Discours de réception du comte de Tressan

Le 25 janvier 1781

Louis-Élisabeth de LA VERGNE de TRESSAN

M. le comte de TRESSAN, ayant été élu par Messieurs de l’Académie française, à la place de M. l’abbé de CONDILLAC, y vint prendre séance le jeudi 25 janvier 1781, et prononça le discours qui suit :

 

Messieurs,

Le service de mon maître m’imposa le devoir, pendant mes belles années, de m’occuper des travaux et des leçons d’Uranie. Admis dans son temple depuis trente ans, j’y jouissais du bonheur d’écouter ses plus dignes interprètes. Vous achevez, Messieurs, d’honorer et d’embellir mes vieux jours, en me recevant dans celui de toutes les muses ; c’est un nouvel honneur pour moi d’y être admis le même jour que l’auteur, si justement applaudi, d’Hypermenestre, de la Veuve de Malabar, et d’un grand nombre d’ouvrages couronnés par vos mains et par la voix publique. Mon cœur s’émeut à l’aspect de ce nouveau Lycée ; tout me rappelle la mémoire chère et sacrée de ceux qui protégèrent mon enfance, et qui se plurent toujours à m’éclairer.

Sage Fontenelle, aimable Bussy-Rabutin , Hénault, Maupertuis, Mairan, la Condamine, vous dont le nom vivra toujours dans le cœur de vos dignes confrères, c’est à vos leçons, c’est à votre amitié que je dois en partie ce nouvel honneur que je reçois aujourd’hui, et je vous compterai toujours au nombre de mes bienfaiteurs !

Que ne dois-je pas aussi au grand homme que nous avons perdu ! Combien de fois, dans mon adolescence, M. de Voltaire ne quitta-t-il pas cette lyre et cette trompette éclatante qui déjà l’immortalisaient, pour placer ma jeune et faible main sur une flûte champêtre, ou pour lui apprendre à se servir de la plume d’Hamilton !

Pardonnez, Messieurs, au vieillard que vous faites asseoir près de vous, d’oser vous parler de ses premières années. Mon exemple peut être utile à ceux qui commencent leur carrière avec des dons supérieurs aux talents qu’on m’avait soupçonnés. Puisse cet exemple encourager mes jeunes compatriotes à mériter que deux illustres Compagnies couronnent un jour leurs cheveux blancs

Les plus puissants secours leur sont offerts : les sciences ne sont plus voilées par ces nuages qui servaient l’orgueil des anciens philosophes ; les belles lettres sont éclairées par les plus heureux travaux, et embellies par un goût épuré. Toutes les portes du temple des muses sont ouvertes, et leurs bienfaits se répandent sur ceux qui savent les recueillir.

C’est par vous, Messieurs, qu’elles ont perdu leur ancienne sévérité, et que, sans être moins honorées, elles sont devenues plus utiles. La géométrie transcendante, la muse de l’histoire, permettent quelquefois aux grâces de conduire la plume de ce successeur de Newton, qui nous a rendu l’esprit et la narration sublime de Tacite. Souvent aussi, lorsqu’un nouveau Pline soulève les voiles dont la nature s’enveloppe, elle se pare des fleurs qu’une main sûre sait si bien lui choisir.

Tout favorise aujourd’hui l’émulation de ceux qui veulent acquérir des connaissances ou perfectionner leurs talents. De grands hommes en ont simplifié les moyens : des théories lumineuses facilitent les progrès des sciences et des beaux-arts ; des méthodes sûres leur apprennent à connaître ces théories dans leurs détails les plus intimes, à les bien saisir, à se les approprier.

Le célèbre académicien auquel j’ai l’honneur de succéder, essaya d’assurer et de diriger la marche de l’esprit humain, en aplanissant la route qu’il doit suivre pour s’élever à la contemplation de la vérité.

Je n’entreprendrai point, Messieurs, d’analyser les ouvrages profonds de M. l’abbé de Condillac, je ne peux au plus que les indiquer.

Ce digne émule de Locke était doué de tout ce qui caractérise un grand observateur. Laborieux, patient, sachant captiver son génie, il s’était convaincu de bonne heure que toute idée isolée, quelque brillante qu’elle soit, ne porte que le trouble et l’erreur dans l’entendement, lorsqu’elle n’est pas liée à l’ordre d’un grand nombre de vérités relatives. Cette liaison intime des idées, leur analogie, leur correspondance mutuelle, fut la base inébranlable sur laquelle il appuya ses spéculations métaphysiques ; jamais il ne se servit d’un mot sans en avoir défini le véritable sens.

Son premier Traité sur les connaissances humaines devait commencer nécessairement par une recherche sur l’origine des langues ; c’est après le langage d’action que la nature accorde à presque tous les êtres sensibles, qu’il démontre que les premiers accents de la voix se sont joints aux signes imitatifs, pour en augmenter l’expression, et qu’ils se sont modulés et multipliés avec les besoins des hommes ; c’est ensuite de ces mêmes besoins qu’il fait naître successivement les arts et métiers, et les nouveaux mots qui les représentent et qui les expliquent.

La méthode analytique, que M. l’abbé de Condillac s’était formée, lui fit découvrir facilement le peu de solidité de plusieurs différents systèmes. Ce fut en portant la clarté dans leur chaos, qu’il prouva que leurs auteurs n’avaient travaillé qu’au hasard, et que leurs édifices étaient bâtis sur les mêmes fondements que l’astrologie judiciaire, la divination, la magie, erreurs populaires enfantées par la superstition, l’avide curiosité, l’intérêt personnel, et par l’amour du merveilleux. C’est avec les fortes armes du raisonnement qu’il combattit la métaphysique de Descartes, de Spinoza, de Leibnitz, et qu’il démontra qu’aucune analogie éclairée ne les avait conduits.

Ce fut dans le Traité des Sensations que M. l’abbé de Condillac porta le dernier coup au système des idées innées, trop longtemps enseigné dans l’école.

Ne pourrait-on pas comparer les grandes découvertes métaphysiques à celles de quelques îles éparses en des mers inconnues ? Un navigateur audacieux aperçoit au loin une de ces îles, il la place sur sa carte, elle y reste longtemps inconnue, on néglige de la retrouver. Un second navigateur plus heureux aborde dans cette île, la parcourt, en observe l’intérieur. Un troisième est assez puissant pour s’en emparer, et pour élever un monument dans son centre. Le dernier qui s’approprie cette île est un cultivateur laborieux qui la défriche. C’est ainsi que le célèbre axiome d’Aristote qui dit : que nous ne recevons d’idées que par les sens, fut inutile, ignoré même pendant une longue suite de siècles, dans les annales de la philosophie. Le sage Locke s’empara de cette idée et l’agrandit, la plume de l’éloquent auteur de l’histoire naturelle la mit en action dans les jardins d’Éden ; M. l’abbé de Condillac s’en servit pour animer par degrés sa statue.

À l’exemple de Socrate, le philosophe français savait faire naître ses propres idées dans l’esprit de ceux qui l’écoutaient ; souvent on croyait produire lorsqu’on n’était qu’entraîné par l’ordre et la progression lumineuse de ses propositions.

Un génie utile à l’État , et si cher à cette Compagnie, sut apprécier le talent supérieur qu’avait M. l’abbé de Condillac pour former un grand prince ; il le proposa pour l’éducation de l’Infant-duc de Parme.

On voit dans les seize volumes qui traitent du cours de cette éducation, quelle est la méthode simple que le savant instituteur employa.

Dans les quatre premiers, il apprend au jeune prince à se bien connaître lui-même, à se servir du plus simple de tous les moyens pour acquérir de nouvelles idées, les considérer dans tout leur jour, les apprécier, les fortifier l’une par l’autre, les ranger dans un ordre philosophique et en tirer des résultats nécessaires.

C’est après l’avoir ainsi préparé qu’il lui fait jeter la vue sur toute la suite des siècles ; il lui découvre l’origine des sociétés, l’enfance des nations, leurs progrès, leurs premières opinions, les arts qu’elles ont inventés par degrés, l’élévation de leur puissance, leur politique, leurs fautes, leur décadence.

Ce grand ouvrage est un traité continuel de philosophie pratique pour un souverain : le récit des faits y paraît toujours subordonné à l’explication des causes. Ce n’était point un prince érudit que M. l’abbé de Condillac voulait former ; c’était un père, c’était un maître éclairé sur tous les devoirs respectifs ou généraux de la société, qu’il voulait donner à ses sujets.

Le Traité de Logique qu’il publia peu de temps avant sa mort, paraît au premier coup d’œil supposer beaucoup de connaissances antérieures dans ses lecteurs : cependant, en saisissant bien ses principes, en s’assujettissant à suivre la marche de ses propositions, on arrive sans effort à toutes les conclusions de cet ouvrage ; et l’esprit jouit alors de ce calme agréable et trop peu connu, que produit en nous la présence de la vérité.

C’est dans les mains de l’amitié que M. l’abbé de Condillac a déposé son dernier ouvrage. L’auteur y considère les défauts de presque toutes les langues vulgaires, comme un obstacle aux progrès de l’entendement ; la seule langue de l’algèbre lui paraît parfaite : « Ses signes, dit-il, sont précis, ils naissent d’une analyse simple ; leur analogie est toujours complète. »

Cette langue, en effet, pourrait suffire à sa statue, tant que son cœur et son imagination ne seraient pas encore animés ; mais quelle espèce de société pourrait-elle former entre des êtres plus sensibles ? et ne détruirait-elle pas tous les charmes de celle dont nous jouissons.

Admirons les esprits transcendants qui s’occupent de ces hautes spéculations ! Elles perfectionnent le grand art de raisonner. Mais ce qui est géométriquement vrai, n’est pas toujours possible ; et la société générale d’ailleurs n’a-t-elle pas des intérêts bien directs, à ne pas tout accorder à cet art ? Pourquoi se priverait-elle de jouir et d’apprécier, d’après un sentiment intérieur, ces effets agréables produits en nous par l’éloquence et par l’harmonie ? Pourquoi se servirait-elle d’une langue qui consternerait les grâces, qui glacerait le génie national ? Eh ! que pourrait-elle ajouter pour la lumière, la précision et la beauté des images, au théâtre d’éducation et aux annales de la vertu qu’une nouvelle muse nous fait admirer ? Chaque langue a son caractère particulier ; c’est au goût, c’est au sentiment à l’enrichir, en la rendant plus étendue et plus expressive. Les langues diverses s’appauvriront toujours dans la décadence des empires, et cette décadence entraîne nécessairement celle des lettres et des beaux arts ; mais combien ne gagnent-elles pas dans des siècles éclairés et dans les royaumes florissants !

Ceux des Valois qui travaillèrent à restaurer les lettres, eussent-ils osé croire que la langue de Ronsard pût devenir assez riche, assez harmonieuse sous les Bourbons, pour approcher de celle du Cygne de Mantoue ? Et cependant, les dons et les travaux de Palès n’ont rien perdu de leurs charmes sur les lyres enchanteresses du chantre des saisons et de notre Virgile français.

C’est par vos heureux travaux, Messieurs, que notre langue acquiert sans cesse de nouvelles richesses ! Et le grand Armand avait prévu vos succès, lorsqu’il fonda cette Académie, l’une des plus anciennes de l’Europe.

Les muses commençaient à peine alors à rejeter le clinquant et les vieux atours dont le faux goût les avait surchargées : dès qu’elles se parèrent des guirlandes immortelles qui leur furent offertes par Malherbe et l’aîné des Corneille, Richelieu saisit ce moment de leur élever un temple des mêmes mains qui tenaient les rênes de l’État. La politique profonde de ce ministre lui faisait craindre que le feu noir et caché de la Ligue ne jetât encore quelques étincelles ; ce fut en éclairant les esprits, en les attachant aux lettres, aux spectacles, aux beaux-arts, qu’il réussit à les distraire des idées qui pouvaient leur rappeler un reste de division et de férocité ; ce fut ainsi qu’il parvint à leur faire aimer le calme heureux dont jouit un paisible et bon citoyen. Plus, en effet, Messieurs, un État est tranquille dans son intérieur, plus il est éclairé et plus il est respectable à ses voisins.

L’un des plus illustres conservateurs des lois, le chancelier Séguier, s’occupa de soutenir les progrès naissants de cette Compagnie lorsqu’elle perdit son fondateur. Son nom, consacré dans vos fastes, Messieurs, y reparaît toujours avec la même gloire.

Le grand Roi, dont le règne égale celui d’Auguste, et dont les vertus et la majesté furent supérieures à celles de cet empereur ; Louis, frappé du pouvoir que les travaux de cette Compagnie commençaient à prendre sur les esprits, voulut être alors votre seul protecteur, et transmit cet exemple à ses successeurs.

Pourrions-nous, Messieurs, nous rappeler, sans en être vivement émus, les marques honorables que nos Rois nous ont données sans cesse de leurs bontés ? Si parmi les Romains les regards des sénateurs vertueux furent la récompense d’un citoyen utile, quel effet ceux du Souverain ne doivent-ils pas faire sur des Français toujours passionnés pour leurs Rois !

Hélas ! nous n’avons vu que l’aurore d’un beau jour ; le Ciel n’a fait que nous montrer un Dauphin dont il avait éclairé l’esprit et formé le cœur ! Déjà les trois premières Académies de cette capitale s’étonnaient de l’entendre parler avec tant de supériorité la langue qui leur est particulière ; elles le voyaient s’occuper de leurs travaux. Quel juste espoir ne donna-t-il pas à la France ? Quelle source éternelle de larmes pour ses anciens serviteurs ? Ah ! Messieurs, je ne sens que trop, en ce moment, où la perte la plus cruelle vient de consterner toute l’Europe, qu’il est des douleurs que le temps ne peut calmer ! Hâtons-nous de porter nos regards sur le commencement du règne do notre auguste maître !

Admirons la jeunesse, l’esprit et la beauté assis près de lui, sur le plus beau trône de l’univers ! Elles appellent les beaux arts ; elles tempèrent la majesté du souverain pouvoir ; elles rendent heureux le digne successeur de Charles V, de Louis XII et de Henri IV. Français ! Lorsque ce prince, conduit comme le fils d’Ulysse, se plait à suivre les principes de ces bienfaiteurs de la France, lorsqu’en sacrifiant une partie de sa splendeur extérieure, il en acquiert une immortelle dans les fastes de la nation, lorsqu’il est persuadé que la vraie gloire consiste moins à faire des conquêtes qu’à conserver l’honneur de sa couronne, la liberté du commerce, celle des nations, sans faire sentir le poids de la guerre à des sujets fidèles, ah ! Prouvons-lui du moins que de vrais Français se sacrifieront toujours pour son service, et que son autel est élevé déjà dans leurs cœurs !

J’ai toujours cru, Messieurs, m’unir a vos travaux, en m’occupant à retracer tout ce qui tient aux lois, aux mœurs, aux usages de l’ancienne chevalerie.

Toujours animé pour la gloire de mon Roi et pour celle de la noblesse française, lorsque les armes sont devenues trop pesantes pour des mains qui les portaient depuis soixante ans, je me suis proposé de mettre en actions tout ce qui peut rappeler à nos jeunes guerriers l’ancien esprit de leurs pères ; j’ai tâché de peindre avec force cette ardeur héroïque qui ne laisse voir que des lauriers sur le front hérissé d’une phalange ennemie ou sur une brèche embrasée, cet honneur épuré qui n’interprète ni n’excuse aucun acte faible ou coupable, cette inébranlable fidélité pour le Souverain auquel on doit sa vie, et pour celle qui peut en assurer le bonheur.

Eh ! quel plus noble et plus doux espoir, en effet, peut animer un chevalier français, que celui de paraître aux yeux de son Souverain après une action brillante, d’être compté dans le nombre de ceux qui se rendent utiles à l’État, soit par leurs services, soit par leurs connaissances, et de voir les vertus et la beauté applaudir à ses succès ! Qu’il se rappelle sans cesse ce passage de Tacite, si honorable pour les anciens Francs : Les mœurs font plus chez eux, dit cet historien philosophe, que les plus fortes lois chez les autres nations.

Mes vœux les plus ardents et les plus tendres sont aujourd’hui remplis, Messieurs : oui, les Guesclin, les Bayard renaîtront parmi nous ; nos jeunes paladins français n’ont point dégénéré de ceux qui furent chantés par la voix harmonieuse du poète ferrarais. Ils ont volé sous les ordres d’un nouveau Renaud ; ils ont étonné le Nouveau Monde par leur audace ; ils sont revenus porter aux pieds de Louis, des palmes qui furent inconnues aux Grecs, aux Romains, et que les fleuves de l’ancien continent ne voient point croître sur leurs bords. Ils volent une seconde fois ; ils portent la bannière des lys vers ces rives éloignées… Heureux… heureux le père qui reçoit des mains de son fils un rameau de ces nouvelles palmes, si digne d’être enlacées avec les lauriers de Mahon et de Fontenoy !

Évêque de Luçon.

M. le duc de Nivernais.

Madame la comtesse de Genlis.

M. de Keralio.