Réponse au discours de réception de Jean-Pierre Claris de Florian

Le 14 mai 1788

Michel-Jean SEDAINE

Réponse de M. Sedaine
au discours de M. de Florian

DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
le mercredi 14 mai 1788

PARIS PALAIS DU LOUVRE

 

 

Monsieur,

De toutes les ambitions permises à un homme de Lettres, la plus satisfaisante, sans doute, est celle de se faire aimer par le caractère de ses Ouvrages.

Mais quelle que soit l’étendue d’esprit que la Nature lui accorde l’avantage le plus précieux lui manque, s’il ne trouve pas dans son cœur la source inépuisable des sentimens qu’il veut peindre ; en vain par ses connoissances littéraires, par l’étude des grands modèles, par l’application assidue & profonde des bons principes ; en vain il s’efforceroit de suppléer à ce charme indéfinissable qui tire de sa propre émotion les moyens de la communiquer aux autres.

Ce don si rare, Monsieur, forme le caractère distinctif de vos productions, où jamais l’esprit, pour donner de l’éclat au style, n’affoiblit le sentiment ; il frappe avec d’autant plus de force, que sans s’écarter du fond du sujet, il est presque toujours inattendu ; car l’expression en est naïve & simple.

Cette simplicité d’expression n’exclut jamais dans les personnages que vous mettez en scène, la grandeur & la noblesse, même dans les états qui pourroient se dispenser d’en montrer ; c’est, je crois, cette vocation naturelle à les représenter ainsi, qui dès vos premiers pas dans la carrière des Lettres vous a déterminé à interroger, non les Muses d’une Nation dont la qualité brillante est d’être fine & spirituelle, mais les Écrits de celle qui joint à cet avantage, des sentimens de grandeur & de fierté, modérés par ceux de tendresse & de galanterie, qui ne peuvent exalter la tête qu’en partant du cœur.

Galatée, ce Roman pastoral que vous avez imité de Cervantes, a d’abord fixé sur vous l’attention du Public ; sans connoître même l’Ouvrage original, on est convenu qu’il n’étoit pas possible que vous n’eussiez rendu à l’Auteur espagnol le plus grand service, en lui prêtant les charmes de notre Langue, soit que vous marchiez sur ses pas, ou que vous racheviez la carrière qu’il avoit tracée.

Ce genre charmant, qui, en peignant les mœurs champêtres, si éloignées de la corruption des villes, nous montre l’homme dans la simplicité des premiers âges, ne peut, sans beaucoup d’art, se faire goûter dans nos climats, au milieu du tumulte de nos cités.

Plusieurs hommes de Lettres, distingués par leur esprit, Dursé, Segrais, Fontenelle, ont eu dans ce genre un succès mérité ; mais ils sont restés inconnus aux classes inférieures de la société : elles ne pouvoient avoir l’idée de cette jouissance que rien ne trouble en ces régions méridionales, où la Nature, favorisant l’indolence, a tout prodigué pour la satisfaire, & où les ames, plus disposées à la tendresse, ne connoissent de besoins réels que ceux du cœur.

Vous avez, Monsieur, vaincu pour nous la difficulté d’attacher par ces tableaux ; aussi, plus heureux que ceux qui vous ont précédé, votre Ouvrage s’est fait lire dans toutes les classes des citoyens. Il est vrai, & ma remarque ne diminuera point le mérite de vos Écrits, il est vrai que le goût de la lecture, excité par la curiosité des Papiers publics, est devenu nécessaire ; il s’est propagé dans tous les rangs, & les connoissances importantes dont la multitude même commence à se pénétrer, ont contribué à son plaisir & à votre gloire.

C’est en intéressant la sensibilité de vos lecteurs, que vous avez captivé leur suffrage ; ce moyen est tellement le vôtre, cette qualité précieuse est tellement inhérente en vous, que vous en avez mis l’empreinte sur des genres qui n’en paroissoient pas susceptibles.

Vous avez hasardé à l’un de nos Théâtres quelques petites pièces, fruits de vos loisirs & de vos amusemens. Dans ce genre de drames, le principal personnage n’avoit, jusqu’à vous, été connu que par sa balourdise & ses facéties, bon mari, bon père, bon maître ; il force presque l’auditeur au respect, par ses vertus naïves ; & par-là, vous nous avez prouvé que nous aimons à rendre hommage à quiconque remplit les devoirs les plus chers à l’humanité, en quelque rang que l’ait jeté le caprice de la fortune ou le hasard de la naissance.

Il faut convenir cependant que ce tribut d’hommage n’est jamais payé avec plus de satisfaction que lorsqu’il s’adresse aux personnes les plus éminentes. Qui de nous ne l’éprouve ? qui n’aime à changer son respect en vénération, lorsqu’il attache ses regards sur la vie entière d’une grande Princesse, qui, fille affectionnée, épouse fidèle, & mère tendre, a placé ses plus grands plaisirs dans ses devoirs envers son père, son époux, & ses enfans ; postérité brillante dont l’éducation solide promet les mêmes vertus, & de grands Hommes à la patrie.

Cette réflexion, Monsieur, née de la vérité plus que de la circonstance, me conduit naturellement à parler d’un de vos Ouvrages, important par le fond & par les motifs ; il a fait voir que vos pensées pouvoient s’élever du siège de gazon où vous vous complaisiez à les entretenir, jusques aux réflexions sublimes & profondes, dignes du Trône & des regards des Souverains.

Votre génie, en prenant un vol plus haut, a osé s’emparer des grands noms, & faire parler Zoroastre & Numa.

Votre Numa Pompilius, inspiré par la sagesse, sous les traits de l’amour & de la beauté (& votre dédicace en a fait une heureuse application), Numa Pompilius que vous avez fait passer par l’école austère de l’adversité, par les routes pénibles, qui seules mènent à la perfection, Numa s’élève enfin, par le choix des peuples, à l’auguste & suprême magistrature. Sa bonté, sa vigilance, & sa fermeté en règlent si bien tous les devoirs, qu’en lui les noms de père & de Roi n’ont plus que la même acception, ils deviennent synonymes ; & dans le temps où nous vivons la Langue françoise peut ne leur donner qu’une même signification.

En composant ce Roman moral, s’il vous eût été possible, Monsieur, d’effacer les traces sur lesquelles vous avez essayé de marcher, votre sincérité ne vous l’eût pas permis ; vous avez mieux aimé, fier d’être surpassé par la concurrence, vous livrer aux sentimens de respect dont vous êtes pénétré pour l’illustre Auteur de Télémaque, vous soumettre tout entier à sa haute supériorité, mettre à ses pieds le fruit de vos veilles, & l’offrande n’a point déparé l’autel.

Après cet ouvrage qui exigeoit de l’imagination, de la profondeur, & une connoissance raisonnée de l’histoire du siècle où vous faites agir votre héros, vous avez cherché un délassement dans votre propre domaine, vous êtes rentré dans vos foyers, en nous donnant le joli roman d’Estelle. L’hommage que vous y rendez aux lieux qui vous ont vu naître, est une nouvelle preuve de cette sensibilité qui vous caractérise. Les romances que vous avez trouvé l’art de joindre à la narration, en suspendent agréablement la marche, sans interrompre l’intérêt. Elles n’arrêtent le lecteur, que pour lui présenter sur sa route des fleurs qui, pour être nées dans les campagnes, n’en ont pas moins de couleurs & de parfums. La muse lyrique a pensé avec raison que ces romances lui appartenoient ; & elle s’est assuré des bouches de la renommée, en occupant celles que nous écoutons avec tant de plaisir.

Peut-être entrerois-je, sur cet ouvrage, en des détails plus étendus, si je ne craignois que la partie la plus aimable de cette assemblée n’eût à me reprocher d’avoir maladroitement passé sous silence les tableaux, les images, & les sentimens qui, dans cette pastorale, ont affecté son ame par les réflexions les plus tendres & les émotions les plus vives. Peut-être aussi qu’en remettant sous ses yeux les sacrifices, les dévoûmens, & la soumission parfaite des bergers qui y sont mis en scène, je craindrois qu’elle n’en fit une comparaison peu favorable à la conduite de la plupart des hommes dans leurs sentimens passionnés.

Glorieux avec justice de son suffrage unanime, non, Monsieur, vous ne regarderez point votre entrée à l’Académie comme une retraite honorable, qu’elle a quelquefois accordée à l’âge & à de longs travaux, mais plutôt comme un nouveau motif de remplir l’espérance que vos ouvrages ont déjà donnée.

Si vous n’étiez pas convaincu que vous devez aux Lettres tous les momens que vous pourrez leur consacrer, vous n’en sauriez pas, en présence de cette assemblée respectable, non, vous n’en auriez pas pris l’engagement authentique avec tout l’élan d’une ame qui brûle du désir de bien faire.

Ainsi, vous avez levé tous les doutes sur le besoin d’être excité ; & si je m’étois permis d’en avoir le soupçon, je vous aurois dit : suivez les exemples qui s’offrent à vos regards dans la Compagnie qui vous associe à sa gloire ; imitez cet homme de Lettres que la Nation regrette encore, l’Auteur sublime des Éloges des d’Aguesseau & des Descartes ; voyez, vous dirois-je, l’Auteur de Warvick, cet Académicien que tant de travaux ont fait choisir si justement pour être l’un des organes de ce Licée, où, sous les auspices d’un grand Prince, les inspirés du Dieu des Sciences & du goût font entendre leurs voix. Prenez, aurois-je ajouté, prenez pour exemple cet Académicien qui, jeune encore, osa se mesurer avec un Immortel, avec le plus grand Poète du siècle d’Auguste, & qui, pour l’honneur de sa Nation, ne craignit point de se charger d’une rivalité dangereuse, & de lutter avec les expressions d’une Langue claire, il est vrai, mais peut-être un peu sourde & prolixe, contre la riche prosodie & l’énergique précision de la Langue latine.

Ces trois athlètes, Monsieur, se sont, ainsi que vous, présentés aux portes de l’Académie, le front ceint des couronnes qu’ils y avoient remportées ; ils y ont été admis, comme vous, dans un âge peu avancé ; mais ils n’ont vu l’honneur qu’ils recevoient que comme une obligation de rentrer dans la lice, & comme la barrière de laquelle ils devoient s’élancer, pour prendre une course plus soutenue & plus rapide, & prétendre à de nouveaux lauriers.

Mais par ces conseils, que rend bien inutiles votre ardeur pour la gloire que vous ambitionnez, je retarde trop long-temps l’hommage que nous devons à la mémoire de M. le Cardinal de Luynes : quoique l’éloge que vous venez d’en faire ne me laisse presque rien à dire qui n’en devienne une répétition moins éloquente, il me reste encore quelques fleurs à répandre sur son tombeau.

Grand par sa naissance, par ses dignités, par ses vertus, M. le Cardinal eût pu sans doute se rendre recommandable par ses travaux littéraires, si la sévérité de son état & l’élévation de son ministère lui eussent permis de répondre au sourire enchanteur des Muses profanes. J’ai dans les mains un manuscrit que tout Écrivain auroit pu livrer à l’impression ; c’est la relation très-étendue qu’il a faite de son voyage à Rome, lorsqu’il y fut reçu Cardinal. Madame la Dauphine, mère de notre auguste Monarque, avoit accepté cette relation, Ouvrage écrit avec pureté, noblesse, & simplicité. Il renferme les réflexions les plus judicieuses sur les Arts, qu’il aimoit ; & lorsqu’il y parle des cérémonies religieuses & du respect qu’elles exigent, on le voit pénétré de cette vérité, que la Religion & la Philosophie ne sont qu’une, non cette Philosophie audacieuse qui, dit-on, s’arroge le droit de tout renverser, mais cette Philosophie épurée, sanctifiée par son objet, qui est la connoissance approfondie de nos devoirs, & leur accomplissement envers Dieu, le Roi, & la Patrie. Si je disois, Messieurs, que dans cette assemblée il en existe l’exemple le plus frappant, qui n’en seroit l’application au Prince qui nous écoute, lui qui, dans l’un des rangs le plus élevé, ainsi le plus dangereux, a prouvé par toutes les actions de sa vie que la Religion est la perfection de la Philosophie.

Si M. le Cardinal de Luynes, pour se livrer aux inspirations d’un génie créateur, n’a pas eu les grands motifs qui ont animé les Bossuet & les Fénelon, tels que l’éducation des Princes destinés au Trône, dans toutes les occasions qui l’ont obligé de parler en public, avec quelle éloquence ne s’est-il pas acquitté de cette auguste fonction ? Peu d’hommes ont mis autant de charmes & de facilité dans la manière de s’énoncer. Il n’en est point qui ait possédé à un plus haut degré le talent de la parole & des mouvemens oratoires. Quelle puissance il leur donna, lorsqu’il s’offrit aux regards des peuples confiés à sa vigilance, après cinquante années passées dans les travaux de l’épiscopat, de ce ministère si saint, dont toute la conduite a autant d’yeux attachés sur elle, qu’il est dans un diocèse de personnes en état de juger. Il monte en chaire ; il y présente l’histoire entière de ses actions publiques & privées ; & c’est au tribunal de trois générations, des grands-pères, des pères & des enfans, que sa présence seule semble dire : Me voici, jugez-moi ; si j’ai eu le droit de scruter vos consciences & de les interroger, c’est à elles-mêmes que j’en appelle sur l’idée que vous devez avoir de ce que j’ai fait. Alors tous ceux qui avoient le bonheur de l’entendre, ne virent dans cette longue suite d’années, commencée dans l’âge des passions, & continuée jusqu’à la vieillesse, tous ne virent que cinquante années de persévérance dans la vertu.

Ce Prince de l’Église, qui, malgré l’élévation de son rang, avoit eu la modestie de ne point présumer de ses forces, avoit préparé, pour ce jour solennel, le discours qu’il devoit alors prononcer ; il en lit laborieusement quelques lignes ; mais le sentiment qui l’agitoit répandoit un nuage importun entre ses yeux ; & le papier qu’il tenoit à sa main, il le jette, impatient de ce que sa voix ne peut suivre son cœur, &, si j’ose me servir d’une comparaison profane, tel que, dans Virgile, le vieux Entelle, il relève la tête, il rappelle sa vigueur première, son regard s’anime, ses expressions sortent avec toute la chaleur & l’abondance d’une ame pénétrée d’amour pour ses diocésains, & avec cette onction sainte qu’il donnoit à ses paroles, & à laquelle ajoutoient sa dignité, le lieu, & la circonstance. Alors, à cet aspect vénérable, à ces accens paternels, il ne fut personne de ce nombreux auditoire qui pût retenir ses larmes. O larmes ! dont précieux que la Nature a accordé à l’homme, pour qu’il pût se réunir à ses semblables en un seul instant, & par un sentiment rapide & qui ne trompe jamais , vous fûtes sa récompense, & il n’en demandoit pas de plus flatteuse.

Messieurs, dans les regrets de ses pertes, que l’Académie, glorieuse de ses choix, ait toujours à applaudir d’avoir eu de pareils Confrères ; & si les fastes de la Littérature ne peuvent les placer sur la même ligne que les Bossuet & les Fénelon, qu’ils puissent toujours nous être proposés comme des modèles de vertu !