Discours de réception du marquis de Montesquiou-Fézensac

Le 15 juin 1784

Anne-Pierre de MONTESQUIOU-FÉZENSAC

M. le marquis de Montesquieu, ayant été élu par Messieurs de l’Académie française à la place de M. de Coëtlosquet, ancien Évêque de Limoges, y vint prendre séance le mardi 15 juin 1784, et prononça le discours qui suit :

 

Messieurs,

Plus je sens le prix de la faveur que vous m’accordez en ce jour, moins je dois me livrer aux illusions dont un moment si flatteur pourroit enivrer l’amour-propre. L’honneur que je reçois ne me fait point oublier la distance où je suis des grands avantages qui peuvent y donner des droits ; & lorsque vous me faisiez grâce, je n’ai pas cessé de me faire justice. Mais en osant espérer vos suffrages, je savois que la même main qui couronne ici les talens, daigne aussi consacrer le culte qu’on leur rend, & que dans ce Sanctuaire, les vrais adorateurs sont admis quelquefois à partager les honneurs du Sacerdoce. L’amour des Lettres est en effet le seul titre que j’aye pu vous offrir ; lorsque votre indulgence l’accueille avec tant de bonté, j’aimerois à me flatter encore que vous avez cru honorer de même l’amour de la vertu, en me choisissant pour succéder à M. l’ancien Évêque de Limoges.

Témoin pendant quinze ans de ses travaux dans la plus intéressante portion de sa longue carrière, j’ai été, plus que personne, à portée de bien apprécier, à cette époque glorieuse de sa vie, où l’espoir de la Patrie reposoit dans ses mains, où ses conseils, ses exemples de vertu étoient un bienfait public. Accoutumé si long-temps à payer tous les jours, avec un nouveau plaisir, le tribut de ma juste vénération à cette ame indulgente & pure, que l’intrigue ne souilla jamais, qui, supérieure aux foiblesses humaines, a porté à la Cour, conservé au milieu des honneurs, rapporté dans la retraite toute la simplicité des mœurs antiques ; j’étais loin de prévoir qu’un jour ma voix trembleroit au moment de lui rendre solennellement hommage : mais quelque importante que soit cette Assemblée : il est bien rassurant aussi de penser que tout ce qui m’entend a long-temps admiré ce rare assemblage de vertus & de sagesse, & que je parle à la génération même qui en recueille les heureux fruits.

M. l’Évêque de Limoges n’avoit jamais désiré la place éminente à laquelle il fut appelé par le choix particulier de feu Monseigneur le Dauphin. Loin des regards de la faveur, il vivoit dans le cercle austère de ses devoirs, cercle dont il n’eût jamais voulu sortir ; & la célébrité qu’il fuyoit, il la dut aux soins mêmes qu’il se donnoit pour n’être pas aperçu. Nous vîmes alors le beau spectacle de la vertu près du Trône, allant au devant de la vertu qui se cache, & la forçant de venir purifier, par son influence, l’air que devoient respirer de jeunes Princes appelés aux plus hautes destinées.

Aujourd’hui, Messieurs, que nous contemplons au sein du bonheur tout ce que cet instant nous offrit de dangers, tels que des voyageurs échappés au naufrage, nous pouvons trouver du plaisir à nous rappeler nos craintes. Quel terrible moment pour un Observateur philosophe, que celui où un Prince, destiné à régner sur une grande Nation, doit être livré aux mains qui vont rectifier ou corrompre l’ouvrage de la Nature ! Ceux à qui cet auguste emploi va être confié seront-ils insensibles à l’espoir d’une grande fortune ? Sans être trop effrayés de leurs devoirs, en sentiront-ils l’étendue ? Auront-ils, ou l’énergie de caractère qui surmonte les obstacles inséparables de ces grandes fonctions, ou cette vertu persuasive qui les aplanit par le seul respect qu’elle inspire ? Au moment de faire un choix, faudra-t-il en croire aveuglément la Renommée ? & l’admiration de la multitude pour quelques-unes de ces qualités rares qui subjuguent les hommes, doit-elle rassurer entièrement sur le danger des grandes passions qui trop souvent les accompagnent ? Peut-on espérer que l’amour de la célébrité s’asservira constamment aux moyens lents d’acquérir une gloire solide ? La prévoyante ambition ne sacrifiera-t-elle jamais des devoirs sacrés, au soin coupable de préparer sourdement le succès de ses vues ? Enfin, un siècle, trois générations de vingt millions d’hommes devront-ils des Autels ou des malédictions à celui qui va devenir en quelque sorte l’arbitre de leur destinée ? Voilà ce qu’un seul instant peut décider ; & c’est dans cet instant que l’intrigue, sous le voile de l’intérêt public, a trouvé tant de fois le moyen d’égarer les meilleures intentions. Si cependant il faut choisir, si le moment fixé par la Nature est arrivé, comment échapper aux prestiges de l’opinion, aux pièges de l’hypocrisie, aux mouvements cachés de toutes les passions qui fermentent autour de celui qui balance de si grands intérêts ? Ah ! qu’il interroge, s’il est possible, le vœu secret de tous les bons Citoyens ; lui indiquera-t-il l’homme le plus brillant ? Non, Messieurs, ce sera le plus vertueux, & ce sentiment unanime désignoit alors le respectable Prélat dont nous honorons la mémoire.

Cet oracle de la voix populaire ne sera pas désavoué par les Sages ; & si le bonheur des Peuples est le but de toute association politique ; si le plus sûr garant de ce bonheur est au fond du cœur des bons Rois, pourroit-on méconnoître le premier des titres pour celui qui doit y jeter les fondements de la félicité publique ? Les besoins multipliés de la Société exigent sans doute de grands talens dans celui qui la gouverne ; mais les grands talens ne sont pas l’ouvrage des hommes. Semblables à ces plantes vigoureuses qui naissent & s’élèvent sans culture, la Nature seule s’est réservé le droit de les créer ; & l’éducation, qui favorise le développement du génie, qui peut en accélérer les progrès, n’auroit le pouvoir ni de les produire, ni de l’étouffer. Enfin, s’il nous étoit permis de choisir parmi les différens dons que la bonté divine peut répandre sur ces grands dépositaires du destin des Nations, pourrions-nous oublier qu’au bout de dix-huit siècles, personne, dans l’Univers, ne prononce encore sans émotion les noms sacrés de Trajan & et Titus ? Oublierons-nous sur-tout qu’il n’est point de François aux pieds de la statue de notre grand Henri, qui ne se sente plus attendri par le souvenir de mille traits naïfs de sa bonté, qu’ébloui par l’éclat de ses victoires.

Rendons cependant aux talens supérieurs l’hommage qui leur appartient : & comment le leur refuser dans ce Lycée où tout rappelle les plus grands noms, où l’admiration publique a célébré tant de fois un Ministre passionné pour toutes les sortes de gloire, & dont les foiblesses mêmes avoient le caractère de la grandeur ; un Cher de la Magistrature, véritablement ami des Lettres ; celui de nos Rois qui n’a partagé qu’avec Alexandre & Auguste l’honneur de donner son nom au plus beau siècle d’un grand Empire, & enfin tant d’hommes qui déjà ont leur place à côté de tout ce que nous admirons dans l’antiquité ? Mais que l’enthousiasme ne nous aveugle pas, & convenons, Messieurs, que la vertu d’un Souverain est le plus grand bien de son Peuple. C’est elle qui pose des limites à l’amour si dangereux de la gloire. Le Prince formé par elle est courageux dans l’adversité, modéré au sein de la victoire. C’est elle qui lui fait tendre la main à un peuple opprimé, & qui, après des secours généreux, l’empêchant d’abuser de ses propres bienfaits, lui inspire des combinaisons assez justes, pour que la reconnoissance, à laquelle il a le plus de droits, soit toujours un bonheur, & ne soit jamais un fardeau. La vertu lui rend sacrés les devoirs domestiques, lui rend inviolables les droits de la propriété. Elle lui fait sacrifier sans effort ses jouissances personnelles, parce qu’elle lui montre dans une économie rigoureuse, le principe de la justice & de la bienfaisance. C’est elle qui dirige ses talens vers le bien de tous, qui lui fait réformer des Loix barbares, anéantir les restes odieux de la tyrannie féodale, épargner à l’innocent accusé, l’horreur d’habiter la demeure du crime, rétablir l’ordre dans toutes les parties de l’Administration, récompenser les Citoyens utiles, secourir l’humanité souffrante.

À ces traits, Messieurs, qui ne reconnoît l’Histoire du règne sous lequel nous vivons ? Ainsi la plus intéressante des vérités est appuyée sur des faits consacrés aux yeux de la France entière ; ainsi, pour louer dignement M. l’Évêque de Limoges, il me suffit de remettre sous vos yeux toute ce que nous lui devons. L’exemple de ses augustes Pupilles est plus éloquent en effet que tout ce que je pourrois vous dire. Voyez-les parcourant tous trois l’âge orageux des passions, l’un sur un des premiers Trônes de l’Univers, les deux autres sur le premier degré de ce Trône, sans qu’une seule passion de cet âge ait pu alarmer la Nation, si ce n’est au moment où le plus jeune des trois, nous retraçant les temps de l’ancienne Chevalerie, alloit chercher les dangers & soutenir l’honneur du nom François aux extrémités de l’Europe. Observez la différence de leurs caractères & l’ensemble de leurs vertus. Considérez le tableau touchant de leur inaltérable union ; voyez-en le principe dans le sentiment profond du devoir, premier effet de la vertu. Remarquez la modération du pouvoir, d’un côté ; de l’autre, l’exemple d’un dévouement aussi respectueux que tendre, & reconnoissez à tout cela, non ce que M. l’Évêque de Limoges a enseigné, car la vertu ne s’enseigne pas, mais ce qu’il a inspiré, ce qu’il a fait aimer, & rendons grâce à sa mémoire, de ce que nous pouvons opposer aux éternelles déclamations sur la contagion des vices, ce grand exemple de la communication de la vertu.

Cette modération si rare étoit la base du caractère de M. l’Évêque de Limoges. C’est elle qui, dans l’administration de son Diocèse, a écarté tout ce qui pouvoit troubler le bonheur & la paix, qu’il savoit si bien faire régner autour de lui. C’est cette heureuse qualité qui, dans d’autres circonstances, l’a rendu inaccessible à tout esprit de parti. Son cœur étoit incapable sans doute des écarts d’un faux zèle ; mais l’excès d’un zèle véritable a quelquefois égaré la vertu ; & si nous nous rappelons à combien de pièges sa religion a dû être exposée dans des temps difficiles ; si nous réfléchissions à l’importance que sa place à la Cour, & son rang dans l’Église, pouvoient donner à ses moindres démarches, nous trouverons son plus bel éloge dans le silence que la Postérité gardera sur lui, en racontant l’histoire des malheureuses discussions dont nous avons été les témoins.

Après avoir occupé une place qui n’avoit été, pour tant d’autres, que le chemin de la fortune ; après l’avoir occupée plus long-temps qu’aucun de ses Prédécesseurs, il ne demandoit, il ne désiroit aucune récompense. Le Ciel lui avoit réservé la seule qui fût digne de lui sur la terre. Il a vu le Roi béni des ses Sujets : il a joui des transports de la Nation autour du berceau de l’Héritier du Trône : il a vu les regards avides d’un Peuple heureux & sensible, qui se plaisoit à chercher dans les traits naissans de cet Enfant précieux, l’empreinte des grâces & de la bonté de son auguste Mère : enfin, ses yeux, avant de se fermer, ont vu la fin glorieuse & désintéressée d’une guerre entreprise sans passion : & pouvoit-il emporter au tombeau une satisfaction plus douce, que celle d’avoir vu ses principes faire le bonheur de sa Patrie & l’admiration des deux Mondes.

Monsieur, après son éducation, l’avoit attaché à sa Personne, & lui avoit confié l’administration des Bénéfices de son apanage. Fidèle à lui-même dans ce nouvel ordre de devoirs, il y montra sa confiante indifférence pour la fortune ; il refusa même aux instances de ce Prince les dons que la reconnoissance lui offroit ; & dans ce combat, honorable pour tous deux, il eut tour l’avantage.

Je l’ai vu, Messieurs, au moment où l’Académie l’honora de son choix. C’est à ma place, disoit-il, ce n’est pas à moi que cet honneur appartient. Sa modestie le trompoit alors, & c’est la seule erreur que nous aurons à lui pardonner. M. l’Évêque de Limoges avoit fait une étude approfondie de tous les bons modèles de l’Antiquité ; & si son érudition n’a pas été plus remarquée, c’est qu’elle étoit sans faste & simple comme sa vertu. La Couronne Académique auroit peut-être manqué à sa gloire, s’il eût coulé tous ses jours au fond de cette Province, où, chargé d’un ministère de paix, & le remplissant en silence, il se contentoit de faire bénir le véritable esprit de tolérance qu’il mettoit constamment en pratique, tandis qu’il suffisoit à tant d’autres d’en être les apologistes : mais, placé sur un grand théâtre, bienfaiteur de la Nation entière, consacrant ses veilles à éclairer des esprits dont l’influence est si intéressante pour les Lettres, les Lettres lui devoient l’hommage qu’il a reçu.

Il le méritoit personnellement, cet hommage, Messieurs ; des titres vivans, des titres chers à la Nation nous l’attestent. Il en est un, entre autres, sur lequel je ne me vanterai point d’impartialité. Vous ne m’en croiriez pas ; mais vous croirez au seul mouvement de vanité que M. l’Évêque de Limoges ait eu dans sa vie, celui dont il ne pouvoit se défendre en parlant d’un de ses Élèves, qui seroit distingué dans toutes les classes de la Société par l’étendue de ses connoissances. Dans l’âge de la frivolité, il montroit déjà tout ce qu’une excellente éducation peut ajouter aux dons de la Nature, la finesse de la pensée, jointe à la solidité du jugement ; une mémoire prodigieuse, dont un goût exquis dispense les trésors, &, ce qui vaut mieux encore, une simplicité de mœurs qui honoreroit un particulier, & qui, dans un Prince, annonce une ame supérieure à son rang, une ame que le sentiment de ses forces élève au-dessus de l’orgueil, & qui, comme la vraie beauté, dédaigne les ornemens étrangers. Tel que son modeste Instituteur, il aimeroit à laisser ignorer beaucoup de ses avantages ; mais son secret nous appartient, & je m’applaudis de vous le révéler : car enfin, si des lâches ont profané la louange, ce n’est pas une raison pour refuser un tribut légitime à la vérité, & pour renoncer au plaisir d’être juste.

Je sais cependant qu’il n’appartient qu’à la Postérité de juger les Princes ; je sais que les hommages à leur siècle, & sur-tout ceux de leur Cour, sont toujours suspects d’un peu de flatterie : mais la flatterie oseroit-elle encore se montrer sans pudeur ? oseroit-elle démentir la voix publique ? Les Princes ne vivent plus, comme autrefois, à l’ombre de cette étiquette impénétrable qui les déroboit aux regards des hommes. Les progrès de la raison ont fait approcher la vérité de tous les Trônes, & ont établi cette noble émulation du bien public, qui honore la Philosophie & les Rois. Un spectacle nouveau est de nos jours offert à l’Europe ; de grands Souverains ne craignent point d’abandonner l’enceinte de leur Palais, de parcourir des pays où l’orgueil de leur rang n’est plus soutenu que par la réputation qui les y a précédés ; & quand, sous nos yeux, le digne héritier des deux Gustaves, reçoit le témoignage universel de la juste admiration qu’il a rencontrée par-tout, les plus honnêtes gens de son Royaume seront-ils accusés de flatterie, lorsqu’ils lui donneront des éloges qui ne peuvent être désormais que l’écho de l’Univers ?