Discours de réception Aimar-Charles-Marie de Nicolaï

Le 12 mars 1789

Aimar-Charles-Marie de NICOLAÏ

M. de NICOLAY, Premier Président de la Chambre des Comptes ayant été élu par Messieurs de l’Académie Françoise à la place de M. le Marquis de CHASTELLUX, y vint prendre séance le Jeudi 12 mars 1789, & prononça le Discours qui suit.

 

Messieurs,

Lorsque le Sanctuaire de la Littérature venoit à s’ouvrir, souvent on voyoit, & sans en être surpris, les adorateurs se mêler & se confondre avec les favoris de la Divinité qui l’habite ; les talens dont vous déploriez la perte étoient bientôt égalés ou reproduits ; les Athlètes qui descendoient dans la lice, exercés depuis long-temps, nourris de la lecture des bons Modèles, assez heureux pour avoir communiqué avec vos personnes, comme avec vos Écrits, présentoient des Ouvrages & succès : tout sembloit présager la gloire & l’immortalité des Lettres ; des mains habiles se proposoient pour veiller avec vous à la conservation du dépôt, & votre élection étoit moins un encouragement qu’une récompense. Aujourd’hui, Messieurs, les autels du Dieu du goût seront parés à peine d’une offrande légère ; votre indulgence a tout fait. L’honneur si désiré que j’obtiens, de m’asseoir parmi vous, étonne mon ambition autant que ma foiblesse ; les illusions de l’amour-propre ne viennent pas du moins troubler mon bonheur, en cherchant à le partager ; j’aurois des titres, je les oublierois : il m’est si doux de jouir de vos bienfaits & de ma reconnoissance !

Cependant, Messieurs, si votre adoption me fait appartenir plus intimement à mes devoirs, à la patrie ; si vos suffrages sont les encouragemens que vous accordez à l’amour du bien public, à l’intention, j’ose le dire, jamais démentie, de me montrer Citoyen & François ; alors, sans me flatter de remplir votre attente, mais aussi sans m’effrayer de l’étendue de la carrière, je me hasarde de la parcourir ; mes obligations sont tracées, je vous dois & je vous consacre tous mes efforts.

Organe d’une des premières Cours du Royaume, je me suis pénétré de ses sentimens, pour faire parler la vérité... Que n’a-t-elle été entendue ! Dans tous les temps, Messieurs, la Chambre des Comptes fut allier la modération avec le patriotisme ; son accent respectueux fut toujours noble & fier, & sans cesse on la vit invoquer la raison & la règle... Puissent-elles à la fin être écoutées ! puissent-elles reprendre leur empire dans cette Assemblée mémorable que votre auguste Protecteur accorde à la France, & ramener parmi nous la concorde & le bonheur !

Eh ! dans quel temps, Messieurs, la Magistrature & les Lettres durent-elles unir plus étroitement leurs intérêts & leurs forces ? Une puissance nouvelle, s’est formée ; ses progrès rapides, son imposante autorité ne pouvoient se prévoir ; dans une Monarchie elle exerce un pouvoir qu’elle n’eut même jamais au milieu de ces Républiques fameuses où l’on croiroit qu’elle a dû prendre naissance : c’est l’opinion publique. Comme un Roi juste, néanmoins elle fait obéir aux lois & respecter les leçons de la sagesse & de la morale ; on la gouverne par la persuasion, & vous pourrez habilement diriger son action & ses moyens vers le bonheur de tous.

N’accusons point cependant notre siècle, & félicitons-nous d’exister dans des temps où la lumière, répandue de toutes parts, va bientôt amener notre régénération. La pensée universelle s’est arrêtée à cette perspective consolante ; déjà l’on a cherché à éclaircir la nuit des âges les plus reculés, & les esprits se sont portés avec avidité vers tous les objets de l’économie politique ; on commence à ressentir les effets de cette crise salutaire ; les intérêts de la sociabilité sont mieux connus & généralement respectés ; les Écrits, le langage, les opinions respirent ces maximes de la plus juste, de la plus tendre humanité : La patrie est la mère commune ; dans sa détresse, elle peut tout exiger de ses enfans ; ils la doivent secourir également ; tous les hommes sont frères, tous ont droit de demander à être heureux. Et ils le seront dans un Gouvernement vertueux & sagement ordonné.

L’aurore des beaux jours qui vont nous éclairer, depuis long-temps commençoit à paroître ; nous pouvions présager que la France étoit au moment de recouvrer ses droits & sa dignité, lorsque, dans les premières années de son règne, nous vîmes notre auguste Monarque préparer la Nation aux plus douces illusions de la gloire, en décernant des honneurs inconnus jusqu’alors, une espèce de culte de l’héroïsme, aux talens, & à la vertu. Au milieu de la Capitale, dans le palais des Rois, il fit conduire ce superbe Musée, où le ciseau de nos Praxitèles donne une vie nouvelle aux citoyens illustres dont la patrie s’honore : monument auguste qui manquoit à Sparte, dont Rome n’eut point l’idée pendant les plus beaux jours de la République, & qui reproduira parmi nous les vertus dont nous allons adorer les images.

Tandis qu’on élevoít des statues aux grands Hommes, les Lettres, par le retour d’une émulation noble & patriotique, chargeoient l’Éloquence d’achever leur apothéose : Sully & Fénelon, l’Hopital & d’Aguesseau, que le marbre venoit de faire respirer, recevoient presque au même moment, dans des Éloges applaudis, une seconde immortalité.

II alloit s’opérer une étonnante révolution dans les idées ; tout annonçoit aux Lettres un ascendant marqué sur le caractère national ; elles le méritoient, osons même le dire à leur gloire & sans craindre de paroître contredire un Écrivain célèbre, Voltaire s’étoit trompé : à la fin du beau siècle de Louis XIV la Nature ne s’est pas reposée ; si Corneille & Racine, la Fontaine & Molière ; si Bossuet, Fléchier, & Fénelon avoient disparu, Massillon, Voltaire lui-même, Montesquieu, le Citoyen de Genève, & Buffon leur avoient succédé ; on avoit porté dans l’étude le goût de la Philosophie ; l’Éloquence & la Poésie s’étoient ouvert des routes nouvelles ; Fontenelle avoit fait parler aux Sciences la langue des Grâces ; le domaine de la pensée s’étoit agrandi ; la Littérature étrangère étoit devenue notre conquête, elle n’avoit rien perdu à se naturaliser ; & parmi vous, Messieurs , l’on venoit de voir éclore cet Ouvrage universel que les Muses Françoises offrirent au génie, & que d’Alembert enrichit d’une Préface immortelle.

L’Académie Françoise sera toujours le dépôt de la Littérature & l’école du bon goût ; vos titres de gloire & vos panégyristes seront à jamais vos Écrits & vos Lecteurs. Votre éloge me sera-t-il permis ? ou doit-il rester aujourd’hui sur mes lèvres & dans mon cœur ? Si cependant je pouvois vous offrir l’hommage de la reconnoissance, si le timide encens de la vérité vous étoit agréable, j’attacherois vos regards sur un Philosophe que vous chérissez tous : il fit des Contes charmans ; dans le Roman, il sut instruire & plaire, même après le Télémaque ; dans Cléopâtre, souvent il peignit les Romains ; dans Didon, pour intéresser après son modèle, il avoit pris les pinceaux de l’Auteur d’Armide. II est encore plus doux de parler de son cœur : ami fidèle, heureux époux, père sensible, il a toujours la bonhommie du talent & la simplicité du bonheur. Je peindrois cet Élève de Voltaire, ce favori de Melpomène, qui nous donna Varwick dans sa jeunesse, & qui depuis fut inspiré par Sophocle dans les douleurs de Philoctète, & par Racine en écrivant Mélanie. Je crayonnerois ce Poëte aimable dont les Ouvrages seront le charme de tous les âges, comme ils auront fait les délices du nôtre ; il sut, .par la magie de ses vers, étendre & embellir l’empire de l’imagination ; il rendit à la Nature nos jardins condamnés à la monotone symétrie de l’art ; une seconde fois il fit entendre le chant mélodieux du Cygne de Mantoue, & la France eut des Géorgiques. Je dirois que des Philosophes ont écrit l’Histoire ; qu’elle est devenue plus instructive, & que la Tribune & la Chaire ont encore parmi vous des modèles…

Je m’arrête, Messieurs ; votre modestie m’en fait la loi. Je ne dispose point des voix de la Renommée, & mon admiration n’a pas les droits de la Postérité. Mais, le Monde littéraire enviera toujours les progrès que l’esprit humain a faits parmi nous. Cette supériorité a ses causes & son époque ; nous la devons sans doute au moment heureux où, ne bornant plus vos jouissances & vos conquêtes, vous avez senti que l’art de penser & celui d’écrire étoient inséparables, & que les Membres distingués des Sociétés savantes devoient être admis dans votre sein. Alors l’Académie Françoise est devenue la patrie de tous, les Beaux-Arts ; les Lettres & les Sciences ont eu le même langage ; elles ont sacrifié aux Grâces en commun ; le génie les a rassemblées dans le même Sanctuaire, & semble leur avoir dit, comme ce grand Roi votre auguste Protecteur, en cimentant pour jamais l’union des deux premières Monarchies de l’Univers : II n’y a plus de Pyrénées.

Qui mérita plus que l’estimable Académicien auquel je succède, d’être associé à vos travaux, à votre gloire ? Les Lettres, la Société, les Sages, nos Guerriers pleurent également M. le Marquis de Chastellux, & tous s’empresseront à jeter des fleurs sur sa tombe. Chargé de son éloge, si je ne puis tracer qu’une esquisse légère, si le monument que je voudrois élever n’est pas digne de lui, je consolerai du moins son ombre, j’adoucirai vos regrets en rappelant qu’il fut plus heureux en entrant dans la carrière. Buffon l’avoit adopté, Buffon le présenta aux Lettres, c’étoit le vouer à l’immortalité.

M. de Chastellux n’eut point d’abord l’amour pour l’étude & le goût pour les Sciences, qui devinrent les grandes passions de sa vie : son cœur s’annonça plutôt que son esprit, & il aima la vertu avant que d’aimer les Lettres. Le cri de l’honneur, les sentimens de la probité sont les premiers présens de la Nature aux âmes bien nées ; ils se développent & se fortifient encore par les bons exemples. Petit-fils de M. le Chancelier d’Aguesseau, les premiers regards du jeune Chastellux s’attachèrent sur ce Magistrat célèbre ; il sentit, presque en naissant, qu’il n’est point de bonheur sans la vertu, & que sa plus douce récompense est l’estime publique ; aussi conserva-t-il toute sa vie la vénération la plus tendre pour son illustre aïeul ; il n’en parloit qu’avec enthousiasme & respect : c’étoit toujours un Athénien prosterné devant la statue d’Aristide.

Mais cette espèce d’enchantement qui tenoit comme enchaînés les talens de notre Académicien, ne devoit point durer. Un de vos Ouvrages, je crois, l’Encyclopédie, tombe dans ses mains ; il se passionne à sa lecture, il s’en pénètre, & ne le quitte que pour recommencer son éducation & devenir un Littérateur distingué. Ainsi le jeune Achille, trop long-temps oublié dans, la mollesse de la Cour de Scyros, recouvra les vertus de son sexe & ses glorieuses destinées, en se saisissant de l’épée que lui montroit Ulysse.

L’amour de ses semblable, tout ce qui pouvoit honorer la Patrie, lui être utile, occupoit sans cesse le Marquis de Chastellux ; sa passion pour le bien public prêtoit même à sa conversation un charme qui lui donnoit de l’autorité : on ne cherchoit pas à s’en défendre ; car on obéit volontiers à l’opinion de celui qu’on estime.

Le Public étoit partagé sur une méthode qui devoit arrêter les ravages d’une maladie cruelle, l’un des plus terribles fléaux de l’humanité, poison destructeur, & bien souvent également funeste, soit qu’on survive à son horrible influence, ou qu’on en soit la victime. Des essais multipliés & heureux, le zèle infatigable, la voix inextinguible de la Condamine, son incroyable intrépidité, la raison qui commençoit à lutter avec plus d’avantage contre les préjugés, tout parloit en faveur de l’inoculation ; mais on résistoit encore. Ses miracles, en Angleterre, ébranloient notre incrédulité, sans l’avoir subjuguée. Paris vouloit une épreuve, notre Académicien se dévoua ; son courage a sauvé une foule innombrable de citoyens. N’oublions jamais que, depuis, la Famille Royale s’est fait inoculer, L’exemple de notre Décius l’a peut-être préservée d’un malheur dont l’idée seule fait frémir des François.

M. de Chastellux alloit faire l’essai de ses forces littéraires ; il devoit être, en faveur de l’humanité. Un Écrivain célèbre , d’une philosophie sévère & quelquefois, chagrine, ne voyoit, dans l’Histoire, que le récit déplorable de nos torts & de nos foiblesses. II venoit d’écrire que nos pères étoient moins malheureux que nous. Votre Confrère chercha, pour consoler son siècle, à combattre un préjugé aussi affligeant, & il composa la Félicité Publique. Dans cet Ouvrage, il développe l’érudition la plus vaste & la plus saine critique ; on le voit percer la nuit des temps ; il interroge tous les âges, & successivement tous les Peuples ; il trouve des inductions dont le rapprochement forme des preuves qui établissent victorieusement son système philanthropique. Mais l’intérêt & le plaisir redoublent quand il traite des Gouvernemens particuliers de l’Europe, & lorsque, débrouillant le chaos de notre Monarchie, il nous ramène de l’anarchie féodale au temps où nous vivons. Avec quelle adresse il s’empare de l’époque de la renaissance des Lettres, pour la faire influer sur le bonheur de l’humanité ! Son opinion trouve-t-elle des détracteurs ? Il a l’air de présenter dans toute sa force l’objection qui la combat, & la détruit bientôt après par un raisonnement & par un trait qu’il puise dans l’Histoire. Toujours ami de ses semblables, on voit M. de Chastellux aimer la paix, & sans cesse gémir sur les erreurs des Conquérans : cependant, si sa plume s’arrête sur les exploits des fameux Capitaines de l’antiquité, alors ses talens, peut-être son goût pour l’art de la guerre, se décèlent ; il juge & prononce en grand Maître ; & lorsque son sujet le conduit à nous entretenir du Héros de Carthage, mettant bientôt en opposition Annibal avec Frédéric, il compare le Passage des Alpes & la Campagne de l’Italie avec les miracles du Héros du Nord en Saxe, en Silésie, en Poméranie ; il décerne la palme à l’Alexandre de nos jours ; & son jugement sera confirmé, sans retour, par les siècles à venir.

Notre Académicien avoit approfondi les différens Gouverrnemens de l’Europe ; il avoit étudié plus particulièrement encore la situation de la France ; il avoit pensé que des observations fines & judicieuses sur la dette de son pays, & sur celles de la Hollande & de l’Angleterre, le pourroient être utiles ; il employa, pour les composer, infiniment de méditations & de recherches : peut-être faudra-t-il convenir que son Ouvrage, concis & même un peu pénible, présente quelquefois des définitions qu’il faut saisir & ne point oublier ; mais lorsqu’attaché par l’objet de cette dissertation intéressante, vous vous étés pénétré de l’ensemble & des liaisons qui la composent ; lorsque vous avez étudié le système de l’Auteur, & que vous vous êtes lié plus intimement à ses vues & à sa pensée ; alors des idées dont votre intelligence n’a pu se revêtir que difficilement, semblent vous appartenir, & le travail vous fait participer à la jouissance comme à la gloire de la découverte. Tel le Voyageur qui gravit les Alpes avec peine ; ai rivé à leur sommet, il sent son ame s’agrandir avec l’horizon ; il lui semble que de cette hauteur il pourra communiquer avec les Cieux.

M. de Chastellux devoit se passionner & cultiver les Arts qui sont le charme de la vie : son cœur fut organisé pour connoître l’amitié, pour la peindre, & la dignement célébrer : heureux accord de talens & de sensibilité, auquel nous devons l’Essai sur l’union de la Poésie & de la Musique ; Ouvrage plein de grâces, qui créa de nouveaux plaisirs pour les âmes délicates ; & cet Éloge du Baron de Closen, que M. de Buffon regardoit comme un modèle de sentiment & de style.

II venoit de s’ouvrir une carrière brillante pour le Marquis de Chastellux : une République alloit se fonder dans un autre hémisphère ; la voix de la Justice trop long-temps étouffée, les droits de l’homme, méconnus & repoussés, devoient enfanter la liberté dans le Nouveau-Monde. L’Amérique Angloise, au moment de se séparer de sa Métropole, alloit redonner une leçon imposante, depuis long-temps oubliée, & que la Providence sembloit avoir réservée à notre Continent. Cette étonnante révolution avoit excité les esprits, avoit allumé les courages : l’élite de notre Noblesse guerrière avoit prévenu, sollicité, à la fin obtenu la permission d’en être le témoin, & de la favoriser par ses exploits : on la vit aller, comme les anciens Paladins, chercher la gloire & les hasards dans ces contrées éloignées.

L’alliance déclarée de la France & des États-Unis conduisit notre Académicien en Amérique : là, comme partout ailleurs , il fut ce qu’il devoit être ; toujours zélé, toujours propre à toutes les opérations auxquelles on l’employeroit, il sut unir aux talens militaires, l’art plus heureux de conquérir les cœurs- ; & l’estime universelle qu’il s’étoit conciliée, le rendit bientôt l’arbitre des négociations : son caractère, heureusement développé sur ce grand théâtre, donne un nouvel intérêt à la relation de son voyage : on y trouve ce que l’on observe dans ses autres Ouvrages ; une variété de connoissances qui étonne, des vues très fines, des descriptions dans des genres différens, dignes des plus grands Poètes & des Maîtres dans l’Art d’écrire ; par-tout de la facilité, de la noblesse, & de la grâce. Comme il fait attacher aux événemens qu’il décrit, aux hommes célèbres qu’il vous présente ! quelquefois il vous conduit dans l’asile de ces Républicains illustres ; vous vous croyez transportés aux premiers âges de la République Romaine & à la contemplation des Fabricius. Pourroit-on se défendre des émotions de l’enchantement & de la surprise, lorsqu’il vous fait arriver à la demeure élevée du célèbre Jefferson, & que, peignant l’époux & le père heureux, le Jurisconsulte & l’homme d’État, l’ami des Beux-Arts & de toutes les Sciences, le Politique profond, le Physicien habile, aussi familier avec les Langues savantes qu’avec celles de l’Europe, il s’écrie avec enthousiasme : « II semble que dès sa jeunesse Jefferson ait placé son esprit comme sa maison sur un lieu élevé d’où il pût contempler l’Univers ». Son style bientôt atteint à la hauteur de son sujet ; & le Voyageur inspire le sentiment dont son cœur est agité, lorsque, venant à peindre Washington, il pénètre ses Lecteurs de cette vénération tendre, de cette sainte admiration que les grands talens & les grandes vertus commandent. Achevant ensuite à grands traits son tableau, il vous montre l’Injustice & l’Envie n’osant traverser les mers, respectant un grand Homme, & le culte qui semble unir les deux Mondes, dans les hommages qu’ils lui rendent.

Le Panégyriste du Héros Américain est aussi celui de nos Militaires : on partage le bonheur qu’il éprouve à louer des François, & la Patrie lui saura toujours gré d’avoir fait vivre dans ses Écrits les noms de Rochambeau & de la Fayette, avec les noms des Libérateurs de l’Amérique.

Sans doute nos Guerriers auroient seuls le droit de parler du Marquis de Chastellux, & d’apprécier ses talens militaires ; peut-être devions-nous nous borner à peindre leurs regrets, ceux de la Marine, & la douleur de Washington ; il est cependant des actions qui méritent tous les hommages ; il est consolant de les rapporter, & l’on aime à ne les pas croire perdues pour l’exemple & pour l’imitation.

Avec la fortune la plus médiocre, M. de Chastellux fut dix-huit mois Major-Général de nos troupes, sans appointemens. On avoit voulu le charger d’une expédition dans le Nord de l’Amérique ; sa bravoure, son intelligence en garantissoient le succès ; il y renonça, prévoyant qu’il ne falloit point affoiblir l’armée qui alloit avoir besoin de toutes ses forces : héroïsme nouveau, pénible, sans doute, à sa valeur, qui le priva d’une gloire personnelle, & dont il ne peut retrouver le dédommagement que dans l’éloge du sacrifice qu’il en a fait. Le sentiment de la perte de M. de Chastellux sans cesse nous ramène à ces réflexions douloureuses : pourquoi a-t-il été ravi d’aussi bonne heure à nos espérances ? Ses talens et sa naissance l’appeloient aux premiers honneurs ; ils lui auroient destiné le sceptre de nos Guerriers, qu’un de ses pères avoit porté, il y a quatre siècles, avec gloire .

Que de traits à rapporter de notre Académicien, & dignes de toute nos éloges : combien de fois il fut ingénieux & délicat pour obliger ! Nous pourrions… mais la reconnoissance seule a le droit de révéler les secrets de la bienfaisance.

Votre estimable Confrère, que la Nature sembloit avoir privilégié, qu’elle prit plaisir à douer d’une imagination brûlante et sensible, que le beau, dans tous les genres, passionnoit, dont l’âme avoit été ouverte à toutes les illusions, à tous les sentimens qui font notre bonheur & quelquefois notre tourment, devoit enfin se lier par cette union si douce que la vertu épure, & dont la Société nous fait un devoir. M. de Chastellux venoit de se marier, mais son bonheur a été de peu de durée ; il a fini au moment où il alloit devenir père. Un rejeton vient de naître de cette tige que le souffle de la mort a trop tôt desséchée… Enfant intéressant, hélas ! le berceau qui vous attendoit étoit, d’avance, ombragé de cyprès ; vous avez perdu votre appui, mais la plus honorable adoption vous assure encore d’heureuses destinées. J’ai vu une Princesse auguste mêler sa douleur aux larmes de celle qui vous a donné le jour, & lui promettre de devenir votre seconde mère… Princesse chérie à tant de titres ! Quoi de plus noble, de plus fait pour votre cœur, que de protéger une race illustre, & de sortir du secret de vos vertus par des actes de bienfaisance & de sensibilité ? Paris aujourd’hui compte avec reconnoissance les nombreuses victimes que, vous venez, avec votre époux, d’arracher aux rigueurs d’un hiver désastreux & à toutes les horreurs de l’indigence. Combien de mères vous ont implorée pour n’avoir point à gémir sur leur importune fécondité ! combien de fois vous avez su, par des artifices adorables, ménager la pudeur de ces âmes délicates, dont le malheur n’a point abattu la fierté. Votre nom, désormais, ne se prononcera qu’avec attendrissement ; la reconnoissance publique vous élève des autels dans tous les cœurs ; on vous invoquera avec l’espérance, & comme la providence des infortunés.

Recommencerai-je, ici, Messieurs, l’éloge de votre Fondateur, éloge tant de fois-répété ? Ces voûtes n’ont cessé de retentir du nom de Richelieu, qui, né pour tout asservir, domina par son génie, & plus encore par son caractère, la France, son siècle, & son Roi ? Tardif Bienfaiteur de la Nation, il voulut soumettre après lui les esprits à une autorité nouvelle, dont on n’auroit point à se plaindre. En fondant l’Académie, il prépara l’Empire des lumières.

Séguier lui succéda, Séguier, le digne Interprète des Lois, l’Ami, le Protecteur des Muses : ce nom illustre n’a point fini en même temps que le Chancelier ; il est toujours cher à la Magistrature & aux Lettres.

En devenant votre Protecteur, Louis XIV parut commencer un règne de gloire. Comme Auguste, il donna son nom au siècle qui l’avoit vu naître : il créa les grands Hommes dont il fut illustré. Sans doute, l’enivrante adulation de tous les succès, cinquante ans d’idolâtrie & de triomphes préparèrent nos revers, & finirent par couvrir la France de consternation & de deuil ; mais le Monarque, au lit de la mort, déplorant ses victoires, se reprochant les impôts , & rétractant devant son Successeur, d’une manière si majestueuse & si franche, les erreurs d’un règne long-temps incomparable, n’a point à redouter la sévérité de l’Histoire ; son héroïsme, les malheurs de sa vieillesse, son courage pour les supporter le recommandent à la Postérité qui l’a déjà placé au rang des plus grands Rois.

Mais quel sujet, Messieurs, va bientôt s’offrir à vos talens, & qu’il méritera d’immortaliser vos travaux ! Vous aurez à peindre notre auguste Monarque ; vous aurez à rappeler à la France les bienfaits des premières années de son règne, son amour pour la justice, son intention, si constante & si digne d’être secondée, de s’éclairer par des conseils salutaires. Vous nous présenterez l’Europe pacifiée d’abord par l’ascendant de sa sagesse & de ses vertus ; une République fondée, par la puissance, au delà des mers ; & nos lois au moment de se régénérer.

D’autres merveilles se préparent : la Nation va s’assembler ; le meilleur des Rois s’environne de ses sujets ; il vient délibérer avec eux sur les intérêts de la grande famille. Les plaies sont dévorantes & invétérées, l’abîme est profond, mais nous en sortirons avec gloire. C’est du sein des désastres ; c’est au milieu de ses ruines, que Rome épuisée & presque anéantie, devint la maîtresse du Monde. Une Monarchie de quatorze cents ans, qu’il faut rendre immortelle ; un Maître vertueux & digne de notre amour ; vingt-quatre-millions d’hommes, qui composent le Peuple le plus généreux & le plus sensible de l’Univers, à rendre heureux : voilà le vaste & sublime objet des méditations & des efforts des États Généraux. Non, il n’est plus qu’un sentiment, qu’un vœu, qu’une patrie ; nos cœurs sont attendris, nos âmes font saisies du plus saint enthousiasme : nous avons pénétré l’intérieur du palais du Souverain ; nous avons vu les deux augustes Époux balancer, avec inquiétude, nos destinées, consulter leur sage Ministre, interroger les ressources, & vouloir notre bonheur en modérant l’usage du pouvoir suprême. Jouissez, Monarque citoyen, de ce noble & touchant abandon ; jouissez sans nuage & sans regret ; la France vous aime, & ne comptera jamais, ses propres sacrifices, lorsque vous demandez à vous dévouer pour elle.

L’abbé de Mably.
Claude de Beauvoir, Marquis de Chastellux, Maréchal de France en 1418.