Discours de réception de Félix Vicq d'Azyr

Le 11 décembre 1788

Félix VICQ d’AZIR

M. Vicq d’Azyr, ayant été élu par l’Académie française à la place laissée vacante par la mort de M. de Buffon, y est venu prendre séance le jeudi 11 décembre 1788, et a prononcé le discours qui suit :

 

     Messieurs,

     Dans le nombre de ceux auxquels vous accordez vos suffrages, il en est qui, déjà célèbres par d’immortels écrits, viennent associer leur gloire avec la vôtre ; mais il en est aussi qui, à la faveur de l’heureux accord qui doit régner entre les sciences et les arts, viennent vous demander, au nom des sociétés savantes, dont ils ont l’honneur d’être membres, à se perfectionner près de vous dans le grand art de penser et d’écrire, le premier des beaux arts, et celui dont vous êtes les arbitres et les modèles.

     C’est ainsi, Messieurs, c’est sous les auspices des corps savans auxquels j’ai l’honneur d’appartenir, que je me présente aujourd’hui parmi vous. L’un de ces corps1 vous est attaché depuis long-temps par des liens qui sont chers aux lettres ; dépositaire des secrets de la nature, interprète de ses lois, il offre à l’éloquence de grands sujets et de riches tableaux. Quelque éloignées que paroissent être de vos occupations les autres compagnies2 qui m’ont reçu dans leur sein, elles s’en rapprochent, en plusieurs points, par leurs études. Peut-être que les grands écrivains qui se sont illustrés dans l’art que je professe, qui ont contribué, par leurs veilles, à conserver dans toute leur pureté ces langues éloquentes de la Grèce et de l’Italie, dont vos productions ont fait revivre les trésors, qui ont le mieux imité Pline et Celse dans l’élégance de leur langage ; peut-être que ces hommes avoient quelques droits à vos récompenses. Animé par leurs exemples, j’ai marché de loin sur leurs traces ; j’ai fait de grands efforts, et vous avez couronné mes travaux.

     Et ce n’est pas moi seul dont les vœux sont aujourd’hui comblés. Que ne puis-je vous exprimer, Messieurs, combien la faveur que vous m’avez accordée a répandu d’encouragement et de joie parmi les membres et les correspondans nombreux de la compagnie savante dont je suis l’organe. J’ai vu que dans les lieux les plus éloignés, que par-tout où l’on cultive son esprit et sa raison, on connoît le prix de vos suffrages ; et si quelque chose pouvoit ajouter au bonheur de les avoir réunis, ce seroit celui de voir tant de savans estimables partager votre bienfait et ma reconnoissance ; ce seroit ce concours de tant de félicitations qu’ils m’ont adressées de toutes parts, lorsque vous m’avez permis de succéder parmi vous à l’homme illustre que le monde littéraire a perdu.

     Malheureusement il en est de ceux qui succèdent aux grands hommes, comme de ceux qui en descendent. On voudroit qu’héritiers de leurs priviléges, ils le fussent aussi de leurs talens ; et on les rend pour ainsi dire responsables de ces pertes que la nature est toujours si lente à réparer. Mais ces reproches, qui échappent au sentiment, aigri par la douleur, le silence qui règne dans l’empire des lettres, lorsque la voix des hommes éloquens a cessé de s’y faire entendre, ce vide qu’on ne sauroit combler, sont autant d’hommages offerts au génie. Ajoutons-y les nôtres, et méritons par nos respects que l’on nous pardonne d’être assis à la place du philosophe qui fut une des lumières de son siècle, et l’un des ornemens de sa patrie.

     La France n’avoit produit aucun ouvrage qu’elle pût opposer aux grandes vues des anciens sur la nature. Buffon naquit, et la France n’eut plus, à cet égard, de regrets à former.

     On touchoit au milieu du siècle ; l’auteur de la Henriade et de Zaïre continuoit de charmer le monde par l’inépuisable fécondité de son génie ; Montesquieu démêloit les causes physiques et morales qui influent sur les institutions des hommes ; le citoyen de Genève commençoit à les étonner par la hardiesse et l’éloquence de sa philosophie ; d’Alembert écrivoit cet immortel discours qui sert de frontispice au plus vaste de tous les monumens de la littérature ; il expliquoit la précession des équinoxes, et il créoit un nouveau calcul ; Buffon préparoit ses pinceaux, et tous ces grands esprits donnoient des espérances qui n’ont point été trompées.

     Quel grand, quel étonnant spectacle que celui de la nature ! Des astres étincelans et fixes qui répandent au loin la chaleur et la lumière ; des astres errans qui brillent d’un éclat emprunté, et dont les routes sont tracées dans l’espace ; des forces opposées, d’où naît l’équilibre des mondes ; l’élément léger qui se balance autour de la terre ; les eaux courantes qui la dégradent et la sillonnent ; les eaux tranquilles, dont le limon qui la féconde forme les plaines ; tout ce qui vit sur sa surface et tout ce qu’elle cache en son sein ; l’homme lui-même, dont l’audace a tout entrepris, dont l’intelligence a tout embrassé, dont l’industrie a mesuré le temps et l’espace ; la chaîne éternelle des causes, la série mobile des effets, tout est compris dans ce merveilleux ensemble. Ce sont ces grands objets que M. de Buffon a traités dans ses écrits. Historien, orateur, peintre et poète, il a pris tous les tons et mérité toutes les palmes de l’éloquence. Ses vues sont hardies, ses plans sont bien conçus, ses tableaux sont magnifiques. Il instruit souvent, il intéresse toujours ; quelquefois il enchante, il ravit ; il force l’admiration, lors même que la raison lui résiste. On retrouve dans ses erreurs l’empreinte de son génie ; et leur tableau prouveroit seul que celui qui les commit fut un grand homme.

     Lorsqu’on jette un coup d’œil général sur les ouvrages de M. de Buffon, on ne sait ce qu’on doit le plus admirer dans une entreprise si étendue, ou de la vigueur de son esprit, qui ne se fatigua jamais, ou de la perfection soutenue de son travail, qui ne s’est point démentie, ou de la variété de son savoir, que chaque jour il augmentoit par l’étude. Il excella sur-tout dans l’art de généraliser ses idées et d’enchaîner les observations. Souvent, après avoir recueilli des faits jusqu’alors isolés et stériles, il s’élève et il arrive aux résultats les plus inattendus. En le suivant, les rapports naissent de toutes parts ; jamais on ne sut donner à des conjectures plus de vraisemblance, et à des doutes l’apparence d’une impartialité plus parfaite. Voyez avec quel art, lorsqu’il établit une opinion, les probabilités les plus foibles sont placées les premières ; à mesure qu’il avance, il en augmente si rapidement le nombre et la force, que le lecteur subjugué se refuse à toute réflexion qui porteroit atteinte à son plaisir. Pour éclairer les objets, M. de Buffon emploie, suivant le besoin, deux manières : dans l’une, un jour doux, égal, se répand sur toute la surface ; dans l’autre, une lumière vive, éblouissante n’en frappe qu’un seul point. Personne ne voila mieux ces vérités délicates qui ne veulent qu’être indiquées aux hommes. Et, dans son style, quel accord entre l’expression et la pensée ! Dans l’exposition des faits, sa phrase n’est qu’élégante ; dans les préfaces de ses traductions, il ne montre qu’un écrivain correct et sage. Lorsqu’il applique le calcul à la morale, il se contente de se rendre intelligible à tous. S’il décrit une expérience, il est précis et clair ; on voit l’objet dont il parle ; et pour des yeux exercés, c’est le trait d’un grand artiste. Mais on s’aperçoit sans peine que ce sont les sujets élevés qu’il cherche et qu’il préfère. C’est en les traitant qu’il déploie toutes ses forces, et que son style montre toute la richesse de son talent. Dans ces tableaux où l’imagination se repose sur un merveilleux réel, comme Manilius et Pope, il peint pour instruire ; comme eux, il décrit ces grands phénomènes, qui sont plus imposans que les mensonges de la fable ; comme eux, il attend le moment de l’inspiration pour produire ; et comme eux il est poète. En lui, la clarté, cette qualité première des écrivains, n’est point altérée par l’abondance. Les idées principales, distribuées avec goût, forment les appuis du discours ; il a soin que chaque mot convienne à l’harmonie autant qu’à la pensée ; il ne se sert pour désigner les choses communes que de ces termes généraux qui ont, avec ce qui les entoure, des liaisons étendues. À la beauté du coloris, il joint la vigueur du dessin ; à la force, s’allie la noblesse ; l’élégance de son langage est continue ; son style est toujours élevé, souvent sublime, imposant et majestueux ; il charme l’oreille, il séduit l’imagination ; il occupe toutes les facultés de l’esprit ; et pour produire ces effets, il n’a besoin ni de la sensibilité, qui émeut et qui touche, ni de la véhémence qui entraîne et qui laisse dans l’étonnement celui qu’elle a frappé. Que l’on étudie ce grand art dans le discours où M. de Buffon en a tracé les règles, on y verra par-tout l’auteur se rendant un compte exact de ses efforts, réfléchissant profondément sur ses moyens, et dictant des lois auxquelles il n’a jamais manqué d’obéir. Lorsqu’il vous disoit, Messieurs, que les beautés du style sont les droits les plus sûrs que l’on puisse avoir à l’admiration de la postérité ; lorsqu’il vous exposoit comment un écrivain, en s’élevant par la contemplation à des vérités sublimes, peut établir sur des fondemens inébranlables des monumens immortels ; il portoit en lui le sentiment de sa destinée, et c’étoit alors une prédiction qui fut bientôt accomplie.

     Je n’aurois jamais osé, Messieurs, parler ici de l’élocution et du style, si, en essayant d’apprécier M. de Buffon sous ce rapport, je n’avois été conduit par M. de Buffon lui-même. C’est en lisant ses ouvrages que l’on éprouve toute la puissance du talent qui les a produits, et de l’art qui les a formés. Je sens mieux que personne combien il est difficile de célébrer dignement tant de dons rassemblés ; et lors même que cet éloge me ramène aux objets les plus familiers de mes travaux, j’ai lieu de douter encore que j’aie rempli votre attente. Mais les ouvrages de M. de Buffon sont si répandus, et l’on s’est tant occupé de la nature en l’étudiant dans ses écrits, que, pour donner de ce grand homme l’idée que j’en ai conçue, je n’ai pas craint, Messieurs, de vous entretenir aussi des plus profonds objets de ses méditations et de ses travaux.

     Avant de parler de l’homme et des animaux, M. de Buffon devoit décrire la terre qu’ils habitent, et qui est leur domaine commun ; mais la théorie de ce globe lui parut tenir au systême entier de l’Univers ; et différens phénomènes, tels que l’augmentation successive des glaces vers les pôles, et la découverte des ossemens des grands animaux dans le Nord, annonçant qu’il avoit existé sur cette partie de notre planète une autre température. M. de Buffon chercha, sans la trouver, la solution de cette grande énigme dans la suite des faits connus. Libre alors, son imagination féconde osa suppléer à ce que les travaux des hommes n’avoient pu découvrir. Il dit avec Héziode : vous connoîtrez quand la terre commença d’être, et comment elle enfanta les hautes montagnes. Il dit avec Lucrèce : J’enseignerai avec quels élémens la nature produit, accroît et nourrit les animaux ; et se plaçant à l’origine des choses : Un astre, ajouta-t-il, a frappé le soleil ; il en a fait jaillir un torrent de matière embrasée, dont les parties condensées insensiblement par le froid ont formé les planètes. Sur le globe que nous habitons, les molécules vivantes se sont composées de l’union de la matière inerte avec l’élément du feu ; les régions des pôles, où le refroidissement a commencé, ont été, dans le principe, la patrie des plus grands animaux. Mais déjà la flamme de la vie s’y est éteinte ; et la terre se dépouillant, par degrés, de sa verdure, finira par n’être plus qu’un vaste tombeau.

     On trouve dans ces fictions brillantes la source de tous les systêmes que M. de Buffon a formés. Mais pour savoir jusqu’à quel point il tenoit à ces illusions de l’esprit, qu’on le suive dans les routes où il s’engage. Ici, plein de confiance dans ses explications, il rappelle tout à des lois que son imagination a dictées. Là, plus réservé, il juge les systêmes de Wihston et de Leibnitz comme il convient au traducteur de Newton ; et la sévérité de ses principes étonne ceux qui savent combien est grande ailleurs la hardiesse des ses suppositions. Est-il blessé par la satire ? Il reprend ces théories qu’il avoit presque abandonnées ; il les accommode aux découvertes qui ont changé la face de la physique ; et, perfectionnées, elles excitent de nouveau les applaudissemens et l’admiration que des critiques maladroits avoient projeté de lui ravir. Plus calme ailleurs, il convient que ses hypothèses sont dénuées de preuves ; et il semble se justifier plutôt que s’applaudir de les avoir imaginées. Maintenant son art est connu, et son secret est dévoilé. Ce grand homme n’a rien négligé de ce qui pouvoit attirer sur lui l’attention générale, qui étoit l’objet de tous ses travaux. Il a voulu lier, par une chaîne commune, toutes les parties du systême de la nature ; il n’a point pensé que, dans une si longue carrière, le seul langage de la raison pût se faire entendre à tous ; et cherchant à plaire pour instruire, il a mêlé quelquefois les vérités aux fables, et plus souvent quelques fictions aux vérités.

     Dans les discours dont je dois rassembler ici les principales idées, les problêmes les plus intéressans sont proposés et résolus. On y cherche parmi les lieux les plus élevés du globe, quel fut le berceau du genre humain ; on y peint les premiers peuples s’entourant d’animaux esclaves ; des colonies nombreuses suivant la direction et les pentes des montagnes, qui leur servent d’échelons pour descendre au loin dans les plaines, et la terre se couvrant, avec le temps, de leur postérité.

     On y demande s’il y a des hommes de plusieurs espèces ; l’on y fait voir que depuis les zônes froides, que le Lapon et l’Eskimau partagent avec les phoques et les ours blancs, jusqu’aux climats qui disputent à l’Africain le lion et la panthère, la grande cause qui modifie les êtres est la chaleur. L’on y démontre que ce sont ses variétés qui produisent les nuances de la couleur et les différences de la stature des divers habitans du globe, et que nul caractère constant n’établit entre eux des différences déterminées. D’un pole à l’autre, les hommes ne forment donc qu’une seule espèce ; ils ne composent qu’une même famille. Ainsi, c’est aux naturalistes qu’on doit les preuves physiques de cette vérité morale, que l’ignorance et la tyrannie ont si souvent méconnue, et que, depuis si long-temps, les Européens outragent lorsqu’ils achètent leurs frères, pour les soumettre sans relâche à un travail sans salaire, pour les mêler à leurs troupeaux et s’en former une propriété dans laquelle il n’y a de légitime que la haine vouée par les esclaves à leurs oppresseurs, et les imprécations adressées à leurs oppresseurs, et les imprécations adressées par ces malheureux au ciel contre tant de barbarie et d’impunité.

     On avoit tant écrit sur les sens que la matière paroissoit épuisée ; mais on n’avoit point indiqué l’ordre de leur prééminence dans les diverses classes d’animaux. C’est ce que M. de Buffon a fait ; et considérant que les rapports des sensations dominantes doivent être les mêmes que ceux des organes, qui en sont le foyer, il en a conclu que l’homme, instruit sur tout par le toucher, qui est un sens profond, doit être attentif, sérieux et réfléchi ; que le quadrupède, auquel l’odorat et le goût commandent, doit avoir des appétits véhémens et grossiers, tandis que l’oiseau, que l’œil et l’oreille conduisent, aura des sensations vives, légères, précipitées comme son vol, et étendues comme la sphère où il se meut en parcourant les airs.

     En parlant de l’éducation, M. de Buffon prouve que dans toutes les classes d’animaux, c’est par les soins assidus des mères que s’étendent les facultés des êtres sensibles ; que c’est par le séjour que les petits font près d’elles que se perfectionne leur jugement et que se développe leur industrie : de sorte que les plus imparfaits de tous sont ceux par qui ne fut jamais pressé le sein qui les porta, et que le premier est l’homme qui, si long-temps foible, doit à celle dont il a reçu le jour, tant de caresses, tant d’innocens plaisirs, tant de douces paroles, tant d’idées et de raisonnemens, tant d’expérience et de savoir ; que sans cette première instruction qui forme l’esprit, il demeureroit peut-être muet et stupide parmi les animaux auxquels il devoit commander.

     Les idées morales sont toutes appuyées sur des vérités physiques, et comme celles-ci résultent de l’observation et de l’expérience, les premières naissent de la réflexion et de la philosophie. M. de Buffon, en les mêlant avec art les unes aux autres, a su tout animer et tout embellir. Il en a fait sur-tout le plus ingénieux usage pour combattre les maux que répand parmi les hommes la peur de mourir. Tantôt s’adressant aux personnes les plus timides, il leur dit que le corps énervé ne peut éprouver de vives souffrances au moment de sa dissolution ; tantôt voulant convaincre les lecteurs les plus éclairés, il leur montre, dans le désordre apparent de la destruction, un des effets de la cause qui conserve et qui régénère ; il leur fait remarquer que le sentiment de l’existence ne forme point en nous une trame continue ; que ce fil se rompt chaque jour par le sommeil, et que ces lacunes, dont personne ne s’effraye, appartiennent toutes à la mort ; tantôt parlant aux vieillards, il leur annonce que le plus âgé d’entre eux, s’il jouit d’une bonne santé, conserve l’espérance légitime de trois années de vie ; que la mort se ralentit dans sa marche, à mesure qu’elle s’avance, et que c’est encore une raison pour vivre que d’avoir long-temps vécu.

     Les calculs que M. de Buffon a publiés sur ce sujet important, ne se bornent point à répandre des consolations ; on en tire encore des conséquences utiles à l’administration des peuples. Il prouve que les grandes villes sont des abîmes où l’espèce humaine s’engloutit. On y voit que les années les moins fertiles en subsistance sont aussi les moins fécondes en hommes. De nombreux résultats y montrent que le corps politique languit lorsqu’on l’opprime ; qu’il se fatigue et s’épuise lorsqu’on l’irrite ; qu’il dépérit faute de chaleur ou d’aliment, et qu’il ne jouit de toutes ses forces qu’au sein de l’abondance et de la liberté.

     M. de Buffon est donc le premier qui ait uni la géographie à l’histoire naturelle, et qui ait appliqué l’histoire naturelle à la philosophie ; le premier qui ait distribué les quadrupèdes par Zônes, qui les ait comparés entre eux dans les deux mondes, et qui leur ait assigné le rang qu’ils doivent tenir à raison de leur industrie. Il est le premier qui ait dévoilé les causes de la dégénération des animaux ; savoir, le changement de climat, d’alimens et de mœurs, c’est-à-dire, l’éloignement de la patrie et la perte de la liberté. Il est le premier qui ait expliqué comment les peuples des deux continens se sont confondus ; qui ait réuni dans un tableau toutes les variétés de notre espèce, et qui, dans l’histoire de l’homme, ait fait connoître, comme un caractère que l’homme seul possède, cette flexibilité d’organes qui se prête à toutes les températures, et qui donne le pouvoir de vivre et de vieillir dans tous les climats.

     Parmi tant d’idées exactes et de vues neuves, comment ne reconnoîtroit-on pas une raison forte que l’imagination n’abandonne jamais, et qui, soit qu’elle s’occupe à discuter, à diviser ou à conclure, mêlant des images aux abstractions, et des emblêmes aux vérités, ne laisse rien sans liaisons, sans couleur ou sans vie, peint ce que les autres ont décrit, substitue des tableaux ornés à des détails arides, des théories brillantes à de vaines suppositions, crée une science nouvelle, et force tous les esprits à méditer sur les objets de son étude, et à partager ses travaux et ses plaisirs.

     Dans le nombre des critiques qui s’élevèrent contre la première partie de l’histoire naturelle de M. de Buffon, M. l’abbé de Condillac, le plus redoutable de ses adversaires, fixa tous les regards. Son esprit jouissoit de toute sa force dans la dispute. Celui de M. de Buffon au contraire y étoit en quelque sorte étranger. Veut-on les bien connoître ? Que l’on jette les yeux sur ce qu’ils ont dit des sensations. Ici les deux philosophes partent du même point ; c’est un homme que chacun d’eux veut animer ; l’un, toujours méthodique, commence par ne donner à sa statue qu’un seul sens à-la-fois. Toujours abondant, l’autre ne refuse à la sienne aucun des dons qu’elle auroit pu tenir de la nature. C’est l’odorat, le plus obtus des organes, que le premier met d’abord en usage. Déjà le second a ouvert les yeux de sa statue à la lumière, et ce qu’il y a de plus brillant a frappé ses regards. M. l’abbé de Condillac fait une analyse complète des impressions qu’il communique. M. de Buffon au contraire a disparu ; ce n’est plus lui, c’est l’homme qu’il a créé, qui voit, qui entend et qui parle. La statue de M. l’abbé de Condillac, calme, tranquille, ne s’étonne de rien, parce que tout est prévu, tout est expliqué par son auteur. Il n’en est pas de même de celle de M. de Buffon ; tout l’inquiète, parce qu’abandonnée à elle-même, elle est seule dans l’univers : elle se meut, elle se fatigue ; elle s’endort ; son réveil est une seconde naissance, et comme le trouble de ses esprits fait une partie de son charme, il doit excuser une partie de ses erreurs. Plus l’homme de M. l’abbé de Condillac avance dans la carrière de son éducation, plus il s’éclaire ; il parvient enfin à généraliser les idées, et à découvrir en lui-même les causes de sa dépendance, et les sources de sa liberté. Dans la statue de M. de Buffon, ce n’est pas la raison qui se perfectionne, c’est le sentiment qui s’exalte ; elle s’empresse de jouir ; c’est Galathée qui s’anime sous le ciseau de Pygmalion ; et l’amour achève son existence. Dans ces productions de deux de nos grands hommes, je ne vois rien de semblable : dans l’une on admire une poésie sublime, dans l’autre une philosophie profonde. Pourquoi se traitoient-ils en rivaux, puisqu’ils alloient par des chemins différens à la gloire, et que tous les deux étoient également sûrs d’y arriver ?

     Au discours sur la nature des animaux, succéda leur description. Aucune production semblable n’avoit encore attiré les regards des hommes. Swammerdan avoit écrit sur les insectes. Occupé des mêmes travaux, Réaumur avoit donné à l’histoire naturelle le premier asile qu’elle ait eu parmi nous, et ses ouvrages, quoique diffus, étoient recherchés. Ce fut alors que M. de Buffon se montra. Fort de la conscience de son talent, il commanda l’attention. Il s’attacha d’abord à détruire le merveilleux de la prévoyance attribuée aux insectes ; il rappela les hommes à l’étude de leurs propres organes ; et dédaignant toute méthode, ce fut à grands traits qu’il dessina ses tableaux. Autour de l’homme, à des distances que le savoir et le goût ont mesurées, il plaça les animaux dont l’homme a fait la conquête, ceux qui le servent près de ses foyers, ou dans les travaux champêtres ; ceux qu’il a subjugués et qui refusent de le servir ; ceux qui le suivent, le caressent et l’aiment ; ceux qui le suivent et le caressent sans l’aimer ; ceux qu’il repousse par la ruse ou qu’il attaque à force ouverte ; et les tribus nombreuses d’animaux qui, bondissant dans les taillis, sous les futaies, sur la cîme des montagnes, ou au sommet des rochers, se nourrissent de feuilles et d’herbes ; et les tribus redoutables de ceux qui ne vivent que de meurtre et de carnage. À ces groupes de quadrupèdes, il opposa des groupes d’oiseaux. Chacun de ces êtres lui offrit une physionomie, et reçut de lui un caractère. Il avoit peint le Ciel, la terre, l’homme, et ses âges, et ses jeux, et ses malheurs, et ses plaisirs ; il avoit assigné aux divers animaux toutes les nuances des passions ; il avoit parlé de tout, et tout parloit de lui. Ainsi quarante années de vie littéraire furent pour M. de Buffon quarante années de gloire ; ainsi le bruit de tant d’applaudissemens étouffa les cris aigus de l’envie, qui s’efforçoît d’arrêter son triomphe. Ainsi, le dix-huitième siècle rendit à Buffon vivant les honneurs de l’immortalité.

     M. de Buffon a décrit plus de quatre cents espèces d’animaux ; et, dans un si long travail, sa plume ne s’est point fatiguée. L’exposition de la structure et l’énumération des propriétés, par les places qu’elles occupent, servent à reposer la vue, et font ressortir les autres parties de la composition. Les différences des habitudes, des appétits, des mœurs et du climat, offrent des contrastes dont le jeu produit des effets brillans. Des épisodes heureux y répandent de la variété, et diverses moralités y mêlent, comme dans des apologues, des leçons utiles. S’il falloit prouver ce que j’avance, qu’aurois-je, Messieurs, à faire de plus que de retracer des lectures qui ont été la source de vos plaisirs ? Vous n’avez point oublié avec quelle noblesse, rival de Virgile, M. de Buffon a peint le coursier fougueux, s’animant au bruit des armes, et partageant avec l’homme les fatigues de la guerre et la gloire des combats ; avec quelle vigueur il a dessiné le tigre qui, rassasié de chair, est encore altéré de sang. Comme on est frappé de l’opposition de ce caractère féroce, avec la douceur de la brebis, avec la docilité du chameau, de la vigogne et du renne, auxquels la nature a tout donné pour leurs maîtres ; avec la patience du bœuf, qui est le soutien du ménage, et la force de l’agriculture ! Qui n’a pas remarqué parmi les oiseaux dont M. de Buffon a décrit les mœurs, le courage franc du faucon, la cruauté lâche du vautour, la sensibilité du serin, la pétulance du moineau, la familiarité du troglodyte, dont le ramage et la gaieté bravent la rigueur de nos hivers, et les douces habitudes de la colombe, qui sait aimer sans partage ; et les combats innocens des fauvettes, qui sont l’emblème de l’amour léger ? Quelle variété, quelle richesse dans les couleurs avec lesquelles M. de Buffon a peint la robe du zèbre, la fourrure du léopard, la blancheur du cygne et l’éclatant plumage de l’oiseau mouche ! Comme on s’intéresse à la vue des procédés industrieux de l’éléphant et du castor ! Que de majesté dans les épisodes où M. de Buffon compare les terres anciennes et brûlées des déserts de l’Arabie, où tout a cessé de vivre, avec les plaines fangeuses du nouveau continent, qui fourmillent d’insectes, où se traînent d’énormes reptiles, qui sont couverts d’oiseaux ravisseurs, et où la vie semble naître du sein des eaux ! Quoi de plus moral enfin que les réflexions que ces beaux sujets ont dictées ! C’est, dit-il, (à l’article de l’éléphant) parmi les êtres les plus intelligens et les plus doux que la nature a choisi le Roi des animaux ; mais je m’arrête. En vain j’accumulerois ici les exemples ; entouré des richesses que le génie de M. de Buffon a rassemblées il me seroit également impossible de les faire connoître et de les rappeler toutes dans ce discours. J’ai voulu seulement, pour paroître meilleur, emprunter un instant son langage. J’ai voulu graver sur sa tombe, en ce jour de deuil, quelques unes de ses pensées ; j’ai voulu, Messieurs, consacrer ici ma vénération pour sa mémoire, et vous montrer qu’au moins j’ai médité long-temps sur ses écrits.

     Lorsque M. de Buffon avoit conçu le projet de son ouvrage, il s’étoit flatté qu’il lui seroit possible de l’achever dans son entier. Mais le temps lui manqua ; il vit que la chaîne de ses travaux alloit être rompue ; il voulut au moins en former le dernier anneau, l’attacher et le joindre au premier.

     Les minéraux, à l’étude desquels il a voué la fin de sa carrière, vus sous tous les rapports, sont en opposition avec les êtres animés, qui ont été les sujets de ses premiers tableaux. De toutes parts, dans le premier règne, l’existence se renouvelle et se propage ; tout y est vie, mouvement et sensibilité. Ici, c’est au contraire l’empire de la destruction : la terre, observée dans l’épaisseur des couches qui la composent, est jonchée d’ossemens ; les générations passées y sont confondues ; les générations à venir s’y engloutiront encore ; nous-mêmes en ferons partie. Les marbres des palais, les murs des maisons, le sol qui nous soutient, le vêtement qui nous couvre, l’aliment qui nous nourrit, tout ce qui sert à l’homme est le produit et l’image de la mort.

     Ce sont ces grands contrastes que M. de Buffon aimoit à saisir, et lorsqu’abandonnant à l’un de ses amis, qui s’est montré digne de cette association honorable, mais qui déjà n’est plus, le soin de finir son Traité des oiseaux, il se livroit à l’examen des corps que la terre cache en son sein ; il y cherchoit, on n’en peut douter, de nouveaux sujets à peindre ; il vouloit considérer et suivre les continuelles métamorphoses de la matière, qui vit dans les organes, et qui meurt hors des limites de leur énergie ; il vouloit dessiner ces grands laboratoires où se préparent la chaux, la craie, la soude et la magnésie au fond du vaste Océan : il vouloit parler de la nature active, j’ai presque dit des sympathies, de ce métal ami de l’homme, sans lequel nos vaisseaux vogueroient au hasard sur les mers ; il vouloit décrire l’éclat et la limpidité des pierres précieuses, échappées à ses pinceaux ; il vouloit montrer l’or suspendu dans les fleuves, dispersé dans les sables, ou caché dans les mines, et se dérobant par-tout à la cupidité qui le poursuit ; il vouloit adresser un discours éloquent aux Nations sur la nécessité de chercher les richesses, non dans des cavernes profondes, mais sur tant de plaines incultes qui, livrées au laboureur, produiroient à jamais l’abondance et la santé.

     Quelquefois M. de Buffon montre dans son talent une confiance qui est l’ame des grandes entreprises. Voilà, dit-il, ce que j’aperçois par la vue de l’esprit ; et il ne trompe point : car cette vue seule lui a découvert des rapports que d’autres n’ont trouvés qu’à force de veilles et de travaux. Il avoit jugé que le diamant étoit inflammable, parce qu’il y avoit reconnu, comme dans les huiles, une réfraction puissante. Ce qu’il a conclu de ses remarques sur l’étendue des glaces australes, Coock l’a confirmé. Lorsqu’il comparoit la respiration à l’action d’un feu toujours agissant ; lorsqu’il distinguoit deux espèces de chaleur, l’une lumineuse et l’autre obscure ; lorsque, mécontent du phlogistique de Sthaal, il en formoit un à sa manière ; lorsqu’il créoit un soufre ; lorsque, pour expliquer la calcination et la réduction des métaux, il avoit recours à un agent composé de feu, d’air et de lumière ; dans ces différentes théories, il faisoit tout ce qu’on peut attendre de l’esprit ; il devançoit l’observation ; il arrivoit au but sans avoir passé par les sentiers pénibles de l’expérience ; c’est ce qu’il l’avoit vu d’en haut et qu’il étoit descendu pour l’atteindre, tandis que d’autres ont à gravir long-temps pour y arriver.

     Celui qui a terminé un long ouvrage se repose en y songeant. Ce fut en réfléchissant ainsi sur le grand édifice qui étoit sorti de ses mains, que M. de Buffon projeta d’en resserrer l’étendue dans des sommaires, où ses observations, rapprochées de ses principes, et mises en action, offriroient toute sa théorie dans un mouvant tableau. À cette vue il en joignit une autre. L’histoire de la nature lui parut devoir comprendre, non-seulement tous les corps, mais aussi toutes les durées et tous les espaces. Par ce qui reste, il espéra qu’il joindroit le présent au passé, et que de ces deux points il se porteroit sûrement vers l’avenir. Il réduisit à cinq grands faits tous les phénomènes du mouvement et de la chaleur du globe ; de toutes les substances minérales, il forma cinq monumens principaux ; et présent à tout, marchant d’une de ces bases vers l’autre, calculant leur ancienneté, mesurant leurs intervalles, il assigna aux révolutions leurs périodes, au monde ses âges, à la nature ses époques.

     Qu’il est grand et vaste ce projet de montrer les traces des siècles empreintes depuis le sommet des plus hautes élévations du globe jusqu’au fond des abîmes, soit dans ces massifs que le temps a respectés, soit dans ces couches immenses formées par les débris des animaux muets et voraces qui pullulent si abondamment dans les mers ; soit dans ces productions dont les eaux ont couvert les montagnes ; soit dans ces dépouilles antiques de l’éléphant et de l’hippopotame que l’on trouve aujourd’hui sous des terres glacées ; soit dans ces excavations profondes, où parmi tant de métamorphoses, tant de compositions ébauchées, et tant de formes régulières, on prend l’idée de ce que peuvent le temps et le mouvement, et de ce que sont l’éternité et la toute-puissance.

     Mille objections ont été faites contre cette composition hardie. Mais que leurs auteurs disent si, lorsqu’ils affectent, par une critique aisée, d’en blâmer les détails, ils ne sont pas forcés à en admirer l’ensemble ; si jamais des sujets plus grands ont fixé leur attention ; si, quelque part, le génie a plus d’audace et d’abondance. J’oserai pourtant faire un reproche à M. de Buffon. Lorsqu’il peint la lune déjà refroidie ; lorsqu’il menace la terre de sa chaleur et de la destruction de ses habitans : je demande si cette image lugubre et sombre, si cette fin de tout souvenir, de toute pensée, si cet éternel silence n’offrent pas quelque chose d’effrayant à l’esprit ? Je demande si le désir des succès et des triomphes, si le dévouement à l’étude, si le zèle du patriotisme, si la vertu même, qui s’appuie si souvent sur l’amour de la gloire, si toutes ces passions, dont les vœux sont sans limites, n’ont pas besoin d’un avenir sans bornes ? Croyons plutôt que les grands noms ne périront jamais ; et quels que soient nos plans ne touchons point aux illusions de l’espérance, sans lesquelles que resteroit-il, hélas ! à la triste humanité ?

     Pendant que M. de Buffon voyoit chaque jour à Paris sa réputation s’accroître, un savant méditoit à Upsal le projet d’une révolution dans l’étude de la nature. Ce savant avoit toutes les qualités nécessaires aux succès des grands travaux. Il dévoua tous ses momens à l’observation ; l’examen de vingt mille individus suffit à peine à son activité. Il se servit, pour les classer, de méthodes qu’il avoit inventées ; pour les décrire, d’une langue qui étoit son ouvrage ; pour les nommer, de mots qu’il avoit fait revivre, ou que lui-même avoit formés. Ses termes furent jugés bizarres ; on trouva que son idiome étoit rude ; mais il étonna par la précision de ses phrases ; il rangea tous les êtres sous une loi nouvelle. Plein d’enthousiasme, il sembloit qu’il eût un culte à établir, et qu’il en fût le prophète. La première de ses formules fut à Dieu, qu’il salua comme le père de la nature. Les suivantes sont aux élémens, à l’homme, aux autres êtres, et chacune d’elles est une énigme d’un grand sens, pour qui veut l’approfondir. Avec tant de savoir et de caractère, Linné s’empara de l’enseignement dans les écoles ; il eut les succès d’un grand professeur ; M. de Buffon a eu ceux d’un grand philosophe. Plus généreux, Linné auroit trouvé dans les ouvrages de M. de Buffon des passages dignes d’être substitués à ceux de Sénèque, dont il a décoré les frontispices de ses divisions. Plus juste, M. de Buffon auroit profité des recherches de ce savant laborieux. Ils vécurent ennemis, parce que chacun d’eux regarda l’autre comme pouvant porter quelqu’atteinte à sa gloire. Aujourd’hui que l’on voit combien ces craintes étoient vaines, qu’il me soit permis à moi, leur admirateur et leur panégyriste, de rapprocher, de réconcilier ici leurs noms, sûr qu’ils ne me désavoueroient pas eux-mêmes, s’ils pouvoient être rendus au siècle qui les regrette et qu’ils ont tant illustré.

     Pour trouver des modèles auxquels M. de Buffon ressemble, c’est parmi les anciens qu’il faut les chercher. Platon, Aristote et Pline, voilà les hommes auxquels il faut qu’on le compare. Lorsqu’il traite des facultés de l’ame, de la vie, de ses élémens, et des moules qui les forment, brillant, élevé, mais subtil, c’est Platon dissertant à l’Académie ; lorsqu’il recherche quels sont les phénomènes des animaux, fécond, mais exact, c’est Aristote enseignant au lycée ; lorsqu’on lit ses discours, c’est Pline écrivant ses éloquens préambules. Aristote a parlé des animaux avec l’élégante simplicité que les Grecs ont portée dans toutes les productions de l’esprit. Sa vue ne se borna point à la surface, elle pénétra dans l’intérieur, où il examina les organes. Aussi ce ne sont point les individus, mais les propriétés générales des êtres qu’il considère. Ses nombreuses observations ne se montrent point comme des détails ; elles lui servent toujours de preuve ou d’exemple. Ses caractères sont évidens, ses divisions sont naturelles, son style est serré, son discours est plein ; avant lui, nulle règle n’étoit tracée ; après lui, nulle méthode n’a surpassé la sienne ; on a fait plus, mais on n’a pas fait mieux ; et le précepteur d’Alexandre sera long-temps encore celui de la postérité. Pline suivit un autre plan, et mérita d’autres louanges ; comme tous les orateurs et les poètes latins, il rechercha les ornemens et la pompe dans le discours. Ses écrits contiennent, non l’examen, mais le récit de ce que l’on savoit de son temps. Il traite de toutes les substances, il révèle tous les secrets des arts ; tout y est indiqué, sans que rien y soit approfondi : aussi l’on en tire souvent des citations, et jamais des principes. Les erreurs que l’on y trouve ne sont point à lui ; il ne les adopte point, il les raconte ; mais les véritables beautés, qui sont celles du style, lui appartiennent. Ce sont, au reste, moins les mœurs des animaux que celles des Romains qu’il expose. Vertueux ami de Titus, mais effrayé par les règnes de Tibère et de Néron, une teinte de mélancolie se mêle à ses tableaux ; chacun de ses livres reproche à la nature le malheur de l’homme, et par-tout il respire, comme Tacite, la crainte et l’horreur des tyrans. M. de Buffon, qui a vécu dans des temps calmes, regarde au contraire la vie comme un bienfait ; il applique aussi les vérités physiques à la morale, mais c’est toujours pour consoler ; il est orné comme Pline ; mais, comme Aristote, il recherche, il invente ; souvent il va de l’effet à la cause, ce qui est la marche de la science, et il place l’homme au centre de ses descriptions. Il parle d’Aristote avec respect, de Platon avec étonnement, de Pline avec éloge ; les moindres passages d’Aristote lui paroissent dignes de son attention ; il en examine le sens, il les discute, il s’honore d’en être l’interprète et le commentateur. Il traite Pline avec moins de ménagement ; il le critique avec moins d’égards. Platon, Aristote et Buffon, n’ont point, comme Pline, recueilli les opinions des autres : ils ont répandu les leurs. Platon et Aristote ont imaginé, comme le philosophe françois, sur les mouvemens des cieux et sur la reproduction des êtres, des systèmes qui ont dominé long-temps. Ceux de M. de Buffon ont fait moins de fortune, parce qu’ils ont paru dans un siècle plus éclairé. Si l’on compare Aristote à Pline, on voit combien la Grèce étoit plus savante que l’Italie. En lisant M. de Buffon, l’on apprend tout ce que les connoissances physiques ont fait de progrès parmi nous ; ils ont tous excellé dans l’art de penser et dans l’art d’écrire. Les Athéniens écoutoient Platon avec délices ; Aristote dicta des lois à tout l’empire des lettres ; rival de Quintillien, Pline écrivit sur la grammaire et sur les talens de l’orateur. M. de Buffon vous offrit, Messieurs, à-la-fois le précepte et l’exemple. On cherchera dans ses écrits les richesses de notre langage, comme nous étudions dans Pline celles de la langue des Romains. Les savans, les professeurs étudient Aristote ; les philosophes, les théologiens lisent Platon ; les orateurs, les historiens, les curieux, les gens du monde préfèrent Pline. La lecture des écrits de M. de Buffon convient à tous ; seul, il vaut mieux que Pline ; avec M. Daubenton, son illustre compétiteur, il a été plus loin qu’Aristote. Heureux accord de deux ames dont l’union a fait la force, et dont les trésors étoient communs ; rare assemblage de toutes les qualités requises pour observer, décrire et peindre la nature ; phénomène honorable aux lettres, dont les siècles passés n’offrent point d’exemple, et dont il faut que les hommes gardent long-temps le souvenir. S’il m’étoit permis de suivre ici M. de Buffon dans la carrière des sciences physiques, nous l’y retrouverions avec cet amour du grand qui le distingue. Pour estimer la force et la durée des bois, il a soumis des forêts entières à ses recherches. Pour obtenir des résultats nouveaux sur les progrès de la chaleur, il a placé d’énormes globes de métal dans des fourneaux immenses. Pour résoudre quelques problêmes sur l’action du feu, il a opéré sur des torrens de flamme et de fumée. Il s’est appliqué à la solution des questions les plus importantes à la fonte des grandes pièces d’artillerie ; disons aussi qu’il s’est efforcé de donner plus de perfection aux fers de charrue, travail vraiment digne que la philosophie le consacre à l’humanité. Enfin, en réunissant les foyers de plusieurs miroirs en un seul, il a inventé l’art qu’employèrent Proclus et Archimède pour embraser au loin des vaisseaux. On doit sur-tout le louer de n’avoir pas, comme Descartes, refusé d’y croire. Tout ce qui étoit grand et beau lui paroissoit devoir être tenté, et il n’y avoit d’impossible pour lui que les petites entreprises et les travaux obscurs, qui sont sans gloire comme sans obstacles.

     M. de Buffon fut grand dans l’aveu de ses fautes ; il les a relevées dans ses supplémens avec autant de modestie que de franchise, et il a montré par là tout ce que pouvoit sur lui la force de la vérité.

     Il s’étoit permis de plaisanter sur une lettre dont il ignoroit alors que M. de Voltaire fût l’auteur. Aussitôt qu’il l’eut appris, il déclara qu’il regrettoit d’avoir traité légèrement une des productions de ce grand homme ; et il joignit à cette conduite généreuse un procédé délicat, en répondant avec beaucoup d’étendue aux foibles objections de M. de Voltaire, que les Naturalistes n’ont pas même jugées dignes de trouver place dans leurs écrits.

     Pour savoir tout ce que vaut M. de Buffon, il faut, Messieurs, l’avoir lu tout entier. Pourrois-je ne pas vous le rappeler encore, lorsque dans sa réponse à M. de La Condamine, il le peignit voyageant sur ces monts sourcilleux que couvrent des glaces éternelles, dans ces vastes solitudes, où la nature, accoutumée au plus profond silence, dut être étonnée de s’entendre interroger pour la première fois. L’auditoire fut frappé de cette grande image, et demeura pendant quelques instans dans le recueillement, avant que d’applaudir.

     Si, après avoir admiré M. de Buffon dans toutes les parties de ses ouvrages, nous comparions les grands écrivains dont notre siècle s’honore, avec ceux par qui les siècles précédens furent illustrés, nous verrions comment la culture des sciences a influé sur l’art oratoire, en lui fournissant des objets et des moyens nouveaux. Ce qui distingue les écrivains philosophes, parmi lesquels celui que nous regrettons s’est acquis tant de gloire, c’est qu’ils ont trouvé dans la nature même, des sujets dont les beautés seront éternelles, c’est qu’ils n’ont montré les progrès de l’esprit que par ceux de la raison ; qu’ils ne se sont servis de l’imagination qu’autant qu’il falloit pour donner des charmes à l’étude ; c’est qu’avançant toujours et se perfectionnant sans cesse, on ne sait ni à quelle hauteur s’éléveront leurs pensées, ni quels espaces embrassera leur vue, ni quels effets produiront un jour la découverte de tant de vérités, et l’abjuration de tant d’erreurs.

     Pour suffire à d’aussi grands travaux, il a fallu de grands talens, de longues années, et beaucoup de repos. À Montbar, au milieu d’un jardin orné, s’élève une tour antique : c’est là que M. de Buffon a écrit l’histoire de la nature ; c’est de là que sa renommée s’est répandue dans l’univers. Il y venoit au lever du soleil, et nul importun n’avoit le droit de l’y troubler. Le calme du matin, les premiers chants des oiseaux, l’aspect varié des campagnes, tout ce qui frappoit ses sens le rappeloit à son modèle. Libre, indépendant, il erroit dans les allées ; il précipitoit, il modéroit, il suspendoit sa marche ; tantôt la tête vers le Ciel, dans le mouvement de l’inspiration, et satisfait de sa pensée ; tantôt recueilli, cherchant, ne trouvant pas, ou prêt à produire, il écrivoit, il effaçoit, il écrivoit de nouveau pour effacer encore ; rassemblant, accordant avec le même soin, le même goût, le même art, toutes les parties du discours, il le prononçoit à diverses reprises, se corrigeant à chaque fois, et content enfin de ses efforts, il le déclamoit de nouveau pour lui-même, pour son plaisir, et comme pour se dédommager de ses peines. Tant de fois répétée, sa belle prose, comme de beaux vers, se gravoit dans sa mémoire ; il la récitoit à ses amis, il les engageoit à la lire eux-mêmes à haute voix en sa présence ; alors il l’écoutoit en juge sévère, et il la travailloit sans relâche, voulant s’élever à la perfection que l’écrivain impatient ne pourra jamais atteindre.

     Ce que je peins foiblement, plusieurs en ont été témoins. Une belle physionomie, des cheveux blancs, des attitudes nobles, rendoient ce spectacle imposant et magnifique ; car s’il y a quelque chose au-dessus des productions du génie, ce ne peut être que le génie lui-même, lorsqu’il compose, lorsqu’il crée, et que dans ses mouvemens sublimes il se rapproche, autant qu’il se peut, de la divinité.

     Voilà bien des titres de gloire. Quand ils seroient tous anéantis, M. de Buffon ne demeureroit pas sans éloge. Parmi les monumens dont la capitale s’honore, il en est un que la munificence des Rois consacre à la nature, où les productions de tous les règnes sont réunis, où les minéraux de la Suède et ceux du Potose, où le renne et l’éléphant, le pingoin et le kamichi sont étonnés de se trouver ensemble ; c’est M. de Buffon qui a fait ces miracles ; c’est lui qui, riche des tributs offerts à sa renommée par les Souverains, par les savans, par tous les naturalistes du monde, porta ces offrandes dans les cabinets confiés à ses soins. Il y avoit trouvé les plantes que Tournefort et Vaillant avoient recueillies et conservées ; mais aujourd’hui , ce que les fouilles les plus profondes et les voyages les plus étendus ont découvert de plus curieux et de plus rare, s’y montre rangé dans un petit espace. L’on y remarque sur-tout ces peuples de quadrupèdes et d’oiseaux qu’il a si bien peints ; et se rappelant comment il en a parlé, chacun les considère avec un plaisir mêlé de reconnoissance. Tout est plein de lui dans ce temple où il assista, pour ainsi dire, à son apothéose ; à l’entrée, sa statue, que lui seul fut étonné d’y voir, atteste la vénération de sa patrie, qui, tant de fois injuste envers ses grands hommes, ne laissa pour la gloire de M. de Buffon, rien à faire à la postérité.

     La même magnificence se déploie dans les jardins. L’école, l’amphithéâtre, les serres, les végétaux, l’enceinte elle-même, tout y est renouvelé, tout s’y est étendu, tout y porte l’empreinte de ce grand caractère, qui, repoussant les limites, ne se plût jamais que dans les grands espaces et au milieu des grandes conceptions. Des collines, des vallées artificielles, des terrains de diverse nature, des chaleurs de tous les degrés y servent à la culture des plantes de tous les pays. Tant de richesses et de variétés rappèlent l’idée de ces monts fameux de l’Asie, dont la cîme est glacée, tandis que les vallons situés à leur base sont brûlans, et sur lesquels les températures et les productions de tous les climats sont rassemblées.

     Une mort douloureuse et lente a terminé cette belle vie. À de grandes souffrances, M. de Buffon opposa un grand courage. Pendant de longues insomnies, il se félicitoit d’avoir conservé cette force de tête, qui, après avoir été la source de ses inspirations, l’entretenoit encore des grands objets de la nature. Il vécut tout entier jusqu’au moment où nous le perdîmes. Vous vous souvenez, Messieurs, de la pompe de ses funérailles ; vous y avez assisté avec les députés des autres Académies, avec tous les amis des lettres et des arts, avec ce cortége innombrable de personnes de tous les rangs, de tous les états qui suivoient en deuil au milieu d’une foule immense et consternée. Un murmure de louanges et de regrets rompoit quelquefois le silence de l’assemblée. Le temple vers lequel on marchoit ne put contenir cette nombreuse famille d’un grand homme. Les portiques, les avenues demeurèrent remplis ; et tandis que l’on chantoit l’hymne funèbre, ces discours, ces regrets, ces épanchemens de tous les cœurs ne furent point interrompus. Enfin, en se séparant, triste de voir le siècle s’appauvrir, chacun formoit des vœux pour que tant de respect rendus au génie fissent germer de nouveaux talens et préparassent une génération digne de succéder à celle dont on trouve parmi vous, Messieurs, les titres et les exemples.

     J’ai parlé des beautés du style et de l’étendue du savoir de M. de Buffon. Que ne peut s’élever ici, Messieurs, pour peindre dignement ses qualités et ses vertus, et pour ajouter beaucoup à vos regrets, la voix des personnes respectables dont il s’étoit environné ! Que ne peut sur-tout se faire entendre la voix éloquente d’une vertueuse amie, dont les tendres consolations, dont les soins affectueux, elle me permettra de dire, dont les hommages ont suivi cet homme illustre jusqu’au tombeau ! Elle peindroit l’heureuse alliance de la bonté du cœur et de la simplicité du caractère avec toutes les puissances de l’esprit ! Elle peindroit la résignation d’un philosophe souffrant et mourant sans plainte et sans murmure ! Cette excellente amie a été témoin de ses derniers efforts ; elle a reçu ses derniers adieux ; elle a recueilli ses dernières pensées. Qui mérita mieux qu’elle d’être dépositaire des dernières méditations du génie ! Que ne peut encore s’élever ici la voix imposante d’un illustre ami de ce grand homme, de cet administrateur qui, tantôt dans la retraite, éclaire les peuples par ses ouvrages, et tantôt dans l’activité du ministère, les rassure par sa présence et les conduit par sa sagesse ! Des sentimens communs d’admiration, d’estime et d’amitié rapprochoient ces trois ames sublimes. Que de douceur, que de charmes dans leur union ! Étudier la nature et les hommes, les gouverner et les instruire, leur faire du bien et se cacher, exciter leur enthousiasme et leur amour, ce sont presque les mêmes soins, les mêmes pensées ; ce sont des travaux et des vertus qui se ressemblent.

     Avec quelle joie M. de Buffon auroit vu cet ami3, ce grand ministre rendu par le meilleur des rois aux vœux de tous, au moment où les représentans du plus généreux des peuples vont traiter la grande affaire du salut de l’état, à la veille de ces grands jours où doit s’opérer la régénération solennelle du corps politique, où de l’union naîtront l’amour et la force ; où le père de la patrie recueillera ces fruits si doux de sa bienfaisance, de sa modération et de sa justice ; où son auguste compagne, mère sensible et tendre, si profondément occupée des soins qu’elle ne cesse de prodiguer à ses enfans, verra se préparer pour eux, avec la postérité commune, la gloire et le bonheur ; dans cette époque, la plus intéressante de notre histoire, qui peindra Louis XVI protégeant la liberté près de son trône, comme il l’a défendue au-delà des mers ; se plaisant à s’entourer de ses sujets ; chef d’une nation éclairée et régnant sur un peuple de citoyens ; roi par la naissance ; mais de plus, par la bonté de son cœur et par sa sagesse, le bienfaiteur de ses peuples et le restaurateur de ses états.

     Qu’il m’est doux, Messieurs, de pouvoir réunir tant de justes hommages à celui de la reconnoissance que je vous dois ! L’Académie françoise, fondée par un roi qui fut lui-même un grand homme, forme une république riche de tant de moissons de gloire, fameuse par tant de conquêtes, et si célèbre par vos propres travaux, que peu de personnes sont dignes d’être admises à partager avec vous un héritage transmis par tant d’ayeux illustres ; mais voulant embrasser dans toute son étendue le champ de la pensée, vous appelez à vous des colonies composées d’hommes laborieux dont vous éclairez le zèle, dont vous dirigez les travaux, et parmi lesquels j’ai osé former le vœu d’être placé. Ils vous apportent ce que le langage des sciences et des arts contient d’utile aux progrès des lettres ; et ce concert de tant de voix, dont chacune révèle quelques-uns des secrets du grand art qui préside à la culture de l’esprit, est un des plus beaux monumens que notre siècle puisse offrir à l’admiration de la postérité.

Notes :

1. L’Académie royale des sciences.
2. La Faculté et la Société royale de Médecine de Paris.
3. M. Necker