruit que la cour de France regardait comme très-avantageux à la religion le maintien de la plus parfaite intelligence entre le premier roi de la chrétienté et le chef de l’Église ; et il sut avec habileté profiter de toutes les occasions qui se présentèrent de fortifier l’union qui existait entre les deux cours. Il eut toujours le plus grand soin de distinguer les deux rapports sous lesquels on devait considérer le pape, tantôt comme père commun des fidèles, tant& comme un prince souverain, ayant sous sa domination des États assez considérables.

M. de Nivernois veillait particulièrement à ce qu’il ne fût donné aucune atteinte aux maximes et aux libertés de l’Église gallicane, et à empêcher que la cour de Rome formât aucune entreprise qui leur fût contraire. Il remplit parfaitement les vues du gouvernement sur cette matière, où il est ordinairement aussi aisé de prévenir le mal qu’il est difficile ensuite d’y remédier.

Quoiqu’on eût imposé silence aux disputants, les querelles théologiques du commencement de ce siècle n’étaient pas assoupies. Celles du parlement et du clergé de France se réveillaient sans cesse. Les contre-coups de ces discordes se faisaient ressentir à Rome, et d’autres circonstances pouvaient contrarier encore les succès que l’ambassadeur avait dû s’y promettre.

La duchesse de Nivernois, qui était avec lui, était sœur d’un ministre qui fut disgracié et exilé avec éclat, le 26 avril 1749, peu de temps après l’arrivée du duc de Nivernois à Rome.

Ce coup de foudre retentit de Versailles en Italie ; mais il ne porta aucune atteinte à la considération du duc de Nivernois.

Cette ambassade fut pour lui une école de politique. Les rapports en étaient plus multipliés qu’on ne pense. L’ambassadeur de France à Rome correspondait avec nos ministres à Gênes, à Turin, à Florence, à Naples, à Venise. Le chevalier-de Montaigu, qui était alors à Venise, est celui dont il est parlé dans les Confessions de J.-J. Rousseau. Plusieurs lettres de cette époque, de la main de Jean-Jacques, sont encore dans les cartons du duc de Nivernais. Rousseau a mis beaucoup de soin à les expédier, et de sa plus belle écriture.

L’ambassadeur de France était chargé aussi de surveiller de là notre commerce du Levant, qui commençait à refleurir. Le duc de Nivernais le couvrit constamment de toute sa faveur sans la lui faire acheter.

Enfin, dans les affaires purement ecclésiastiques, il survenait souvent des controverses épineuses. On serait surpris aujourd’hui de voir quel temps et quelle adresse il fallait, par exemple, pour forcer les missionnaires de Saint-Lazare, qui étaient placés en Italie, à reconnaître franchement la juridiction de leur supérieur, résidant à Paris ; tandis que tous les membres des autres ordres monastiques qui se trouvaient en France, dépendants de chefs étrangers, ne faisaient cependant nulle difficulté d’obéir à leurs généraux résidents à Rome où ailleurs. Cette discussion avait commencé sous Louis XIV, et ne fut terminée qu’en 1750.

Quelques esprits brouillons voulurent aussi remuer des difficultés concernant l’impôt du vingtième, auquel l’assemblée du clergé se refusait obstinément. Benoît XIV était un pontife trop sage pour que ces étincelles allumassent à Rome l’incendie dont s’étaient flattés les boute-feux de cette époque. Il en parlait avec une confiance naïve au duc de Nivernais, qui concourait de son côté, de la manière la plus franche, à prévenir les scissions et à resserrer les liens entre la France et le saint-siége.

Il jouit constamment à Rome de la plus grande considération. Un des principaux personnages de la cour du pape écrivait à son occasion « que Sa Sainteté lui en témoignait la plus grande satisfaction. Elle me fit hier les plus grands éloges de son caractère et de son esprit, et ils sont trop justes pour n’être pas sincères. Tout le monde lui rend ici, et à Mme la duchesse de Nivernois, la même justice ; et dès les premiers moments qu’ils se sont montrés, ils ont enchanté tout ce qui compose la noblesse de Rome. »

Il est vrai qu’il avait donné des preuves de magnificence auxquelles les Romains ne furent jamais insensibles. Ce peuple aime toujours la pompe et les spectacles imposants. Lorsque le duc de Nivernois fit son entrée publique, on lui fit un mérite d’avoir eu à sa suite jusqu’à cent dix carrosses. Ses assemblées étaient de trois à quatre cents personnes ; ses fêtes étaient ordonnées avec richesse et avec goût. Cette représentation lui était onéreuse et ne l’amusait nullement ; il s’en dédommageait en cultivant les arts ; car dans ce temps-là même il était devenu très-bon musicien ; il composait des opéras avec ce La Bruyère, son secrétaire d’ambassade, qui était un homme de lettres fort connu et plein de talents, et qui, même après lui, fut résident du roi à Rome. Le duc de Nivernois aimait à s’entourer d’hommes de mérite en tout genre, bien contraire à ces grands, impatients d’un voisinage dont ils craignent d’être éclipsés, et qui excluent de leurs entours l’esprit et le talent dont le reflet les humilie.

Un des objets qui occupèrent le duc de Nivernois à Rome, et dans lequel il s’applaudit d’avoir pu réussir, doit être rappelé, surtout au milieu des hommes de lettres et au sein de l’Académie. L’Esprit des Lois avait paru : avant de le comprendre on l’avait déchiré ; et ce chef-d’œuvre avait été dénigré, surtout à Paris, avec acharnement par un malheureux journaliste qu’on appelait alors nouvelliste ecclésiastique, espèce de dogue acharné, qui, du milieu de ses ténèbres, avait le privilége d’aboyer contre tout le monde. Tous les siècles ont leurs Zoïles. Celui-ci avait outragé le président de Montesquieu, qui daigna lui répondre. Le folliculaire écrasé, ne pouvant s’agiter ici sous le mépris public dont il était couvert, avait imaginé de dénoncer l’Esprit des Lois au tribunal de Rome qui compose l’index des livres défendus. On ne voyait pas trop comment un jurisconsulte français pouvait, en écrivant en France, subir la juridiction d’une cour étrangère ; mais ceux qui veulent dénoncer n’y regardent pas de si près : cette cabale était ardente ; les calomniateurs ne manquaient pas de dire qu’ils étaient les vengeurs de la cause du ciel, et ils tâchaient de soulever, contre l’Esprit des Lois, la Sorbonne et le Vatican. La Sorbonne, ayant vu la défense de Montesquieu, garda prudemment le silence. Le duc de Nivernois se conduisit de son côté avec tant de sagesse, que le tribunal de l’index ne donna point de suite aux procédures qu’on avait inconsidérément dirigées contre cet ouvrage, dont la France s’honore, et que le genre humain a déposé dans ses archives. Lui avoir épargné une proscription injuste, C’est avoir servi la raison et la cour de Rome elle-même.

Montesquieu fut sensible aux soins que se donna pour lui dans cette occasion le duc de Nivernois, dont il reçut depuis une autre marque d’amitié bien honorable pour les lettres. En 1755, pendant la maladie dont mourut à Paris le président Montesquieu, Louis XV envoya chez lui pour se faire informer des nouvelles de sa santé ; et ce qui consola cet illustre malade autant que l’objet même d’une démarche si flatteuse de la part de son souverain, c’est que le roi en eût chargé le duc de Nivernois.

Il était revenu de Rome, au mois de février 1752, avec une santé très-faible. En 1753 il maria sa fille aînée au comte de Gisors, fils du maréchal de Belle-Isle. Ce très-jeune homme, qui donnait les plus brillantes espérances, engagea son beau-père à composer pour lui plusieurs morceaux de prose, qui sont, à notre avis, les plus parfaits de ses ouvrages : ce sont des lettres’ sur l’usage de l’esprit, sur l’état de courtisan, sur la manière de se conduire avec ses ennemis. Ceux qui veulent apprécier la pensée et le style du duc de Nivernois doivent le chercher dans ces lettres ; personne ne pourra les lire sans être pénétré de plus d’estime pour l’auteur, et sans profiter pour soi-même des leçons douces et aimables qu’il donnait avec tant de grâce à un fils adoptif si digne de les recevoir.

L’Europe paraissait tranquille. La paix d’Aix-la-Chapelle semblait avoir calmé les peuples et les rois ; mais il était un peuple qui ne pouvait souffrir la prospérité de la France, ni même le commerce libre des autres nations. Les Anglais avaient tout à coup exercé leurs pirateries contre la France et la Hollande. La guerre était inévitable, quoique l’on se fût longtemps flatté de l’éloigner par des négociations sur lesquelles la France s’était trop endormie. Le moment du réveil allait être terrible : des armées innombrables devaient inonder l’Allemagne. Nous avions dans ce temps une alliance avec la Prusse ; et il semblait que nous dussions persévérer dans ce système ; mais le traité avec la Prusse était sur le point d’expirer. Il s’agissait donc de savoir si on le renouvellerait et comment on pourrait ménager nos ressources, nos alliances et nos forces, de manière à confondre l’agression perfide et la haine jalouse du cabinet de Londres. La crise était urgente, et malheureusement on ne la jugea point aussi pressante qu’elle était. On perdait du temps à Versailles, et il en résulta ce qui advient toujours à ceux qui arrivent trop tard.

D’ailleurs, par l’indiscrétion et la corruption des antichambres de la cour, toute l’Europe était instruite de ce qu’on pensait à Versailles ; et par l’insouciance de notre ministère, on ne savait rien à Versailles de ce qu’on pensait eu Europe : nous voulions la guerre sur mer, l’Angleterre voulait la guerre sur le continent. Elle avait envoyé milord Holderness à Berlin ; sa mission était remplie, lorsque enfin l’abbé de Bernis avertit Louis XV qu’il était plus que temps d’envoyer à la cour de Prusse un homme qui fût digne de l’y représenter.

M. de Nivernois était malade lorsqu’il fut nommé ministre plénipotentiaire près du roi de Prusse, dans le mois de novembre 1755 ; il ne balança pas, malgré la saison avancée ; il partit de Paris à la fin du mois de décembre, et il arriva à Berlin le 12 janvier 1756.

Le but de la mission de M. de Nivernois était de renouveler avec le roi de Prusse le traité d’alliance qu’il avait antérieurement contracté avec la France, et qui expirait au mois de mai 1756. Quoique le gouvernement jugeât alors que ce prince devait être dans les mêmes dispositions, on avait eu raison de députer auprès de lui un homme d’une grande capacité et surtout d’un caractère ri, en gagnant son estime, servît à faciliter la négociation. A ce double égard, le choix fut excellent. M. de Nivernois se prêta avec zèle à remplir les vues de la cour ; mais il n’était plus temps.

L’ignorance complète où l’on était en France sur les dispositions réelles du roi de Prusse, et plus encore la négociation très-avancée entre ce prince et les Anglais, devinrent un obstacle insurmontable pour M. de Nivernois. Cependant ce ministre entama la négociation dont il était chargé, et il eut à cet effet plusieurs conférences avec le roi de Prusse ; mais il échoua, et tout autre aurait échoué comme lui. La signature de la convention du 16 janvier 1756, entre la Prusse et l’Angleterre, terminait naturellement sa mission : aussi écrivait-il à cette occasion, le 3 février : « Ma position morale et politique n’est pas plus satisfaisante que ma santé, surtout depuis avant-hier que les lettres de Londres ont rendu à peu près publique ici la convention du roi d’Angleterre avec le roi de Prusse. Vous sentez combien ma contenance, mes discours et mon existence même, doivent m’embarrasser dans une pareille circonstance. »

Quoique le roi de Prusse ne frit plus à portée de prendre d’engagements avec la France, il traita M. de Nivernais de la manière la plus honorable. II y en a un exemple remarquable relatif à cette même convention du 16 janvier. Ce prince, qui avait communiqué à la cour de France la copie de cette convention, et de l’article secret qui y était joint, était vraiment humilié du doute où la cour de Versailles et son ministre étaient de sa bonne foi. M. de Nivernois lui représenta qu’il était impossible qu’on n’eût pas de l’incertitude, non pas de sa sincérité, mais de la nature de ses nouveaux engagements, puisqu’il était possible qu’il en eût pris qu’il ne fût pas libre de révéler. Ce monarque fit les protestations les plus respectables, sur son honneur et sur sa parole de roi, que la convention ne contenait pas une parole de plus que la copie qu’il lui en avait donnée ; et pour l’en convaincre sans réplique, il lui dit qu’il attendait le lendemain les pleins pouvoirs échangés et les ratifications d’Angleterre ; que les boîtes qui les renfermeraient seraient scellées du sceau d’Angleterre ; qu’il ne les ouvrirait pas, qu’il les ferait desceller par lui-même et qu’il lui en ferait lire l’original. Effectivement M. de Nivernois fut appelé le lendemain dans le cabinet du roi ; on lui remit les deux boîtes, qu’il ouvrit, et il y trouva les pièces conformes à ce que le roi avait annoncé.

Le roi de Prusse affectionnait M. de Nivernais au point qu’il l’admit, contre l’usage, à manger avec lui et avec les princes ses frères ; honneur dont les ministres étrangers ont toujours été et continuent d’être exclus. Enfin il alla jusqu’à le loger dans le château de Potsdam, ce qui était non-seulement inouï pour un ministre étranger, mais pour quiconque n’était pas prince souverain : aussi M. de Nivernois, qui était entièrement touché des distinctions dont il était honoré, écrivait le 27 février 1756 : « Quant aux témoignages de goût, d’estime et de considération, je ne puis vous exprimer jusqu’où ce prince les porte à mon égard. »

Après que M. de Nivernois eut reçu ses lettres de rappel, le roi de Prusse trouva encore le moyen de lui adresser les choses les plus flatteuses, en profitant de l’occasion d’une lettre qu’il lui adressa, le 18 mars 1756, relativement aux affaires politiques, et qu’il termina de la manière suivante : « Je serais charmé de vous voir ici avec le marquis de Valory ; mais, tout ancien ami qu’il est, il ne vous remplacera jamais. Je dois ménager votre modestie, monsieur, mais vous ne m’empêcherez pas de penser ni de dire ce que je pense. Toutefois vous pouvez être sûr que votre souvenir ne périra pas dans ce pays tant que je l’habiterai. La nature m’a donné une âme sensible et un cœur reconnaissant, et il ne faut que cela pour conserver une impression éternelle du séjour que vous avez fait ici. Soyez persuadé que vous conserverez dans ce pays-ci des amis qui ne le céderont point en sentiments aux parents que vous avez en France. J’espère que vous me compterez de ce nombre, et que vous ajouterez foi à l’amitié et à l’estime que je vous ai vouées. »

Nous insistons sur ces détails, parce qu’ils doivent corriger les relations infidèles qu’ont données de cette ambassade Voltaire et Frédéric lui-même, qui en parle légèrement (comme il parle de tout), dans le commencement des mémoires qu’il a laissés sur cette guerre de Sept ans, où il joua un si grand rôle.

Le duc de Nivernois n’avait passé que peu de mois à la cour de Berlin ; mais dans ce peu de temps il prit, sur le sol de la Prusse, sur ses productions et ses ressources naturelles, civiles, militaires, sur la politique du prince qui la gouvernait, les renseignements les plus sûrs et les plus détaillés que l’on eût encore eus en France. Il les remit, à son retour, au dépôt des affaires étrangères, et sans doute ils seront un jour rendus publics. Le duc de Nivernois en a tiré d’avance quelques pages bien curieuses : c’est son portrait du roi de Prusse, qui offre la peinture la plus impartiale et la plus ressemblante qu’on ait jamais tracée de ce roi extraordinaire. Il faut songer que cette image a été dessinée en 1756, qu’elle est faite d’après nature, dans un moment très-remarquable du long règne de Frédéric : &est donc à tous égards un monument qui doit nous être précieux ; et quand bien même le voyage du duc de Nivernois sur les bords de la Sprée ne nous aurait valu que ce tableau de Frédéric, le fruit n’en serait pas perdu pour la postérité, puisqu’il offre à nos yeux les qualités d’un grand modèle représentées par un grand peintre.

En prenant cette mission, le duc de Nivernais avait prouvé son dévouement : ce n’était pas sa faute si l’on ne s’était avisé de la lui donner qu’après coup ; il avait procuré à notre ministère des notions dont il manquait. Son travail pendant quatre mois avait été prodigieux : on sera curieux de savoir quel en fut le prix. À son retour en France, le comte de Bernis voulait qu’il fût du moins appelé au conseil d’État ; il en fut écarté. Il vaqua une place de gentilhomme de la chambre ; la voix publique l’y nommait : elle fut donnée à un autre. M. de Nivernois, content d’avoir été utile, était loin de rien demander. Mais bientôt les malheurs publies se joignirent, pour l’affliger, avec des malheurs domestiques d’une nature bien sensible : ayant perdu son fils très-jeune, il avait reporté ses espérances sur son gendre le comte de Gisors ; et ce jeune guerrier périt, à la fleur de son âge, des suites des blessures qu’il avait reçues à Crevelt, où il s’était couvert de gloire. Sa mort fut, comme dit Duclos, une perte nationale. Le roi Louis XV, la reine, toute la famille royale, allèrent en visite à cette occasion, chez le maréchal de Belle-Isle. Madame de Gisors, accablée de douleur, se réfugia dans le sein de la haute dévotion. Le duc de Nivernois fut profondément affecté, et quelque temps après, ayant eu lieu de rappeler ce malheureux événement dans un discours académique, son discours fut interrompu par ses sanglots involontaires, et la douleur de l’assemblée se confondit, en quelque sorte, avec les larmes paternelles. Eh ! Messieurs, quels Français pourraient jamais, sans être émus, entendre prononcer les noms de ceux de leurs compatriotes qui, nouveaux Décius, ont cherché une mort certaine dans les champs de l’honneur, et se sont dévoués pour leur prince et pour leur patrie !

Cependant cette guerre, qui embrasait l’Europe, déconcertait toutes les vues d’après lesquelles le système de la politique moderne avait été changé. Au lieu de faire en Angleterre la descente qu’on y craignait, nous avions préféré des campagnes en Allemagne, qui convenaient mieux à l’Autriche. Dans cette alliance nouvelle, la France ne fit que des fautes et n’éprouva que des revers. L’Autriche avait voulu se servir de nos armes pour reprendre la Silésie ; mais, bien loin d’arraeller la Silésie au roi de Prusse, la France avait perdu le Canada et beaucoup d’autres colonies. L’impression de ces désastres avait été sinistre : on désirait la paix à quelque prix que ce pût être ; le ministère de Versailles était bien décidé il en faire les frais, et cette résolution, honteuse et affligeante, était pourtant reçue comme un bienfait public. Un congrès inutile fut tenté à Augsbourg : effrayé justement des lenteurs de ces assemblées, le duc de Choiseul résolut de procurer d’abord une paix séparée entre la France et l’Angleterre ; il lit imprimer un mémoire qui eut du succès même à Londres. Ses premières démarches, confiées à Bussi, ne réussirent point : mais la mort du roi d’Angleterre changea un peu la scène ; les deux cours consentirent à s’envoyer enfin des ministres munis de leurs pleins pouvoirs respectifs, dans le mois de septembre 1762. Le duc de Bedford se rendit en France ; le duc de Nivernois fut choisi pour remplir la mission importante de ministre plénipotentiaire de France à Londres ; c’était la voix publique qui l’avait fait nommer ; il justifia bien l’attente que son nom avait inspirée.

Dès le 23 septembre, ce ministre adressa au comte de Praslin une lettre qu’il est impossible d’analyser, et qu’il faudrait lire en entier pour apprécier justement le mérite et les vues du citoyen homme d’État qui a écrit cette dépêche : il y peint, à grands traits, la situation du ministère anglais, de même que celle où étaient les esprits à Londres. D’après cet effrayant tableau, l’on conçoit les talents, les soins et la persévérance qu’a dû employer M. de Nivernois pour couronner l’œuvre de la paix la plus difficile à conclure.

M. Pitt, ministre dirigeant et grand partisan de la guerre, avait été forcé de se retirer, et de laisser les rênes de l’administration entre les mains de M. Bute, ami du roi, et qui désirait vivement la paix, ainsi que ce prince lui-même, qui en avait besoin pour commencer son règne sous des auspices favorables : mais lui et son ministre étaient presque les seuls Anglais qui eussent cette idée.

Tous les agioteurs de Londres étaient dévoués au parti de la guerre, qui leur paraissait un moyen d’organiser pour l’Angleterre une rapine universelle ; et ce parti se signalait chaque jour par les déclamations les plus piquantes et les plus injurieuses contre le ministère, ou, pour mieux dire, contre M. Bute, qui en était le membre le plus puissant et le plus courageux.

Un autre obstacle pouvait encore paralyser la bonne volonté du ministre pour la paix : c’est qu’il fallait que les préliminaires en fussent signés avant la rentrée du parlement, afin que le roi lui annonçât positivement la paix ou la guerre. Ainsi, non-seulement la négociation était hérissée de difficultés, mais il fallait de plus qu’elle fût terminée dans un très-court espace de temps, ce qui les multipliait encore davantage : elles furent cependant toutes surmontées, et les préliminaires de paix furent signés à Fontainebleau, le 3 novembre 1762, entre la France, l’Espagne et l’Angleterre.

À peine cette nouvelle fut-elle répandue à Londres, que ce fut comme un signal pour se déchaîner contre les ministres M. Bute fut insulté par la populace, qui jeta de la boue sur les glaces de sa voiture. Beaucoup de personnes ayant des places considérables donnèrent leur démission : c’est un des moyens dont on se sert en Angleterre pour répandre l’alarme parmi le peuple, et pour lui faire sentir que le système suivi par les ministres expose la nation aux plus grands dangers.

Après la signature des préliminaires, M. de Nivernois déploya le caractère d’ambassadeur extraordinaire, et il eut en cette qualité une audience du roi, le 24 novembre 1762.

Indépendamment des entraves qu’éprouvait M. de Nivernais par la nature même de sa négociation, il lui en survint de nouvelles par deux circonstances particulières qui le brouillèrent avec M. Egremont, celui précisément des ministres anglais avec lequel il correspondait. La première vint de quelques indiscrétions que commit mylord Halifax, ami de M. de Nivernois ; et ensuite M. Egremont eut connaissance d’une lettre du duc de Bedford, dans laquelle celui-ci se plaignait amèrement du ministre anglais, et il ajoutait qu’il n’était pas le seul à penser qu’il n’y avait pas moyen de travailler avec lord Egremont, puisque M. de Nivernois en pensait tout autant.

M. de Nivernois surmonta les dégoûts de toute espèce qu’on lui suscita, et à force de patience de démarches, de soins, de bon esprit, il eut le bonheur de contribuer efficacement à la paix, qui fut assurée par le traité définitif signé à Paris, le 10 février 1763 ; elle avait paru un problème impossible à résoudre ; les malheurs les plus grands avaient accablé coup sur coup et la France et ses alliés. Les négociateurs sont vainement habiles quand les généraux sont battus ; cette balance dans laquelle la politique doit peser les prétentions respectives, a besoin que son équilibre soit maintenu par la victoire. M. de Nivernois n’avait pas été appuyé par ce secours si nécessaire à un ambassadeur ; au contraire, il avait contre lui les succès répétés de l’Angleterre -et de la Prusse : ainsi l’on dut alors admirer sa persévérance et applaudir à son courage.

M. de Nivernois eut son audience de congé le 5 mai 1763. Dans cette dernière fonction de son ministère, le roi lui témoigna de la façon la plus touchante ses véritables regrets de le voir partir, en lui faisant promettre de faire le plus tôt qu’il pourrait un second voyage en Angleterre. On peut dire que les sentiments du roi étaient partagés par tous ceux qui l’avaient connu en Angleterre, et on peut assurer sans flatterie qu’il n’y avait point d’exemple d’ambassadeur dont les grandes vertus et les grands talents eussent fait plus d’impression sur la nation anglaise. Des hommes tels que lui sont faits pour rapprocher les peuples ; cette gloire doit être attachée à son nom et le rendre immortel. L’humanité entière doit honorer de préférence ces anges conciliateurs qui, se sont signalés par leur adresse à renouer entre les nations les nœuds utiles du commerce et les doux liens de la paix.

Cet esprit de fraternité, de bienveillance et d’amitié semblait avoir accompagné le duc de Nivernais, et adouci pour lui l’humeur toujours hostile de nos implacables rivaux. À son départ de Londres, le roi d’Angleterre le fit prévenir, par le maitre des cérémonies (qui lui porta son portrait enrichi de diamants), qu’il avait donné des ordres pour qu’on lui envoyât à Paris son portrait en grand et celui de la reine, faveur qui n’avait été accordée à personne.

Ce qui se passa dans la suite fit plus d’honneur encore au caractère et aux vertus du duc de Nivernais. Malgré les sacrifices que la France et l’Espagne avaient faits pour la paix, et quoique l’Angleterre fût la seule des nations qui eût gagné à cette guerre des richesses énormes et des possessions immenses, cependant la cupidité s’était accrue en raison même des pertes auxquelles l’Espagne et la France avaient dû souscrire. Assouvie de dépouilles sans en être rassasiée, l’Angleterre fut la seule contrée où la paix, dont s’applaudissait le reste de l’Europe, fut un objet continuel de sarcasmes et de regrets, on pourrait dire de blasphèmes contre l’humanité ; cet esprit de fureur ne se calmait point par le temps : car six ans même après la paix, en 1769, la convocation d’un nouveau parlement fournit un nouveau texte aux calomniateurs forcenés de la pacification de 1763.

Au moment des élections, un homme accrédité par ses talents et sa famille, le docteur Musgrave, adressa de Plymouth à toute l’Angleterre une remontrance énergique contre le fléau de la paix ; il soutint que la cour de France n’avait extorqué cette paix qu’en achetant la cour de Londres, et qu’en faisant distribuer de très-grosses sommes d’argent à la princesse de Galles, au lord Bute, au duc de Bedford, aux lords Halifax et Egremont, secrétaires d’État, et au feu comte de Viry. Ce pamphlet violent produisit tout l’effet que l’auteur s’en était promis. Ces accusations honteuses et si avidement reçues donnent une bien triste idée de ceux qui les adoptent avec tant de facilité. Il faut que la corruption soit bien commune et bien vulgaire pour qu’on s’empresse de la croire sur le moindre soupçon et sans aucune preuve. La haine qu’un pareil libelle réveilla généralement contre le cabinet de Londres alla si loin, que l’on ne put en arrêter l’effet qu’en soumettant la chose à la délibération du nouveau parlement. En 1770, les scandaleux mensonges de ce docteur Musgrave furent examinés et discutés dans les deux chambres. Mais dans tous les discours qui furent prononcés à cette occasion, dans les enquêtes juridiques qui furent faites à la barre, enfin dans tout le cours de cette étrange procédure, on rendit un hommage public et solennel à la pureté des principes et au caractère moral du duc de Nivernois. Ce fut surtout par, là qu’on repoussa l’idée qu’un homme comme lui eût pu être l’agent d’une séduction infâme. La chambre des communes chassa de son sein le docteur qui avait signé le pamphlet, après, qu’il eut été réprimandé par l’orateur comme un brouillon incendiaire et comme un docteur en démence.

M. de Nivernois, à son retour en France, fut bien reçu du roi, et couvert en tous lieux des applaudissements et de l’estime générale. M. Duclos observe qu’il n’eut de récompense que l’approbation publique ; mais il n’en rechercha pas d’autre, et il refusa même avec une noble franchise celles qu’on lui offrit.

Le gouvernement était dans l’usage, lors des ambassades extraordinaires, de faire meubler l’hôtel de son ministre à la cour oh il devait résider, et même de lui fournir une vaisselle d’argent nécessaire à la représentation de Nivernois n’accepta ni le mobilier ni la vaisselle, il se contenta du remboursement des dépenses indispensables et de bienséance qu’il avait dû faire à Londres et dans ses traversées.

Devenu libre, et dans le sein de sa famille, il se livra au soin de ses affaires, qui se trouvaient fort arriérées. Les dépenses inséparables de trois ambassades remplies avec magnificence pour l’honneur de la nation, avaient exigé de sa part des engagements onéreux. Il fit de grands retranchements dans sa maison, mais avec dignité, sans rien changer au sort de ceux qui lui étaient attachés, prenant toutes les privations sur lui-même : l’économie, l’ordre et la justice se trouvaient dans toutes ses actions.

En 1769, Philippe-Jules-François, son père, mourut laissant des biens considérables : il n’avait donné à son fils, en le mariant, que le titre du duché et de la pairie, et s’était réservé tout l’utile.

M. de Nivernois n’augmenta pas ses dépenses en raison de ses nouveaux moyens ; il ne s’occupa que du soin d’acquitter les dettes qu’il ne lui avait pas été possible jusqu’alors d’éteindre entièrement.

Ce grand devoir rempli, il se livra ensuite à l’amélioration de ses propriétés, mais bien moins cependant pour son avantage personnel que pour celui des habitants et des cultivateurs. Il avait bien senti tout l’odieux des servitudes sous lesquelles ils gémissaient, et avant que les lois vinssent les affranchir, il fit dans cette vue tous les sacrifices possibles des droits presque régaliens qui lui appartenaient.

Il n’avait commencé à jouir des revenus du duché de Nivernois qu’à l’époque précise de la mort du duc de Nevers son père.

Le premier usage qu’il fit des droits qui lui étaient échus fut d’en remettre une partie à ses nombreux vassaux, à l’égard desquels la coutume était alors très-rigoureuse ; Les servitudes personnelles, droits de poursuite, de mainmorte, etc., se sont maintenus plus longtemps dans le ci-devant Nivernois que dans plusieurs autres provinces, parce que celle-ci était demeurée plusieurs siècles dans les mains de grandes maisons et de grands feudataires, qui, ne possédant leurs domaines que comme substitués ou apanagistes, ne pouvaient en amoindrir les fiefs ni en dignité ni en produits ; ce qui obligeait chaque descendant à les conserver dans leur intégrité tels qu’il les avait reçus.

M. de Nivernois ne profita pas de ces droits ; il préférait le bien public à son utilité particulière. Il provoqua surtout le partage des bois immenses dont le pays était couvert, au préjudice de l’agriculture, et dont le vassal n’avait qu’une jouissance précaire, gênée, imparfaite, qui l’assujettissait cependant à des devoirs de toute nature.

Dès l’année 1770 il fit commencer et suivit un partage au moyen duquel l’habitant (jusqu’alors réduit à un usage vague) devint propriétaire réel de la portion de sol qui lui fut assignée, et se trouva dès lors à portée d’assurer son existence par son industrie et son travail.

M. de Nivernois eut à combattre le chapitre de l’église d’Autun, qui ne voulait rien perdre, et préférait de conserver ses revenus entiers à l’amélioration du pays et au bonheur de ses vassaux. Il amena enfin les chanoines récalcitrants à transiger suivant ses vues, dont cet acte est un monument honorable et incontestable.

Il fit faire des chemins, donna des facilités pour établir des usines qui rendirent les bois utiles et augmentèrent leur valeur ; enfin ses opérations vivifièrent un pays jusqu’alors sans débouchés et sans commerce.

Il se regardait, en outre, comme étant à Paris le protecteur de tous les chefs de famille qui venaient du Nivernois y chercher ou justice ou grâce ; il répandait sur les pauvres des secours réglés et qui n’ont jamais manqué. S’élevait-il quelques difficultés entre ses gens d’affaires forcés de soutenir ses droits et les redevables, il n’était pas nécessaire de recourir aux tribunaux ; il levait les difficultés avec dignité et sagesse. Dans le cours de sa jouissance il n’a eu nul procès suivi avec ses vassaux ; on lui en suscitait peu, et il aurait su les éviter par des sacrifices qu’il se serait imposés lui-même.

S’il était juste et généreux envers le peuple de ses domaines, il n’était pas moins empressé de montrer à la même époque son respect pour l’ordre public et pour les droits de la couronne.

Les ducs de Gonzague, de Mantoue, possesseurs primitifs du duché de Nevers, jouissaient, suivant les titres originaires de ce grand domaine, de plusieurs droits éminents et utiles, qui furent vendus au cardinal Mazarin en 1660. Ses successeurs en avaient joui et devaient en jouir suivant leur titre ; M. de Nivernois se fit un devoir de les remettre au roi, et ne reçut pour indemnité que ce qu’il plut au gouvernement de lui offrir, une modique rente viagère dont la charge n’a pas été sensible aux finances. Il n’était pas de ceux qui mettaient, dans ce temps, le trésor royal au pillage, et spéculaient sur les dépouilles de la fortune de l’État pour améliorer leur fortune particulière.

L’ordre ainsi établi dans ses affaires, ses devoirs envers le souverain et sa patrie remplis, sa réputation de citoyen vertueux et savant faite de manière à lui survivre, il passait sa vie dans le calme, au milieu de sa famille, et dans la société des hommes de lettres distingués par leurs mœurs non moins que par leurs talents. Il était assidu aux séances particulières de l’Académie française, et faisait les délices des séances publiques quand il prononçait ses discours ou qu’il lisait ses fables avec cet agrément, cette noble simplicité qui caractérisaient son style, et qui animaient son débit. Il allait à la cour, et y était considéré, souvent même appelé dans les conseils secrets. À Paris, sa maison était l’exemple de beaucoup d’autres. L’hôtel de Rambouillet avait été moins célèbre que ne l’était alors l’hôtel de Nivernois. On y trouvait le même goût pour les choses d’esprit sans la même affectation ; on y trouvait aussi les mêmes sentiments d’honneur. Toutes les vertus y étaient respectées, recherchées comme elles le furent autrefois dans ces demeures révérées de Sully, de Brissac, de Lamoignon, de Montausier, où la véritable grandeur et l’ancienne courtoisie se sont conservées, de manière qu’en passant devant ces hôtels, on croyait voir, en quelque sorte, les sanctuaires de l’honneur et les temples de la sagesse.

Mais cet état, qui était le bonheur pour lui, fut troublé le 10 mars 1782, époque où il perdit madame de Nivernois son épouse, cette Délie qu’il a célébrée dans ses vers avec tant de délicatesse, qui partageait ses sentiments, ses goûts, et dont il ne pouvait être séparé sans se trouver plongé dans une douleur pour laquelle il n’y a point de consolation. Elle ne laissait qu’une fille, mariée au duc de Cossé, et fort affligée elle-même de la perte d’un fils chéri, sur lequel reposaient toutes les espérances de deux maisons illustres.

Dans cette solitude affreuse, une de ses parentes, Marie-Thérèse de Brancas, veuve du comte de Rochefort, l’amie et la société de madame de Nivernois pendant quarante années, s’était vouée à être sa compagne et à lui adoucir l’ennui du reste de sa vie. Il l’épousa en secondes noces ; mais, hélas ! le bonheur s’était retiré de lui ; il la perdit le vingt-sixième jour de leur union, et il a consacré ses regrets par une préface touchante qu’il a mise à la tête de quelques opuscules de la seconde duchesse de Nivernois, imprimés pour ses amis seuls.

Dès lors, ni son intérieur, ni la décadence imminente des affaires publiques, ne lui promettaient Plus que des jours orageux ; il allait en effet avoir un grand besoin des provisions de sagesse qu’il s’était ménagées dans les premiers moments de la jeunesse et du bonheur.

La querelle du parlement, en 1771, avait agité les esprits et partagé la nation. Nous n’avions malheureusement rien de fixe, rien de constant dans notre droit public. Tout le monde parlait de lois fondamentales ; au défaut de leur texte, il fallait recourir à la tradition, à l’histoire, aux usages. Le duc de Nivernois, attaché par état aux maximes de la pairie, les défendit avec la modération qui était dans son caractère ; il réclama, avec les pairs, les prérogatives, les droits de cette dignité, considérée alors comme une grande base de l’autorité monarchique.

Dans cette circonstance, comme dans toutes celles où s’est trouvé, le duc de Nivernois s’est montré instruit de ses droits et pénétré de ses devoirs ; mais ceux des courtisans qui voulaient que l’autorité ne fût point tempérée et ne connût aucunes bornes, l’emportèrent toujours sur ceux qui, comme lui, auraient voulu concilier les droits du prince avec ceux de la nation.

Le dirai-je ? il vint un moment où cette voix publique, qui prépare les choix des rois par les choix de la renommée, désignait unanimement le duc de Nivernois pour être gouverneur de l’héritier du trône. Nul ne possédait comme lui toutes les qualités nécessaires pour bien remplir cette fonction importante dont lui-même a si bien parlé dans sa réponse académique à M. de Coëtlosquet, ancien évêque de Limoges. Mais le mérite et la faveur se trouvaient rarement alors sur la même route : M. de Nivernois fut éloigné de cet emploi parce qu’il était trop sévère : ainsi le prononcèrent des courtisans plus occupés de leur intérêt personnel que du soin du bonheur public, et dont les formes contrastaient avec son extrême réserve. Mais quand on le proposait à la confiance du roi pour entrer dans le ministère, les mêmes hommes, qui venaient d’insister sur son austérité, affectaient tout à coup de ne plus voir en lui, au lieu de ce Caton rigide, qu’un poète léger et un courtisan agréable. C’est ce qui arrive souvent : un honnête homme, homme d’esprit, peut être doublement perdu ; car l’honnête homme court grand risque d’être noyé par les méchants, et l’homme d’esprit par les sots.

Le duc de Nivernois, étranger à l’intrigue, était trop éclairé pour être ambitieux ; il était plus jaloux de vivre avec les sages que de briller parmi les grands ; mais son indifférence pour ses intérêts personnels ne l’attiédissait pas sur l’état malheureux des affaires publiques : il les voyait en citoyen, avec zèle et avec douleur.

En effet, le démon des discordes civiles commençait à miner l’autorité royale, et les propres appuis de la couronne contribuaient à l’ébranler. Un gouvernement fort étouffe les germes des troubles ; mais, sous un gouvernement faible, ces germes négligés prennent, avec le temps, une consistance effrayante ; et c’est alors qu’on est étonné de voir les Plus grands et les plus sinistres effets, amenés par les plus petites et les plus méprisables causes. On s’était aperçu du mal, lorsqu’il paraissait sans remède. L’assemblée des notables n’avait eu aucun résultat. Il y avait pourtant des moyens de sauver la France du précipice épouvantable qui menaçait de l’engloutir. On pouvait faire droit sur les justes griefs d’un peuple depuis longtemps exaspéré, sans renverser de fond en comble tout l’édifice social, et le salut même du peuple était loin d’exiger qu’on noyât dans des flots de sang les débris de la monarchie. Dans ces circonstances critiques, sur les représentations de M. de Vergennes, des maréchaux de Castries et de Broglie, le duc de Nivernois fut enfin appelé au conseil d’État. Il sentait qu’il était bien tard, et cependant il s’y rendit : vieux et infirme, il immola sa liberté à son devoir, se fixa à Versailles, rendit tous les services qu’on pouvait attendre de lui ; mais un événement terrible, et dont l’avenir seul pourra révéler le mystère, la mort inopinée du comte de Vergennes, vint déranger le plan que ce ministre habile avait formé pour éviter les malheurs qu’il était alors facile de prévoir, et peut-être de prévenir. Privée de cet appui, la politique de Versailles fut tous les jours plus vacillante, et tous les jours, en quelque sorte, le trône tombait par morceaux. M. de Nivernois sentit que sa présence était inutile à la cour, et il rentra dans sa demeure, dissimulant son désespoir sous un air de sérénité, mais jugeant bien l’état des choses, et sentant qu’il devait attendre, lorsqu’on arriverait à une époque trop prochaine, la prison ou la mort.

Il est triste d’avoir à retracer les souvenirs d’une époque si déplorable ; s’ils étaient hors de mon sujet, je n’irais point les y chercher : mais celui dont j’écris la vie était alors en évidence ; sa conduite, dans ce temps-là, appartient à l’histoire ; et sa conduite même, dans ces circonstances funestes, honora son courage et ne démentit point son caractère modéré.

Déjà il avait vu périr d’une manière horrible son gendre, le duc de Brissac, gouverneur de Paris, commandant la garde du roi, décrété d’accusation, mais qui fut massacré au lieu d’être jugé. Le duc de Nivernois fut arrêté lui-même (le 13 septembre 1793) le même jour que le vieux lieutenant civil, ce vénérable Angran-d’Alleray.

Chargé de près de seize lustres, et n’ayant qu’un souffle de vie, le duc de Nivernois devait exciter la pitié de ceux qui le gardaient, s’ils eussent connu la pitié ! Une autre spéculation lui valut de leur part quelques ménagements. Sa santé était à tel point détruite, sa fin naturelle paraissait devoir être si prochaine, il faisait avec tant de grâce tous les sacrifices qu’on exigeait de lui, qu’on parut l’oublier d’abord, et qu’on eut l’air de voir en lui une victime réservée pour les dernières crises de l’esprit de destruction, qui était le système des dominateurs du moment. Dans cette situation, cet illustre captif, jugeant avec sagesse des suites de cette tourmente révolutionnaire, persuadé qu’alors on ne pouvait y opposer aucune résistance, à moins que de vouloir irriter la fureur des tigres investis du pouvoir suprême, il eut la force d’être calme, s’entoura de ses livres, s’occupa de faire des vers, fut un consolateur aimable pour tous les compagnons de sa détention, et un bienfaiteur délicat pour ceux qui, au chagrin d’avoir perdu leur liberté, joignaient les douloureuses privations de l’indigence. Enfin, pendant près d’une année qu’il fut détenu à la caserne des Carmes à Paris, sa conduite fut celle que Socrate tint autrefois dans les prisons d’Athènes.

Sorti de cet état au mois d’août 1794, et rétabli dans sa maison, qu’il trouva toute démeublée, il y a moins vécu qu’il n’y a langui quatre années ; presque toujours malade, mais conservant tout son esprit, tout son atticisme et ses grâces, dans la société d’un très-petit nombre d’amis, et singulièrement dans celle de son médecin, M. Caille l’aîné, qui s’était dévoué à lui. M. Caille a reçu ses derniers soupirs le 7 ventôse an VI de l’ère républicaine, ou 25 février 1798.

On peut juger de sa tranquillité et de sa présence d’esprit jusqu’au dernier moment, par le billet qu’il écrivit, le matin même de sa mort, à ce médecin qu’il aimait. On peut douter qu’Anacréon, même en bonne santé, ait rien fait de plus agréable que ce billet en vers, à la fois poétique, philosophique et amical, tracé par une main mourante.

Le duc de Nivernois méritait d’avoir des amis, parce qu’il savait à la fois les choisir et les conserver. J’en citerai un seul exemple, si touchant et si respectable, qu’on le croirait, quoique moderne, emprunté aux beaux temps antiques. M. Guynement de Keralio, qui a été gouverneur du prince de Parme dans le temps oh l’abbé de Condillac était son instituteur, avait été lié, avant d’aller à Parme, avec M. de Nivernois, que l’on appelait dans ce temps le prince de Vergagne. Ils étaient jeunes l’un et l’autre ; mais M. de Keralio avait quatre ans de plus : durant tout le temps que celui-ci a été en Italie, M. de Nivernois ne l’a pas perdu de vue un seul instant ; à son retour il l’accueillit, l’engagea à venir demeurer près de lui, et voulut qu’il ne passât pas un seul jour sans le voir. Ils se sont enfermés ensemble dans la prison des Carmes ; la mort seule a pu les désunir ; M. de Keralio était dans la chambre de son ami le jour et au moment où il a rendu le dernier soupir. O divine amitié ! voilà les traits qui te signalent ! voilà les sentiments vrais, profonds, immuables, auxquels on peut te reconnaître ! Heureux les cœurs qui les éprouvent ! et heureuse encore la plume qui s’occupe à les retracer, si elle pouvait rendre l’impression délicieuse qu’ils doivent faire ressentir !

M. de Nivernois avait été très-attaché à M. et Mme de Choiseul ; il le leur a prouvé. L’éloge qu’il a fait de l’abbé Barthélemy est un témoignage de son amitié pour l’auteur d’Anacharsis, et de son tendre attachement pour le ministre Choiseul et sa respectable épouse.

On disait dans une société où se trouvait l’abbé Barthélemy : « M. de Nivernois perd ses titres. — Oui, répondit Barthélemy, il n’est plus duc à la cour, mais il l’est toujours au Parnasse. » Ce mot ingénieux a été mis en vers et souvent répété depuis.

Ce qui prouve qu’il était juste, c’est le recueil des œuvres du duc de Nivernois qu’il a, lui-même, publiées à l’âge quatre-vingts ans, en 1796. La constitution de l’an ni commençait à rendre le calme à la France : dès que les passions révolutionnaires cessaient de fermenter ; les hommes revenaient tout naturellement à des idées plus douces, la politique furieuse faisait place insensiblement à l’aimable littérature. Ce fut dans cette aurore de rajeunissement de nos muses françaises que l’on persuada au duc de Nivernois, devenu simplement citoyen Mancini, de recueillir enfin les ouvrages de divers genres qu’il avait composés dans le cours de sa vie, et qu’il n’avait jamais songé à publier ni en corps ni séparément. Il dit lui-même qu’à son âge il n’avait plus de forces, et qu’il n’avait pas eu celle de résister à cette proposition. Il eut assez de peine à retrouver une partie de ses matériaux. D’immenses portefeuilles contenaient autrefois les travaux de ses ambassades et ses essais nombreux dans toutes les parties de la littérature ; mais au moment fatal où il craignait d’être arrêté, il avait passé vingt-quatre heures à jeter au feu ses papiers, non-seulement ses titres de pairie, de grandesse et de chevalerie, mais ses correspondances avec le roi et les ministres, et une foule d’autres collections intéressantes qu’il avait amassées depuis un demi- siècle avec beaucoup de soin et d’ordre. Comme il n’avait pas eu le temps de choisir les papiers qu’il croyait sage de brûler, il avait perdu dans le nombre beaucoup de choses curieuses, et que nous devons regretter. Plusieurs de ses ouvrages avaient été compris dans ce sacrifice cruel à Vulcain et à la Prudence ; cependant il trouva encore dans quelques portefeuilles conservés par hasard une suite considérable de cahiers, en prose et en vers, dont il a extrait la matière de ses œuvres, qui font huit volumes in-80, avec une épigraphe tirée des Tusculanes, dans laquelle l’auteur, à l’exemple de Cicéron, dit avec modestie que, s’il eut le bonheur de rendre ses occupations utiles de quelque manière à ses concitoyens, il voudrait bien pouvoir encore leur être bon à quelque chose, même dans ses derniers loisirs.

Le portrait de l’auteur, qui se trouve à la tête du recueil de ses œuvres (et de ses fables séparées), fut dessiné par Saint-Aubin, en 1796. Cette gravure, trop fidèle, représente bien le vieillard, tel qu’il était alors ; mais on aurait dû préférer un portrait de lui, fait à Rome, dans sa trente-deuxième année, et qui donne, dans sa figure, l’idée de la finesse et des grâces de son esprit.

Son recueil a paru dans un temps trop peu favorable pour qu’il soit généralement répandu et apprécié à sa juste valeur. Mais si nous pouvons nous flatter de rappeler sur les ouvrages de notre célèbre confrère l’attention publique, nous répondons d’avance à ceux qui les liront de l’agrément et du profit qu’ils doivent y trouver. De tous les gens de qualité qui, par air ou par goût, ont cultivé les lettres, le duc de Nivernois est celui qui, sans le secours de sa naissance et de son nom, serait plutôt sorti du rang des simples amateurs, et serait devenu classique ; mais il n’a pas encore été considéré sous les rapports qui le distinguent ; on s’en doute si peu, que les détails de cet éloge, révélant un homme nouveau, étonneront peut-être ceux qui ne le connaissent que pour avoir ouï citer de lui de jolis vers ou des saillies spirituelles ; et ce dernier mérite est si vulgaire en France, qu’il ne vaut presque plus la peine d’être remarqué.

Mais si les bons mots sont communs, il n’en est pas de même des bons livres. Nous devons donner, à ce titre, une courte analyse de ceux du duc de Nivernois.

Les deux premiers volumes de la collection sont uniquement composés de ses fables (qui ont paru aussi séparément). Il avait récité un certain nombre de ces fables dans plusieurs séances publiques de l’Académie française et elles avaient obtenu un succès de lecture qu’on a pu croire dans le temps un peu exagéré par la faveur des circonstances et par les charmes du débit ; mais ces fables ont un mérite qui doit les distinguer de tout autre écrit de ce genre, dans lequel la France est si riche qu’elle dédaigne ses richesses. On veut tout rapporter à la naïveté par laquelle, il est vrai, la Fontaine est inimitable ; cependant nous avons des contes qui ne ressemblent pas aux siens et qui ont un autre mérite. Voltaire nous a démontré qu’il y a, au moins, trois manières de narrer agréablement. Nous osons dire aussi que les fables de Nivernois ont un cachet particulier ; c’est le but dans lequel l’auteur les avait composées. En écrivant ces fables, il songeait aux enfants des rois, à ceux des classes élevées de la société ; en un mot il voyait un monde au-dessus de celui qu’avaient envisagé les autres fabulistes ; il contait dans un autre étage, et sa philosophie planait, en quelque sorte, sous les lambris dorés. Ce n’est pas que les autres hommes ne trouvent aussi dans ses fables une morale pure et rendue avec agrément ; mais c’est surtout aux princes que sa muse a voulu parler. C’est beaucoup d’avoir fait un livre d’apologues dont l’éducation des grands ne pourra se passer, et qui doit être, dans son genre, mis à côté du Télémaque. Désirons que les jeunes princes se pénètrent de ses leçons, et qu’après avoir écouté, dans le bon la Fontaine, Ésope aux champs et à la ville, ils entendent, dans notre Nivernois, un nouvel Ésope à la cour !

Quoi qu’il en soit, Messieurs, il doit être du moins cher à l’Académie française, et nous ne croyons pas commettre une indiscrétion en détachant de son recueil une ou deux fables seulement pour embellir encore des productions mêmes du duc de Nivernois cette séance consacrée à faire son éloge. Nous ne pouvons mieux le louer qu’en le faisant parler lui-même. Voici la fable XI du livre VII :

 

LA VÉNUS D’APELLE.

 

Un peintre grec, c’était Apelle,
Avait à peindre une Vénus.
L’embarras fut de trouver un modèle :
Où le chercher ? C’était abus ;
Apelle y suppléa par un beau stratagème.
Dans son étude il assembla
Jeunes objets d’une beauté suprême ;
Puis il choisit le front de celle-là,
Les yeux de celle-ci, le teint d’une troisième,
Le sein d’une autre, et cetera.
Ainsi les plus belles parties
De chaque objet, avec art assorties,
Firent un tout de parfaite beauté,
Presque semblable à la divinité.
Que ne faisons-nous même ouvrage
Pour réunir en nous plus de vertus !
Empruntons de chacun ses divers attributs,
Et formons-nous à cette image.
Prenons la douceur d’un Titus,
D’un Alexandre le courage,
La probité d’un Régulus ;
Ajoutons-y la raison d’un Socrate,
La constance d’un Mithridate,
L’urbanité d’un Lélius,
Et la franchise d’un Burrhus.
C’est ainsi qu’on façonne un divin caractère ;
Et si ce plan n’était qu’une chimère,
Elle est belle du moins, et l’essai du projet
Ne peut être que salutaire,
Même à moitié de son effet.

Mais ce n’est pas là ce qu’on fait.
Ce sont les biens de la fortune
Que l’on voudrait accumuler sur soi.
La manie en est trop commune.

On voudrait réunir l’autorité d’un roi,
L’argent d’un publicain, la vigueur d’un athlète
Voilà ce que chacun souhaite.

Fol et pernicieux espoir
D’un cœur gâté qu’un vain désir harcèle !
Employons le secret d’Apelle,
Non pour chercher à plus avoir,
Mais pour tâcher de mieux valoir.

 

Cette fable est pour tout le monde. Mais si l’on en veut une qui s’approprie aux courtisans, voici la première du livre XI :

 

LE DÉGEL ET LES GLISSEURS.

 

À la fin de l’hiver un dégel commençait.
Déjà coulait mainte gouttière,
Et cependant sur la rivière
Maint polisson encor glissait.
Tout à coup sous l’un d’eux la glace fond et s’ouvre ;
Un gouffre effrayant se découvre ;
Le malheureux y tombe tout entier.
C’était un garçon pâtissier
Qui sur sa tête, à la rangette,
Portait, en un plateau d’étain,
Gâteau, brioche, tartelette
Qu’on attendait au cabaret voisin.
Le corps tombé, la trappe se referme ;
Le plateau seul demeura ferme
Et tout garni, vrai spectacle d’horreur
Bouchant le trou qu’avait fait le porteur.
À cet aspect, une cruelle joie
Vient animer nos polissons,
Qui, voltigeant à travers les glaçons
Se précipitent sur la proie
Du déjeuner sur l’abîme étendu.
Je tiens ce fait de témoins qui l’ont vu,
Et je le crois sans peine aucune.

La glissoire de la fortune
Offre souvent même tableau.
Quelque homme en place y tombe-t-il sous l’eau,
Vingt mauvaises têtes pour une
Veulent avoir part au gâteau.
Les dangers du terrain ne paraissent qu’un songe ;
L’exemple de la chute est d’abord oublié ;
Et la cupidité ne songe
Qu’à la dépouille du noyé.

 

Enfin, Messieurs, désire-t-on une fable qui puisse intéresser et éclairer les héritiers d’un trône, ces enfants destinés à être les maîtres du monde, et qui courent grand risque de ne trouver jamais la vérité que dans la fable ? Ici, dans le recueil du duc de Nivernois, j’éprouve l’embarras du choix sans concevoir la crainte que j’aurais pu sans doute éprouver de son temps, celle de blesser par le choix ceux qui environnaient le trône. Les fables et les vérités pouvaient être bien hasardeuses. Aujourd’hui je choisis sans risque, ou plutôt sans choisir je prends la première venue (Fable 13 du livre X) :

 

LE FILS DU ROI ET LES PORTRAITS.

 

Le fils d’un roi touchait à l’âge de raison.
Ne croyons pas pour cela qu’il fût sage :
Voit-on le ciel tout à fait sans nuage
Aux premiers jours de la belle saison ?
Quoi qu’il en soit, on forme sa maison,
On lui donne un palais, on le meuble, on l’arrange,
Et le roi, pour tout ornement,
Fit mettre dans l’appartement
Force tableaux, non pas de Michel-Ange
Ou de Rubens ; mais portraits seulement,
Et portraits de toute manière.
On y voyait seigneurs et paysans,
Prêtres, soldats, magistrats, artisans,
Laboureurs et bergers avec leur pannetière.
Bref, l’humanité tout entière
Se présentait là, par extraits.
Le prince adolescent goûta peu ces portraits :
eût mieux aimé des dorures,
Et des glaces et des vernis.
Le roi lui dit là-dessus : Va, mon fils !
Tu te trompes, et ces peintures
Devraient avoir à tes yeux plus de prix.
Ne vois-tu pas qu’avec elles nous sommes
Au milieu de tous nos sujets ?
Tu voudrais des colifichets,
Et tu dois régner sur des hommes !
Mais voici mieux encor que de les voir.
Remarque ici comme, par le pouvoir
D’une magique perspective,
D’aucun côté tu ne peux te mouvoir,
Sans que partout leur œil t’observe et te poursuive
Or, voilà ce qui nous arrive
Dans le monde, à nous autres rois.
Seigneurs, paysans et bourgeois,
Ont toujours l’œil sur nous, inspectent notre vie,
En sont témoins et juges à la fois.
Rien n’est plus vrai, mon fils ; et je te prie
De ne jamais rien faire d’important
Sans méditer auparavant
Sur ce point d’où dépend ta gloire.
J’ai mis tous ces portraits dans ton appartement.
Pour t’en rafraîchir la mémoire.

 

Les quatre volumes qui suivent dans les œuvres de notre auteur, renferment des mélanges où l’on trouve de tout, des épîtres, des contes des épigrammes, des énigmes, des poésies, des drames, etc. Nous n’abuserons pas des moments de cette séance jusqu’à vouloir extraire tant de productions diverses ; nous dirons seulement que la prose de Nivernais paraît avoir de l’avantage sur ses vers, et principalement sur ses ouvrages en grands vers. Dans la prose il est plus lui-même, il pense et fait penser. Même quand il traduit ou l’Agricola de Tacite, ou l’Essai de Walpole sur les jardins anglais, on sent qu’il est plus à son aise ; on le lit comme il a écrit ; on s’abandonne au mouvement qu’il éprouvait lui-même, tandis que dans ses vers, surtout en vers alexandrins, il paraît quelquefois avoir été un peu gêné par la mesure. On applaudit toujours au choix des morceaux qu’il imite : c’est l’Essai sur l’homme, de Pope ; c’est le chant quatrième du Paradis perdu ; c’est le premier, le second et le quinzième livre des Métamorphoses d’Ovide ; c’est le Joseph, de Métastase ; c’est un choix admirable des morceaux les plus excellents des poëtes les plus fameux, anciens et modernes : mais, travaillant pour s’amuser, et pressé de jouir de ses productions, M. de Nivernois abusait quelquefois de son trop de facilité. La correction des grands vers ne s’accommode pas d’une manière expéditive comme les poésies légères. On voit avec regret que, pour aller plus vite, le duc de Nivernois avait pris le parti de traduire en rimes croisées, quoique dans ce faux rhythme il n’ait jamais été privé du sentiment de l’harmonie, et qu’on y retrouve souvent cette rondeur mélodieuse qui signale soudain, pour les oreilles exercées, la période poétique.

Vous la reconnaîtrez, Messieurs, cette phrase si cadencée et si peu connue aujourd’hui, dans un passage remarquable du quatrième livre du Paradis perdu :

La belle Ève répond : O source de ma vie !
Ta parole est ma règle, elle sera suivie.
Dieu le veut, tu le dis, et c’est assez pour moi :
Ta loi, c’est Dieu lui-même ; et la mienne, c’est toi.
Je le sais ; je craindrais d’en savoir davantage.
Femme, c’est là ma gloire et mon bonheur parfait.
J’oublie, à t’écouter, le cours du temps volage ;
À chaque heure du jour je trouve même attrait.
Que j’aime des zéphyrs l’agréable murmure
Qui s’unit le matin aux concerts des oiseaux !
Que le soleil est grand, que sa splendeur est pure,
Quand ses rayons dardés sur nos riants coteaux
Font briller aux gazons les pleurs de la rosée !
Que la terre a d’attraits au moment qu’arrosée
Par les douces vapeurs qui distillent des airs,
Elle exhale pour nous mille parfums divers
Que le soir est charmant, et que la nuit est belle !
Le silence la suit, mais avec Philomèle ;
Et dans son cours paisible elle étale à nos yeux
La lune et les brillants dont se parent les cieux.
Mais, ni des doux zéphyrs l’haleine matinale
Qu’accompagnent les chants de mille oiseaux heureux ;
Ni le soleil ouvrant sa porte orientale
Pour embellir nos champs, pour éclairer nos yeux ;
Ni les fleurs et les fruits où brille la rosée,
Ni les parfums qu’exhale une terre arrosée,
Ni le soir, ni la nuit, et son chantre amoureux ;
La splendeur de la lune et l’éclat des étoiles,
Rien sans toi, cher époux, n’aurait d’attrait pour moi.

On peut citer encore pour la précision qui est un tout autre mérite, le début de l’épître II de l’Essai sur l’homme, de Pope :

Connais-toi, c’est assez ; ne scrute point ton Dieu.
L’étude propre à l’homme est celle de lui-même :
Sa place est dans un isthme ; il garde le milieu
Parmi les rangs divers de l’éternel système.
À la fois haut et bas, aveugle et clairvoyant,
est trop éclairé pour le doute sceptique ;
Trop faible pour atteindre à la fierté stoïque
Doit-il rester oisif ? doit-il être agissant ?
Se croira-t-il un dieu ? sera-t-il une brute ?
De l’esprit ou du corps, que doit-il préférer ?
Il naît, c’est pour mourir ; il pense, pour errer.
Souvent sa raison même accélère sa chute :
Penser trop ou trop peu, tout sert à l’égarer.
Chaos de passions, sans ordre en son système,
S’éclairant tour à tour et s’aveuglant lui-même ;
Créé pour s’élever, à tomber destiné ;
Dominateur de tout, et toujours dominé ;
Juge de vérité, chez qui l’erreur abonde ;
La gloire, le jouet et l’énigme du monde.

Ces vers alexandrins croisés tiennent trop de la prose ; ils paraissent peu supportables dans la traduction des trois livres d’Ovide, versifiés trop à la hâte par notre duc de Nivernois ; ils valent pourtant mieux que les versions pâles et insignifiantes que l’on en donne en prose : mais nous avons heureusement les Métamorphoses en vers, et l’on ne peut plus se permettre de les retraduire aujourd’hui sans s’exposer à être ou un parodiste infidèle ou un plagiaire servile.

Le duc de Nivernois a été plus heureux lorsqu’il a essayé de rendre le fameux épisode de l’Énéide de Virgile sur Nisus et sur Euryale ; mais aussi l’a-t-il fait en vers alexandrins, dont les rimes se suivent. Lorsque Nisus voit Euryale menacé par Volscens :

À son propre salut il ne peut plus songer,
Il ne sent, il ne voit qu’Euryale en danger.
Il sort de son asile, il se montre, il s’écrie :
Moi ! c’est moi 1 j’ai tout fait ; arrachez-moi la vie.
Cet enfant n’a rien pu, n’a rien osé tenter, Rutules ! j’ai tout fait, et j’ose en attester
Tous les astres témoins de ma fureur fatale.

Il parlait, et déjà dans le sein d’Euryale
L’implacable Voiscens a plongé son acier,
Dans ce sein délicat enfoncé tout entier.
Plus d’espoir, c’en est fait ! le jeune homme chancelle.
Son beau corps est taché de son sang qui ruisselle :
Il expire, et sa tête, en perdant ses ressorts,
Penche sur son épaule et tombe sur son corps.
Telle languit et meurt une fleur arrachée,
Par le soc ou la faux cruellement tranchée ;
Et telle on voit tomber la tige des pavots
Qu’un déluge subit a noyée de ses flots.
Nisus court s’enfoncer dans la troupe ennemie ;
C’est Volscens qu’il poursuit, il n’en veut qu’à sa vie.
On s’attroupe, on l’entoure, on cherche à l’arrêter
Son fer fait face à tous, les fait tous écarter.
Il atteint le Rutule, et tandis que sa bouche
S’ouvre pour la menace et pousse un cri farouche,
Il y plonge son fer et l’y laisse enfoncé.
Soudain de mille traits lui-même il est percé,
Et tombant sur le corps de l’ami qu’il veut suivre,
Il expire, content de ne pas lui survivre.
Couple heureux I si mes chants ont des droits sur le sort,
Vos noms seront vainqueurs du temps et de la mort !
Et tant que des Troyens la race fortunée,
Assise au Capitole, y sera couronnée ;
Tant que Rome et ses chefs régiront l’univers,
Vous revivrez tous deux consacrés dans mes vers, etc.

Ces vers vous rappellent, Messieurs, que nous avons aussi le plaisir de lire aujourd’hui l’Énéide en beaux vers français, et je m’arrête à cette idée ; l’ombre de Nivernois est trop modeste pour que j’ose tenter un parallèle dont il n’eut jamais la pensée.

Horace, Anacréon, une foule d’autres poëtes ou anciens ou étrangers, ont exercé également le duc de Nivernois. Quand il a imité des odes anacréontiques, il les a arrangées en stances, dont il a fait tout à la fois les paroles et la musique. Ces quatre tomes de ses œuvres contiennent les mélanges d’une littérature exquise. Il a écrit les vies de plusieurs de nos troubadours ; il a fait des recherches sur la religion des premiers Chaldéens ; d’autres morceaux de prose portent l’empreinte heureuse d’une philosophie qui parle au cœur de ses lecteurs, parce qu’elle a coulé du sien. Il indique l’usage qu’on doit faire de son esprit dans le monde, dans les affaires et dans la solitude ; il plaint l’état des courtisans, parce que ce n’est pas un état ; il ne surfait point sa morale ; il parte des devoirs, comme il les pratique lui-même, et ses portraits de la vertu sont les images de son âme et les miroirs de sa conduite.

L’ouvrage le plus étendu que renferment les œuvres du duc de Nivernois, est aussi la production la plus considérable qui existe, dans notre langue, en vers de dix syllabes : ce sont les trente chants du poëme de Richardet, originairement composés en italien vers l’an 1716, par le prélat Fortiguerra, ami du pape Clément XII. Ce singulier poème, improvisé en quelque sorte par suite d’un défi au sujet du Berni et de l’Arioste, a été abrégé et mis en douze chants par un autre rimeur français. N. de Nivernois s’est attaché au texte, et l’a rendu avec un abandon et une aisance qui peuvent sembler trop faciles, mais qui donnent pourtant à cette version négligée et même diffuse l’air d’un ouvrage original.

On sait qu’en Italie les auteurs des poëmes dans le genre de l’Arioste contractent d’une part l’obligation d’être excessivement variés, mais qu’ils ont en revanche la permission d’être un peu lestes. Dès son début, Fortiguerra prévient ce qu’on pourrait lui dire des écarts de sa muse, et il fait pressentir la bigarrure de son genre en même temps qu’il donne l’idée de son sujet ; Ce n’est point un travers dit-il,

N’imputez point cette allure à folie ;
Vous savez bien que dame Poésie,
Ailes au dos, voltige par les airs.
En un clin d’œil sur mille objets divers
Elle s’élance, et par cette merveille
Charme à la fois et l’esprit et l’oreille.
La voyez-vous au milieu des combats,
Teinte de sang, s’acharner au carnage ?
Un seul instant ramène la volage
Aux doux plaisirs, aux amoureux ébats ;
Puis elle vole à l’enceinte sacrée
Des saints autels, et sur des tons dévots
Vous entretient d’édifiants propos ;
Puis dirigeant son essor vers les flots,
Elle y rencontre Ariane éplorée,
Et vous attache au récit de ses maux.
Mais je l’entends fredonner en sourdine,
Et je lui vois la guitare à la main ;
N’approchez pas ! vous la verriez soudain
Se colorer de pudeur enfantine ;
Un peu de honte est promptement passé,
Ce n’est plus rien quand on a commencé.
Elle commence ; avançons auprès d’elle,
Et, s’il vous plaît, marchons à pas de loup
Pour ménager la pudeur de la belle.
Je veux chanter une guerre cruelle,
Que je lisais un jour je ne sais où,
Et je ne sais si le conte est fidèle ;
Mais je sais bien que j’en fus presque fou,
Tant j’avais peur de ces grandes batailles
De bons Français assiégés dans Paris
Par un ramas de cent mille canailles,
Méchantes gens des plus lointains pays.
Le grave auteur de ces belles histoires
Avait pour nom messire Garbolin :
Sur les lieux même il faisait ses mémoires, etc.

Les exordes de plusieurs chants sont extrêmement agréables ; ce sont des traits philosophiques présentés d’un ton familier, et qui se rattachent toujours d’une manière heureuse à la suite des aventures qui font le sujet du poème. L’exorde du septième chant est un beau lieu commun contre le fléau de la guerre. On doit remarquer la fraîcheur du tableau par lequel commence le dixième chant : le sujet est le contraste peint si souvent par les poètes, entre la paix des champs et les orages des cités.

Dans le cours de l’ouvrage, l’auteur italien se livre à son imagination sans aucune espèce de frein : il a souvent besoin de précautions oratoires pour colorer l’invraisemblance et la folie de ses récits ; mais quand il sort du merveilleux pour chercher les réalités, il en trouve de très-caustiques ; il s’est surtout évertué à peindre les débordements, l’ignorance et l’hypocrisie des moines de son siècle. Le froc ne fut jamais plus cruellement diffamé qu’il ne l’est dans tout cet ouvrage de monsignor Fortiguerra ; mais ce n’est pas sur ces peintures que je me plais à m’arrêter, et ce ne sont pas celles qui ont été les mieux saisies par la traduction française ; où celle-ci triomphe, c’est dans les morceaux gracieux dont ce poème abonde. L’héroïne de Richardet est une certaine Despine que Richardet prenait d’abord pour un roi sarrasin. Un soldat vient lui certifier que c’est la princesse des Caffres, et voici comme il la dépeint :

Son teint, pétri de pourpre et de jasmin,
À tout l’éclat de la nouvelle rose ;
Sa lèvre mince est un trait de carmin
Qui sur sa bouche avec grâce repose.
Ses sourcils noirs ont le luisant du jais ;
Son joli nez, de forme régulière,
Sied à sa lèvre, et fait valoir ses traits :
Ses yeux brillants répandent la lumière ;
Charbons éteints sont d’un noir moins parfait
Que leur prunelle ; et la neige ou le lait
Cèdent au blanc qui lui sert de bordure.
Ainsi se font l’un par l’autre valoir
Dans ses beaux yeux et le blanc et le noir.
Ses beaux cheveux ombragent sa ceinture,
Élégamment entre eux symétrisés,
Et par Vénus et les Grâces frisés.
Son cou, plus blanc que la plus blanche hermine,
Porte un collier où par l’arrangement
De maints rubis, on lit : Belle Despine !
Un tissu d’or brodé superbement
Pare, embellit sa taille haute et fière.
Ses pas sont courts, sa démarche est légère,
On la prendrait pour un jeune palmier
Dont les zéphyrs meuvent la cime altière ;
Mais le zéphyr qui lui sert de voilier,
C’est celui-là que font mouvoir les Grâces,
Qui sans faillir suivent partout ses traces.
On voit alors son beau sein s’agiter
Sous le ruban qui cherche à l’arrêter ;
Mais s’arme-t-elle, et de son beau visage
Les traits charmants sont-ils sous le cimier,
Ce n’est plus elle ; on ne voit qu’un guerrier
Ne respirant que combats et carnage.

Il faut lire aussi l’épisode des groupes de sirènes qui apparaissent à Roland et à Renaud de Montauban dans l’île des Follets. Ces héros avaient, sans succès, combattu une foule de monstres infernaux :

Le bon Roland, pleurant à chaudes larmes,
Demande à Dieu la fin de tant d’alarmes :
Et tout à coup la nature venait,
Le ciel s’épure et l’enfer disparaît.
Le meilleur fut, parmi tant de merveilles,
Que les héros se virent accueillis
Par un essaim de beautés sans pareilles,
Qui, sept à sept, se tenant par la main,
Venaient dansant, folâtraient toutes nues ;
Elles portaient flacons remplis de vin,
Pour la plupart ou d’ivresse éperdues,
Ou de folie ; et l’unie en souriant
Vient en ces mots s’adresser à Roland :
Seigneur, la vie est une pèlerine
Qui va, qui vient, et sans cesse chemine ;
C’est un éclair que l’on n’arrête pas.
Bien fou celui qui l’expose aux combats,
Ou qui la passe à chercher la doctrine !
Qui sert Bacchus ou Vénus tour à tour,
Qui suit gaiement les enseignes d’amour,
Celui-là seul est l’heureux et le sage.
N’attendez pas l’heure qui doit laisser
Sous un tombeau vos cendres se placer ;
Abandonnez ces armes dont l’usage
N’est bon à rien. Les héros, leurs exploits
Et leur renom, tout périt à la fois.
Venez jouir. Le plaisir a des ailes :
Dépouillez-vous, hâtez-vous à sa voix.
Il vous attend au milieu de nos belles.
Pendant ceci, déjà l’une d’entre elles
Pressait Renaud, le tenant par la main.
L’enfer triomphe, et chaque paladin
Court en aveugle après ces demoiselles, etc.

On peut trouver bien des défauts dans cette version du poëme de Richardet ; il y a trop de négligences, et l’auteur s’est trop asservi à suivre les caprices de son original ; mais ce qui doit surprendre, c’est que cette traduction, comprenant trente mille vers, a été vraiment faite au courant de la plume et d’un seul jet, pour ainsi dire, dans cette caserne des Carmes, où fut enfermé si longtemps le duc de Nivernois, en 1793. Accablé de souffrances et de privations, dépouillé de ses biens, outragé par Chaumette à la tribune de Paris, menacé de perdre la vie, il savait se distraire en traduisant Fortiguerra ; un chant de Richardet occupait agréablement dix ou douze journées de sa captivité.

Si jamais un ouvrage sollicita quelque indulgence, et fut certain de l’obtenir, ce doit être un poëme si riant et si gai, composé cependant sous des auspices si funestes, et dans une crise si affreuse. Horace dit qu’on peut excuser des fautes légères dans un poëme qui d’ailleurs a des beautés brillantes ; mais Horace, juge sévère, aurait souri, je pense, à un badinage pareil, conçu dans les angoisses de la captivité, et dans les plus vives secousses de la plus formidable des révolutions.

Le duc de Nivernois ne pouvait sans doute approuver de pareils changements faits avec tant de violence par de malheureux insensés qui semblaient rendre exprès la liberté funeste, afin de la rendre odieuse inexcusables à jamais d’avoir abusé à ce point du plus beau mouvement qui ait pu enthousiasmer une nation généreuse ! Mais loin de faire le procès à cette cause d’un grand peuple, et de saisir, comme tant d’autres, le prétexte de ses excès pour calomnier ses principes, le duc de Nivernois donnait un grand et rare exemple ; il se résignait devant elle, savait perdre tranquillement cent mille écus dé rente, et descendait, sans murmurer, d’un des rangs les plus élevés qui fussent alors dans l’État. Que tous ceux qui m’écoutent se mettent à sa place, et que leur conscience réponde avec franchise ! Une philosophie réduite à cette épreuve, et qui en sort aussi paisible, annonce-t-elle une âme d’une trempe commune ? Certes, il fallait que la sienne trouvât en elle-même de prodigieuses ressources pour ne pas succomber, à l’âge de quatre-vingts ans, sous le poids des ruines qui l’écrasaient, sans l’ébranler. (Impavidum ferient. HORAT.)

Lorsque le duc de Nivernois sortit de sa prison et qu’il rentra dans son hôtel, où il manquait de tout, il ne tira d’autre vengeance de cette persécution que de faire quelques couplets sans fiel et même fort aimables ; ces couplets sont du mois de janvier 1797 ; on l’appelait alors citoyen Mancini, et il y fait allusion en empruntant l’air de Tarare, Ahi ! povero Calpigi !

Il en a fait de plus touchants sur un pareil sujet ; mais ce n’était plus de lui qu’il s’agissait alors ; il voulait célébrer le sage abbé Barthélemy. Sa romance est intitulée : Anacharsis en prison.

Je n’ai pas déguisé que je croyais sa prose beaucoup meilleure que ses vers, surtout que ses grands vers ; car ses chansons et ses romances, toutes ses pièces fugitives, sont généralement d’un goût pur et d’un très-bon ton ; on en jugera mieux par quelques divertissements que j’ai pu recueillir, et qui composeront, dans ses œuvres posthumes, son théâtre de société. C’est là qu’on le verra dans son intérieur, jouant avec sa muse, et l’associant une fois à celle d’un de ses confrères que nous avons le bonheur de posséder encore. Il s’agissait de célébrer la fête du prince Henri de Prusse, qui était venu à Paris en 1788. Cette fête fut remarquable, d’abord par le grand prince qui en était l’objet, et ensuite par l’union des deux muses charmantes qui firent ce jour les honneurs du Parnasse français. On dut aimer à voir ensemble, dans une telle occasion, le duc de Nivernois et le chevalier de Boufflers.

On n’aime pas moins à relire les vers que M. de Boufflers adressait dans le même temps au duc de Nivernois, en lui envoyant des moutons destinés à parquer dans une pièce de gazon de son parc de Saint-Ouen :

Petits moutons, votre fortune est faite ;
Pour vous ce pré vaut le sacré vallon :
N’enviez pas l’heureux troupeau d’Admète,
Car vous paissez sous les yeux d’Apollon.

Le duc de Nivernois a regretté de ne pouvoir mettre dans sa collection, en 1796, ses discours à l’Académie française. Cependant il n’a pu s’empêcher de témoigner dans sa préface son ancien respect pour cette illustre compagnie, à laquelle il était attaché depuis un demi-siècle et plus, et dont il est mort le doyen.

Nous pouvons aujourd’hui réparer cette omission qui avait affligé l’auteur, et nous redonnerons, à la suite de son éloge, ses discours vraiment éloquents prononcés à l’Académie, et ses savants mémoires, composés autrefois pour celle des Inscriptions. Ce sont de vrais modèles du style académique, pris dans le pur sens de ce mot, qui ne ressemble point à ce que Gresset a nommé l’académique enluminure, et qui tient beaucoup plus à cette diction fleurie, à cette raison élégante, ou, comme a bien mieux dit J.-B. Rousseau, cette raison assaisonnée qui formait, chez les anciens, le mérite du style attique. Tel est le caractère de ses différentes réponses aux récipiendaires dans notre Académie française. Il varie à propos son ton pour chacun d’eux ; il leur parle à tous dans leur langue ; sans flatterie et sans apprêts, il montre tour à tour, et sous des couleurs ressemblantes, l’avocat général fameux, en recevant M. Séguier ; l’avocat et l’homme de bien, en parlant à M. Target ; l’orateur de la chaire et le panégyriste de saint Vincent de Paul, en recevant ici pour la première fois M. l’abbé Maury ; les journalistes éclairés, honnêtes et utiles, en parlant de l’abbé Arnaud et de M. Suard ; et plusieurs autres genres de mérites académiques, en louant successivement (après les fameux personnages ou du cardinal de Fleury ou du maréchal de Belle-Isle), les Massillon, les Fontenelle, les Sallier, les Batteux, les Giry, les Coëtlosquet, les Trublet, les Séguy, les Duresnel, les Pompignan, les Condorcet et les Voltaire. Ce fut dans la même séance qu’il sut rendre justice à l’auteur de Didon, et qu’il rendit hommage à l’auteur de la Henriade. Enfin, en 1795, il a paru se ranimer pour célébrer les mœurs, l’esprit et les ouvrages de son ami Barthélemy. Ainsi donc, sa mémoire est liée à l’histoire de la littérature et de l’Académie dans tout le XVIIIe siècle ; le peintre s’est associé à la gloire de ses modèles, et son image aura sa place dans cette galerie des hommes de lettres français, dont il a légué la peinture à la postérité.

Mais quand j’achève son éloge, j’entends la voix de la critique ; elle dit qu’il a trop multiplié ses fables et qu’en général son recueil en aurait mieux valu, s’il l’avait un peu plus restreint. Ce reproche s’adresse à tous les grands recueils ; on n’en connaît aucun dans lequel un goût épuré ne voulût des retranchements. Mais en supposant que les œuvres du duc de Nivernois pourraient être élaguées avec quelque avantage, soyons justes du moins pour la partie considérable de la collection qui échapperait au creuset de la plus rigide censure. Considérons que ses ouvrages ont été publiés dans une époque inopportune. Il y a pour les livres un moment d’à-propos, et pour les écrivains un point de vue de perspective. Si c’était un seigneur de la cour de Louis XIV qui eût laissé tous les ouvrages du duc de Nivernois, vue de si loin, convenons-en, sa renommée serait beaucoup plus imposante ; loin de vouloir lui rien ôter, la critique elle-même le verrait sur la même ligne que les grands hommes du grand siècle. Mais il est venu tard ; il est trop près de nous ; on n’a pas encore eu le temps de le mettre à sa place. En fait de réputations, les sentences contemporaines se rendent à la hâte et en première instance. L’appel en est de droit, et les derniers arrêts sont de la compétence de la seule postérité. C’est toujours, à quelques égards, le cas de la cause fameuse qui fut renvoyée à cent ans par l’aréopage d’Athènes.

Dans l’enceinte ou je parle sont réunis les hommes qui composent, pour les sciences, les lettres et les arts, l’aréopage de la France. C’est à eux de fixer l’opinion publique, et de transmettre avec honneur aux siècles à venir le nom d’un homme aussi illustre : citoyen vertueux, habile négociateur, homme d’État profond, courtisan sans intrigue, philosophe modeste et littérateur pur ; qui a su allier, dans le cours d’une longue vie, ce qu’il y a de mieux dans la société humaine, la pratique des bonnes mœurs et la culture des beaux-arts.

O si dans l’Élysée qu’habitent les ombres célèbres, celle du duc de Nivernais pouvait être sensible aux accents de ma faible voix ! j’oserais peut-être lui dire :

Consolez-vous mânes chéris ! quand vous avez quitté la vie, hélas ! vos yeux ne voyaient pas encore bien distinctement cette France que vous aimiez hors du chaos affreux où elle avait été plongée par ses dissensions civiles. Vos yeux, en s’éteignant, cherchaient votre famille, et ne la voyaient plus. Vous regrettiez aussi l’Académie française, qui, ne subsistait plus. Eh bien ! si vos regards s’arrêtent sur la terre, jouissez du spectacle heureux que Paris présente aujourd’hui ! Les quatre Académies dont la réunion compose l’Institut de France sont assemblées en ce moment pour honorer votre mémoire ; le public applaudit au tribut que l’on vous décerne. Votre digne fille et sa fille, et vos petits-enfants, sont présents à cette séance, hormis ce jeune Mortemar, que son devoir attache aux drapeaux de la grande armée.

Et cette fête littéraire succède et se marie à des fêtes nationales d’un caractère plus auguste, par lesquelles la France se réjouit d’avoir donné la paix au monde, sous l’influence d’un génie que le ciel fit exprès pour elle, et qui replace cet empire plus haut que Charlemagne ne l’avait jadis élevé. De votre temps la Sprée avait humilié la Seine, mais cet opprobre est effacé. La pyramide de Rosbach vient décorer Paris, et l’épée de Frédéric II est déposée aux Invalides. De votre temps aussi, Londres se croyait, comme Tyr, séparée du reste du monde ; mais si elle persiste à refuser la paix, Londres aura le sort de Tyr. Désormais réunies, la Seine et la Newa sauront bien forcer la Tamise à laisser la mer libre et le continent en repos. De votre temps enfin, l’œil cherchait Paris dans Paris. Ce n’était plus, hélas ! la première des villes ; c’était l’antre de la discorde ; ses fêtes étaient des supplices, et ses monuments des ruines. Aujourd’hui le Louvre s’achève : tout Paris est digne du Louvre. De tout côté, l’œil y rencontre les trophées de la gloire, les créations du génie, les pompes de la paix ; et cette grande capitale du plus grand des empires devient la reine des cités et la merveille de l’Europe.

Aimable et sage Nivernois ! tout ce que vous avez chéri, tout ce que vous crûtes perdu, tout se réunit à la fois pour expier l’outrage fait à vos derniers jours, et pour venger votre mémoire ; recevez les hommages de votre Académie ; que votre famille du moins les recueille pour vous, et que l’image des triomphes et des prospérités de l’Empire français, pénétrant jusqu’à vous dans l’asile éternel des ombres vertueuses, ajoute, s’il se peut, à la félicité dont a mérité de jouir le citoyen recommandable qui, pendant soixante ans, travailla comme vous, sans ambition et sans faste, pour la gloire des lettres et pour le bien de sa patrie !