Réponse au discours de réception du vicomte de Parny

Le 28 décembre 1803

Dominique-Joseph GARAT

Réponse du citoyen Garat

Président de la classe de Littérature et de Langue française
au discours du citoyen Parny

PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
DU 6 NIVÔSE AN XII

 

Citoyen,

Les suffrages unanimes de tous ceux qui cultivent les lettres et de tous ceux qui les aiment, vous appelaient depuis très-longtemps dans le corps littéraire institué pour être la récompense des talents et des succès. En vous voyant prendre, au sein de l’Institut, une place si bien méritée, tous les regards se fixent sur vous ; mais tous les regrets se portent sur celui que vous remplacez. Vous avez peint Devaines sur de fidèles témoignages : je l’ai connu personnellement. Et s’il est vrai qu’il ne soit pas nécessaire que des bienfaits soient acceptés pour qu’ils imposent de la reconnaissance, s’il suffit qu’ils aient été offerts, ce n’est pas seulement un devoir de ma place de rendre de justes tributs à la mémoire de Devaines, c’est encore un besoin et une dette de mon cœur.

Doué par la nature de cette heureuse et forte organisation, de ces riches facultés qui permettent d’étendre et de varier en tout sens son existence, sans trop en abuser, Devaines chercha de bonne heure, dans un monde brillant, les plaisirs que choisit le goût ; dans les beaux-arts, les jouissances les plus délicates de l’imagination ; dans les lettres et dans la philosophie, l’élégance de la langue et les progrès de la raison ; dans la science de l’économie politique, ces, principes féconds qui multiplient les richesses des nations et des particuliers, en écartant seulement les obstacles qui les tarissent dans leur source ou les détournent dans leur cours. La justesse rapide de son esprit le rendait à la fois dans les affaires exact et expéditif ; dans le monde très-confiant et assez mesuré ; dans ses jugements littéraires, défenseur de ces règles qui ne sont que les expériences des talents de tous les siècles, et approbateur courageux de ces nouveautés qui paraissent hardies un moment pour ne paraître qu’heureuses aux âges suivants, auxquels elles serviront aussi de règles et de modèles. Devaines a été le collaborateur, l’ami ou le confident des ministres dont le génie et le caractère ont eu le plus d’influence sur les trente dernières années de la monarchie ; et c’est rappeler les noms des Choiseul, des Turgot, des Necker.

Ce n’est point au milieu de cette assemblée, où se trouvent tant de juges éclairés, tant de témoins fidèles des causes qui ont agi le plus heureusement sur l’esprit public de la nation, que je puis craindre de compter parmi ces causes l’exemple donné par Devaines de la manière dont on peut rendre très-utile l’usage presque toujours très-funeste des grandes fortunes. Rien n’était plus ordinaire que de rencontrer chez Devaines, et à sa table, des hommes, et ceux-là étaient en petit nombre, qui, vivant à la cour sans être courtisans, ne voyaient aucune barrière entre eux et l’oreille de celui qui pouvait rendre une vérité utile à tout un peuple ; des hommes qui occupaient des places éminentes ; d’autres qui y étaient portés par leur mérite et par leur réputation ; d’autres qui y avaient passé, et qui étaient éclairés à la fois des lumières qu’on recueille en les remplissant et en les perdant ; des écrivains couronnés plusieurs fois par des triomphes, et des écrivains occupés en rougissant et en tremblant de l’espérance d’une première victoire ; des savants renommés par des découvertes importantes, à côté de savants qui méditaient d’importantes recherches ; et, au milieu d’eux tous, Devaines les rapprochant et les unissant entre eux pour faciliter ces échanges de lumières qui fécondent tous les talents ; confondant tous les rangs par sa familiarité avec les premières dignités de la monarchie, et par ses égards attentifs pour tous les mérites personnels ; faisant servir ainsi les délassements même de la société et ses plaisirs à faire passer ce qu’il y avait de meilleur dans les esprits les plus distingués de la nation, dans ceux qui exerçaient sur elle la plus grande influence ; à répandre dans toutes les âmes ce sentiment de l’égalité sans lequel les nations même éclairées ne font qu’un usage petit ou funeste de leur puissance.

C’est par ces souvenirs que Devaines fut désigné pour une des premières places de la République à un gouvernement qui, dans tous les partis étouffés ou contenus par sa force, cherchait les talents que ces partis avaient développés et fortifiés dans leurs agitations ; c’est par ces souvenirs également qu’il fut appelé à cette classe de l’Institut où les membres les plus utiles ne sont pas toujours ceux qui ont le plus écrit, mais ceux qui ont le plus l’habitude et la facilité de mettre à chaque instant dans leur langage la pureté, la noblesse et l’élégance de la langue française.

J’ai parlé de l’existence active de Devaines au milieu d’un monde très-brillant ; mais ce monde, qui a beaucoup d’éclat, donne rarement beaucoup de bonheur. On y dissipe quelquefois des chagrins légers ; on y reçoit souvent des blessures profondes ; et Devaines trouvait toujours son bonheur et ses consolations entre sa femme et son fils : il les cherchait aussi dans l’amitié, que les sociétés des grandes villes cultivent avec moins de soin que le goût et les agréments. Et moi, qui ai eu longtemps le même ami que lui, moi qui ai toujours conservé cet ami à travers tant de circonstances et d’événements qui pouvaient me le faire perdre, je dois savoir mieux que personne combien Devaines savait choisir ses amis, combien son choix avait été heureux dans l’ami qui a toujours été le plus cher à son cœur !

On ne craint pas de s’arrêter sur le mérite de celui que vous remplacez. Quand on doit être si sûr de ses titres, on n’est pas impatient d’en entendre parler. Longtemps avant d’avoir une place dans ce corps littéraire, vous en aviez une dans la gloire littéraire de la France ; vous lui aviez donné un genre nouveau, et à ce genre des modèles qu’il faudra toujours suivre et qu’il sera toujours difficile d’égaler.

Quand vous venez parler de l’élégie, il est difficile d’en parler encore et de se faire écouter ; mais son histoire dans notre poésie est beaucoup la vôtre ; et il vous était impossible même de penser à ce qu’il nous est impossible d’oublier, à ce qui réveille le plus les souvenirs et de vos succès et de ce qui les a rendus si prompts et si durables.

Comment expliquer cette espèce de phénomène littéraire que vous avez fait servir si heureusement à votre gloire ? Comment comprendre que chez un peuple si sensible aux grâces, ce genre de poésie qui, suivant les expressions de Boileau,

… Peint des amants la joie ou la tristesse,
Flatte, menace, irrite, apaise une maîtresse,
que l’élégie n’ait pas été le premier genre cultivé, et qu’il l’ait été le dernier avec talent et avec succès ?

Aussi haut en effet qu’on puisse remonter dans l’histoire de nos mœurs et de nos arts, on voit les Français recevoir leur caractère et leurs talents de leurs rapports avec ce sexe dans lequel ils ont aussi toujours cherché leur bonheur. Chez les autres peuples barbares, la femme, dégradée également par les dédains et par les désirs, traitée par l’homme comme un être inférieur, est condamnée à des travaux qui lui font perdre et les charmes et les grâces auxquels elle peut devoir ou son empire ou sa liberté. Chez les Francs, la femme paraît à l’homme comme un être mystérieux et doué de je ne sais quels attributs divins. L’aimer et l’adorer, c’est pour lui la même chose ; et, au sortir des forêts, ce sentiment religieux et amoureux qui le domine dans toutes les époques, le dirige aussi dans tous les développements de sa civilisation et de son génie : c’est lui qui, dans l’institution de la chevalerie, lui dicta les seules lois auxquelles il consentait à soumettre son indépendance. La morale et la faiblesse n’eurent alors des protecteurs que parce que les femmes avaient des amants et des adorateurs. Les fabliaux dans le nord de la France, et les chants des troubadours dans le midi, furent ses inspirations. Il imprima aux vers de Marot et à son élégant badinage, cette naïveté, premier caractère dont ait pu se vanter notre langue. Dès qu’il y eut en France ce qu’on a appelé la société et le monde, il en fit naître les anecdotes : dès qu’on écrivit des romans et des contes, il en imagina et en arrangea les événements. A l’instant où nous eûmes trois théâtres, il s’empara de tous les trois de la comédie, pour faire naître de ses caprices et de ses jeux les aventures les plus gaies et les contrastes les plus propres à tourmenter et à faire ressortir tous les caractères ; de la tragédie, pour faire trouver dans les malheurs des âmes tendres la source la plus inépuisable du pathétique et le seul genre de douleur peut-être où il se mêle toujours un charme secret aux larmes les plus amères ; de l’opéra, pour étaler avec vraisemblance sur la scène toutes les fictions et tous les prodiges de la mythologie, pour faire de tous les dieux de l’Olympe et du Tartare comme la cour du plus faible en apparence de tous ces dieux, pour transformer naturellement la parole en un chant d’amour, toujours accompagné d’un concert harmonieux et céleste.

Cette puissance si grande et si universellement exercée sur toutes les productions du génie poétique des Français, ne parut longtemps à personne ni une usurpation ni un excès. Le législateur même de notre Parnasse, ce sévère Boileau, qu’on a accusé de n’avoir pas aimé les femmes, sans en avoir peut-être d’autres preuves que des satires contre elles, ce qui le prouve toujours assez mal, Boileau même, parmi les lois de sa Poétique, grava celle-ci :

De cette passion la sensible peinture
Est pour aller au cœur la route la plus sûre.

Cependant, au milieu de tant de chantres harmonieux, de tant de peintres éloquents de cette passion les âmes dont elle fait toutes les destinées ne retrouvaient pas encore tous leurs secrets, toutes leurs jouissances et toutes leurs peines. Nos romans et nos poëmes, à travers beaucoup d’événements et d’obstacles, conduisaient les amants à une grande catastrophe ou à une grande félicité : mais quand le dénoûment avait été heureux, les poëmes et les romans étaient finis. Arrivés à ce moment, nos poëtes se taisaient, à peu près comme chez les Grecs et chez les Romains, les assistants de l’hyménée se retiraient après avoir chanté l’épithalame.

C’est précisément le contraire dans les peintures de l’amour tracées par les anciens ; elles commencent presque toujours où les nôtres finissent. Virgile même, dans le tableau des amours d’une reine, ne diffère pas en cela beaucoup de Tibulle et de Properce dans leurs élégies. Pour les modernes, l’amour gémissant et malheureux est celui qui rie peut obtenir l’objet de ses désirs ; pour les anciens, c’est celui qui craint de le perdre ou qui l’a perdu ; et, par cette seule différence, on sent combien les anciens avaient d’avantages pour peindre l’amour tout entier, pour le peindre dans toutes ses délices et dans toutes ses douleurs.

Cette différence est née sans doute d’une délicatesse plus sévère dans nos mœurs : mais pour être ménagée autant qu’elle devait l’être, cette délicatesse n’avait besoin que d’un emploi plus délicat et plus habile de toutes les ressources de notre langue poétique. L’élégie attendait des poëtes qui sussent faire exprimer avec décence à notre langue des détails voluptueux, comme la poésie didactique a longtemps attendu des poëtes qui la forçassent à rendre avec noblesse les détails des travaux et de la vie champêtres.

Une langue épurée et enrichie, assouplie et enhardie par les Racine et par les Boileau, offrait sans doute au vrai talent toutes les ressources nécessaires pour être le Tibulle ou le Properce de notre poésie. Mais pour avoir attendu trop longtemps à s’emparer de ce genre si touchant, les poëtes que la nature et l’amour auraient inspirés, virent naître dans notre littérature un genre faux, qui blessait l’amour et la nature, et qui pourtant trompa un instant le goût d’une nation éclairée par tant de chefs-d’œuvre. Et ce qu’il y a de remarquable, des mœurs et une langue très-scrupuleuses avaient retardé la naissance de l’élégie ; des vices et des travers furent la première origine du genre faux qui en usurpa la place.

Dans la cour de ce prince qui avait plus d’estime pour les talents que de respect pour les mœurs ; dans la cour de ce régent de France, Philippe d’Orléans, où l’on vit presque toujours ce qui corrompt le plus profondément les âmes, la réunion des intrigues politiques et des intrigues galantes, on avait vu paraître avec une sorte d’éclat des hommes qui couvraient de quelques grâces un jargon singulier et des caractères trop dangereux. Leur prétention était d’exercer une grande puissance sur les femmes, et de ne leur en laisser prendre aucune sur eux ; d’inspirer des goûts ou des passions, sans se donner même la peine d’en feindre ; de s’en jouer comme des erreurs vieillies de leurs pères, de se rire également et des conquêtes qu’ils faisaient et de celles qui leur échappaient.

Cette espèce d’hommes n’aurait pu trouver des imitateurs que dans ce cercle étroit des grandeurs d’une cour où l’on ne semble vivre que pour corrompre et pour être corrompu, et où, selon l’expression énergique de Tacite, on appelle cela le siècle. Mais ces vices, décorés par les noms de ceux qui les avaient créés, furent retracés dans des romans et dans des mémoires qui n’aspiraient qu’à plaire ; de là ils se répandirent dans ce monde oisif dont les romans sont la seule littérature, et du monde parmi ces écrivains pour qui les succès d’un cercle et d’un souper sont la gloire.

C’est alors que notre Parnasse fut peuplé d’une foule de petits maîtres et de petits poëtes parlant sans cesse, non de bosquets, mais de boudoirs ; écartant de leurs pinceaux et la verdure des vallons et les fleurs des champs, comme des vêtements usés de la nature et des couleurs fanées de la poésie ; qui auraient cru dégrader leurs vers s’ils les avaient fait étinceler d’un autre éclat que de celui des diamants ; fatigués de leurs félicités, auxquelles ils ne pouvaient plus suffire ; tentés de croire que la puissance de l’amour est comme sa divinité, une fiction de la mythologie épuisant enfin leur jeunesse, qui ne finissait jamais, à recevoir des congés avec gaieté, et à n’être un peu désolés que de ceux qu’ils donnaient. Ces essaims de versificateurs qui prétendaient être poëtes, et qui ne cherchaient pas plus la langue du cœur que celle des dieux, étaient tous sans difficulté les uns pour les autres des Ovide : mais on leur doit cette justice, ils n’étaient pas aussi sûrs d’être des Tibulle et des Properce.

Properce et Tibulle ! quels noms pour ceux qui ont aimé, pour ceux qui ne peuvent entendre sans émotion ni un accent, ni un vers sorti du cœur ! Tibulle et Properce ne sont point des bergers ; ils vivent à Rome, dans la capitale du monde, dans un rang qui touche d’assez près le maître de l’empire : mais ils sont amants ; et, près d’une cour où les créations des beaux-arts et du luxe éclatent de toutes parts pour agrandir le pouvoir qui les favorise, leur imagination, toujours attirée et toujours fixée par l’amour sur les tableaux de la nature, ne reçoit et ne retrace que les douces images de la vie champêtre. L’élégie, dans leurs vers ne se pare guère que des ornements de l’églogue et de l’idylle. Vous reprochez à Properce d’avoir mis trop souvent les fictions de la mythologie entre Cynthie et lui : mais Tibulle paraît mériter quelquefois le même reproche ; et peut-être ne faut-il beaucoup le faire ni à l’un ni à l’autre. Cette mythologie et ses fictions étaient des emblèmes si transparents de ce qui se passe autour de l’homme et dans lui-même, qu’elles étaient, pour les passions, des expressions plutôt que des voiles. Aujourd’hui, c’est pour nous une érudition : pour Tibulle et pour Properce, c’était la religion de leurs temples et celle de leurs cœurs. Qui voudrait effacer des élégies de Properce et de Tibulle ces tableaux de l’Olympe et du Tartare qui reviennent si souvent, et toujours sous des couleurs si poétiques ; ces tableaux qui ont tant d’analogie, tantôt avec les délices de l’amour, tantôt avec ses tourments ? Déjà émue par ces images de la nature entière personnifiée sous le regard du poëte, par ces mouvements des cieux et des enfers, l’âme est disposée à recevoir plus promptement toutes les impressions de ces vers si purs et si doux qui sont comme les accents et comme les soupirs de l’amour ; de cette mollesse de style qui donne tant de grâce à toutes les expressions, et qui est elle-même l’expression la plus fidèle d’une passion qui gémit encore alors même qu’elle est heureuse.

Dans aucun temps on n’a pu s’accorder pour savoir à qui, de Tibulle ou de Properce, il faut donner la préférence ; mais jusqu’au moment où vous avez paru dans la littérature française, vos élégies à la main, on pensait unanimement qu’aucun poëte élégiaque ne pouvait être comparé ni à l’un ni à l’autre. Entre eux et vous, il n’y a personne.

Éléonore dans vos élégies, comme Cynthie dans les élégies de Properce, est l’objet du premier vers et du dernier : et cependant, que de situations différentes que de tableaux variés dans cet amour, dont l’objet et la tendresse sont toujours les mêmes ! Ce n’est point l’art, on le voit bien, qui a divisé vos élégies en quatre livres ; mais ce n’est pas non plus le hasard. Ces quatre livres distinguent les quatre époques que la nature du cœur humain semble avoir marquées à cette passion qui prend sur lui un si doux et si terrible empire.

Dans le premier livre, c’est la naissance de l’amour tel qu’il est, lorsque, plus fort que les scrupules de l’innocence et dérobant son bonheur à tous les soupçons, il n’a à redouter que l’excès de ce bonheur même. Dans le second, ce sont ces inquiétudes d’une jalousie sans motif, ces reproches qui seraient moins violents s’ils étaient fondés, ces plaintes et ces colères qui resserrent les nœuds qu’elles semblent briser. Dans le troisième ces retours à une confiance qui a été troublée et n’a pas été trompée ; cette renaissance du bonheur qui pénètre l’âme d’une joie plus profonde que sa naissance. Dans le quatrième, dès les premiers vers, on voit que l’élégie n’y paraîtra plus qu’en deuil et en larmes ; on voit Éléonore enchaînée à des devoirs trop sacrés pour laisser à son amant aucune espérance, et cet amant trop malheureux pour qu’il lui reste aucune consolation.

Et avec quelle vérité vous peignez dans ces quatre époques et l’amour et votre cœur, en imitant, tantôt la nature seule, tantôt la nature et ces modèles éternels qu’elle avait inspirés avant vous ! Vous ne pouviez pas, comme Tibulle et Properce, laisser voir tout votre bonheur et sous le voile léger des fictions et dans les exemples rassurants des dieux. Pour attacher le même intérêt à vos vers, vos vers devaient donc multiplier davantage ces détails, qui cessent pourtant d’être la volupté s’ils alarment la pudeur. Vous avez plus osé que Tibulle et Properce ; vous avez plus révélé de secrets. Mais en rendant notre langue poétique plus hardie, vous lui avez laissé tous les mystères de sa décence. Tous ces tableaux de la nature, que la nature elle-même semble recevoir de l’amour ; cette verdure, ces fleurs, ces ruisseaux, ces bocages, qui paraissaient un peu vieillis dans toutes les langues, votre talent, comme un printemps nouveau, les a fait renaître avec une nouvelle fraîcheur et de nouveaux charmes. Dans vos vers, les soupçons de la jalousie sont des tourments ; ils ne sont jamais des fureurs. La plus cruelle de vos douleurs, on le sent à chaque vers, la seule que vous ne pouviez pas supporter, c’était l’idée qu’Éléonore pouvait aussi être malheureuse. C’est cette délicatesse d’une âme tendre, dont la générosité dans les transports même de la passion veille toujours sur la pudeur et respecte toujours le bonheur de ce qu’il aime, qui a fait trouver grâce à vos élégies, même auprès de ces censeurs inexorables dont les scrupules semblent vouloir étouffer le cœur humain pour le perfectionner ; c’est cette même délicatesse exquise qui prêta à vos premiers essais cette pureté de goût, qui n’est jamais le fruit d’un travail pénible, mais d’un naturel heureux, et qui rendit vos élégies classiques en naissant.

Vous disiez à la fortune :

Donnez-moi peu de gloire et beaucoup de bonheur.

Elle vous donna tout le bonheur que vous lui demandiez ; et votre talent fit de ce bonheur même la source et la mesure de votre gloire. Et lorsque tant d’aspirants à la renommée la poursuivent inutilement toute leur vie par de pénibles travaux, qu’elle est heureuse la destinée de celui qui, en épanchant facilement son cœur et ses passions dans des vers où il jouit encore, fait des plus douces erreurs de sa vie les titres de son immortalité, et arrive à la gloire avant d’être arrivé à la fin de sa jeunesse !

Aucun avantage ne devait vous manquer dans cette carrière, où il est si commun de ne rencontrer que des obstacles et des rivalités jalouses. Et sans doute vous avez compté parmi les plus grands biens de votre heureuse destinée, d’avoir trouvé près de vous, d’abord sous le ciel qui vous vit naître ensuite à deux mille lieues de là, dans vos études et dans le monde, un ami à qui la nature avait départi les mêmes passions et les mêmes talents ; d’avoir été l’un pour l’autre les confidents de vos amours et de vos vers, les consolateurs les plus délicats de vos peines, et les censeurs les plus éclairés de vos productions touchantes ; de vous être présentés presqu’en même temps à la renommée, qui n’a jamais balancé qu’entre vous deux la palme de l’élégie française, comme l’élégie latine ne balança jamais son premier prix qu’entre Tibulle et Properce, qui furent également plus amis que rivaux. Moi qui aimai aussi Bertin, moi qui en fus aimé, en prononçant son nom dans ce lieu et dans ce moment de votre triomphe, il me semble que je l’introduis un instant dans cette enceinte pour le placer à côté de vous, pour lui décerner le même triomphe, et donner par là au vôtre l’unique douceur et l’unique éclat qui peuvent lui manquer encore.

Tant qu’Éléonore avait pu vivre pour vous, votre muse ne s’éloigna pas plus d’elle que votre cœur ; elle fut l’unique objet de vos vers comme de votre amour : en la perdant, votre muse plus libre se porta sur une plus grande variété d’objets ; mais elle porta aussi dans tous l’impression de cet amour si long et si tendre qui l’avait d’abord inspiré.

Dans votre Journée champêtre, destinée à réaliser pour un petit nombre d’âmes cet âge d’or, qui n’est peut-être une chimère que parce que nous ne savons plus choisir et sentir la nature, votre imagination recueille et sème avec plus de profusion toutes les images et toutes les fictions créées sous le ciel de la Grèce et de la Sicile par les Hésiode et par les Théocrite : mais au milieu de toutes ces richesses poétiques, ce qu’on remarque, c’est ce goût vrai et délicat de l’amant d’Éléonore, qui sait si bien qu’il ne faut parer ni la beauté ni l’amour. Quand vous traitez un sujet didactique, quand vous tracez les préceptes d’une culture, cette culture est celle des fleurs ; et vous donnez l’idée d’une espèce de Géorgiques que Virgile aurait pu abandonner à Tibulle et à Properce. Comment ne pas reconnaître le créateur et le modèle de l’élégie française, le peintre des amours d’Éléonore, dans ces douze tableaux d’une exécution si parfaite dans des cadres si resserrés, dont chacun est un événement complet, qui dans leur succession renferment tous les événements de l’amour, et que dans l’antiquité, on peut le croire, le pinceau des Apelle aurait transportés sur la toile pour les suspendre dans les sanctuaires les plus mystérieux des temples de Gnide ! Votre esprit très-varié change bien à chaque instant de genre et de sujet, mais votre âme est partout la même : c’est elle qui donne son caractère à toutes vos productions poétiques ; et c’est pour cela que toutes ont tant d’intérêt et de charme.

Parmi ce grand nombre de génies aimables ou sublimes que leurs succès, depuis l’établissement de l’Académie française, appelaient dans son sein, on en a remarqué quelques-uns qui ont été longtemps écartés, ou même toujours, par leurs plus beaux titres à cette décoration littéraire. Les Lettres persanes, qui ouvraient les portes de l’Académie française à Montesquieu, faillirent les lui fermer à jamais. Ces exemples sont très-connus ; et j’aurais beau m’en taire, je ne ferais oublier à personne que votre Guerre des dieux en a augmenté le nombre.

Le silence, devenu plus profond dans cette enceinte à ce mot seul de Guerre des dieux, est un effet qu’il m’a été facile de prévoir ; je n’ai pu le redouter ni pour vous ni pour moi. Quand les intentions sont pures, on aime surtout à exprimer sa pensée tout entière devant une assemblée choisie et nombreuse, où la voix de la nature et de la conscience est toujours si sûre de se faire entendre.

En composant ce poëme, en le publiant et, ce qui devant toutes les opinions doit honorer votre caractère en le signant, vous n’avez pas pu sans doute vous promettre des succès sans regrets et des triomphes sans douleur. Vous avez dû être plus sûr encore de blesser que de plaire, d’affliger que d’enchanter. Eh ! qu’il a dû vous en coûter pour affliger ces âmes innocentes et craintives qui, ne trouvant rien d’assez pur sur la terre pour leurs affections, les ont toutes élevées vers le ciel ; qui n’ont soumis leur raison au joug de la foi que pour mieux retenir toutes les passions sous le saint empire de la vertu dont les regards dans l’histoire de l’Évangile et du christianisme ne se fixent que sur des modèles trop parfaits pour ne point paraître célestes, et dont l’imagination, trop effrayée par ce cercle de reproductions et de destructions, où tout sort du néant pour y rentrer, se porte incessamment au delà des tombeaux, au delà de la nature, pour revivre, avec les générations évanouies, dans une félicité qui n’aura de bornes ni pour ses délices ni pour sa durée ; dont la charité enfin est si tendre et pourtant si universelle, que, pour altérer la douceur infinie de leurs immortelles espérances, il suffit de la seule idée qu’une religion où elles puisent tant de vertus et de bonheur peut trouver un incrédule !

Ils sont d’une autre trempe les esprits qui vous ont applaudi, qui vous ont justifié même d’avoir appelé le charme des passions naturelles et leurs séductions au secours de ce qu’ils croient être la vérité. Non moins touchés des maux du genre humain, mais armés de cette force d’esprit qui en cherche dans la nature les causes et les remèdes, pour guider l’homme à travers tant de ténèbres et de dangers semés le long de la vie, ils ne découvrent qu’un seul flambeau, la raison, et ils accusent les religions d’éteindre ce flambeau, qui est unique et qui est céleste. Ils font à toutes ce reproche, que chacune fait à toutes les autres. La morale, fondée sur des croyances qui peuvent s’ébranler, sur des espérances qui peuvent s’affaiblir, leur paraît trop incertaine, trop facile à être égarée ; et ils veulent l’établir sur les immuables bases d’un petit nombre de vérités assez sensibles pour être saisies par l’ignorance même, assez évidentes pour être démontrées aussitôt qu’elles sont exprimées, assez touchantes et assez sublimes pour devenir le premier culte des âmes qui les reçoivent. Trop amis de l’humanité et de la vertu pour vouloir leur enlever aucune de leurs consolations et de leurs espérances, ils leur en’ présentent aussi de magnifiques et d’impérissables dans ces accroissements de sagesse, de puissance et de félicité, qui seront les résultats nécessaires des progrès toujours croissants des lumières. C’est cet immortel avenir qu’ils ouvrent devant l’espèce humaine, qui ne périt point, et dont les générations fugitives jouiront par leurs efforts pour y atteindre, à l’aspect même de ces tombeaux toujours remplis et toujours vides, où elles vont s’engloutir et disparaître. Ils pensent enfin que si la terre peut mériter un jour que le législateur des mondes lève le voile qui le cache à nos regards, et interrompe le silence où il s’enveloppe, ce jour resplendira sur le genre humain, lorsqu’il se présentera à l’auteur des êtres, parvenu aux derniers développements des germes de perfectibilité déposés dans son intelligence.

Au premier coup d’œil jeté sur ces deux tableaux, tous les traits paraissent mettre en contraste le chrétien et le philosophe mais les esprits sincèrement soumis à la foi, et les esprits qui ne veulent se soumettre qu’à la raison, quelle que soit l’opposition de leurs idées, peuvent plus facilement peut-être qu’on ne le croit se rapprocher et s’unir dans leurs affections.

Le Dieu de l’Évangile et du chrétien, c’est ainsi qu’on le nomme, est un Dieu de vérité ; et c’est aussi à la vérité, et à l’Être éternel dont elle est l’émanation et pour ainsi dire la parole, que le vrai philosophe adresse ses hommages et son amour. L’un veut faire sortir toutes les vertus de sa foi, l’autre de sa raison ; l’un veut enchaîner toutes les passions, l’autre toutes les passions malfaisantes. Où est le philosophe qui, à l’instant où une religion lui paraîtrait plus sainte et plus utile aux hommes que la raison, n’abjurerait pas les principes qu’il professe pour embrasser les dogmes qu’il réfute ? Où est le chrétien qui, à l’instant où il verrait que sa foi n’est qu’une illusion, n’irait pas se placer au rang des philosophes pour combattre avec eux les erreurs qu’il aurait adorées ? L’un et l’autre peuvent donc lever ensemble des regards reconnaissants vers ce gouvernement dont le génie, éclairé par les fatales expériences de tous les siècles, a si bien compris qu’il doit protéger, non une religion ou une philosophie, mais tout un peuple ; qui a si bien senti que les générations présentes, objets de ses soins les plus attentifs, de ses ménagements les plus délicats, exigent de lui pour les opinions sur lesquelles les mœurs d’une partie de la nation se sont appuyées, le même respect que pour l’ordre public et pour la vertu même ; mais que l’avenir, envers lequel il a aussi des devoirs, attend de lui qu’il encouragera l’essor de toutes les pensées par cette indépendance qui, pour tout découvrir, a besoin du droit de tout dire.

Elle est donc bien facile entre toutes les parties intéressées, cette paix presque aussi sacrée que la vérité, puisqu’elle est encore plus nécessaire ! Par qui donc sont nourries les divisions ? Par qui est soufflée perpétuellement la discorde entre des esprits pour qui il serait si utile de s’entendre, et des âmes pour qui il serait si doux de s’aimer ? Par qui est rendue éternelle cette guerre qui n’est pas la guerre des dieux, mais celle des hommes, qui laisse le ciel en paix, mais qui bouleverse et ensanglante la terre ? Par qui ? Par les éternels artisans des calomnies répandues et des persécutions suscitées, dans tous les siècles, contre les sages qui ont voulu enseigner aux hommes à se servir de la raison qu’ils ont reçue de la nature et de son auteur ; par ces esprits pervers qui attaquent avec fureur toutes les vérités, parce que toutes alarment leur conscience, et défendent indifféremment toutes les religions, parce qu’ils ne voient dans toutes que des erreurs accréditées et consacrées, dont la défense donnera à leurs vices un masque et des salaires ; par ces apôtres du mauvais sens et du mauvais goût, pour qui toute idée nouvelle est une impiété, tous les talents indépendants des conspirateurs ; qui prêchent la servitude aux peuples, aux puissances le despotisme ; et, traitant de chimère funeste la tendance universelle du genre humain vers son perfectionnement, travaillent sans relâche à étouffer les plus belles et les dernières espérances de la terre.

Est-ce par le chrétien, est-ce par le philosophe que seront repoussés avec plus d’horreur ces esprits malfaisants qui outragent encore plus la religion qu’ils défendent que la philosophie qu’ils attaquent ?

Lorsqu’au milieu de ce sénat auguste qui présidait aux destinées de Rome, l’incendiaire qui en méditait la ruine, et dont le père de la patrie avait dévoilé les trames, voulut aller prendre place, ce corps de magistrats, quoique éternellement divisé en deux partis, se leva tout entier et d’un seul mouvement pour laisser l’incendiaire sur son banc, seul, épouvanté, et furieux de sa solitude. Ainsi, quelles que soient nos croyances ou nos doctrines, tout ce qui porte sur la terre le nom d’homme et qui en est digne doit s’écarter avec effroi de ces ennemis de la raison et de l’humanité, pour les laisser seuls sur ce banc d’ignominie, sur cette sellette où ils se sont placés d’eux-mêmes et où il faut qu’ils restent exposés.