Discours de réception d’Antoine-Marin Lemierre

Le 25 janvier 1781

Antoine-Marin LEMIERRE

Réception de M. Lemierre

 

M. Lemierre, ayant été élu par Messieurs de l’Académie française à la place de M. l'abbé Batteux, y est venu prendre séance le jeudi 25 janvier 1781, et prononça le discours qui suit :

 

Messieurs,

Honoré par vous d’un titre, l’objet des vœux de tous les Gens-de-lettres, le but de leurs travaux & le garant de l’immortalité, qu’il n’est doux d’avoir à parler en public, lorsque je sens que le devoir & le penchant se confondent pour rendre hommage à une Compagnie d’Hommes célèbres, qui m’assoient à leur renommée & m’environnent de leur gloire !

Si quelque chose peut ajouter à la satisfaction dont je jouis, c’est de me voir admis parmi vous, en même temps qu’un Guerrier éclairé, que son amour pour les hautes Sciences plaça dès fa jeunesse dans une des plus savantes Académies de l’Europe, & dont la plume élégante & facile, avouée par le goût, nous a montré l’accord des Armes & des Lettres. Je crois me voir dans ce jour couronner doublement, tant la joie semble faite pour être réciproque, quand les triomphes font communs.

Dans quel embarras cependant se trouve nécessairement celui qui vient prendre place parmi vous ! Montre-t-il trop de reconnoissance de l’honneur qu’il reçoit ? il publie votre indulgence, il affoiblit votre choix, il paroît avoir reçu une grâce plutôt qu’une récompense ; il abdique, pour ainsi dire, la place dont il vient prendre possession.

Laisse-t-il entrevoir qu’il reçoit comme une dette la gloire d’une association si flatteuse ? il se rend suspect d’une vanité qu’on ne lui pardonne pas au milieu de son triomphe ; il indispose les esprits, en paroissant se couronner de ses propres mains ; il se trouve ainsi placé entre deux écueils, une présomption révoltante, & une défiance déplacée.

Je l’avouerai pourtant, MESSIEURS ; quand je me vois associé à une Compagnie où les pertes ne doivent être que des échanges, & dont les membres fort distingués par une supériorité de mérite individuelle, comme dans l’Italie la plupart des Villes ressemblent par leur magnificence à autant de Capitales, j’ai besoin de me rappeler l’infériorité de mes titres comparés aux vôtres , pour me défendre d’un mouvement de vanité. Je n’avois guère de liaisons avec vous que par vos Ouvrages, par l’admiration qu’ils inspirent, & les leçons que j’y ai puisées. La place que vous m’accordez est d’autant plus flatteuse pour moi, que ne l’ayant sollicitée que par mes Écrits, je serois presque tenté de croire que je n’ai eu affairé qu’à des Juges.

Si je n’eusse jamais dû prétendre à l’honneur de m’asseoir parmi vous, personne n’eût chercha plus que moi, dans votre société privée, un dédommagement des avantages dont je jouirai désormais dans votre société Académique : mais toujours animé de l’ambition de mériter les honneurs ses Lettres, j’ai pensé que, pour y parvenir, il ne falloit s’appuyer que de ses travaux ; qu’il étoit permis de ne vous connoître que par votre renommée, & que chercher à concilier vos voix autrement que par des efforts littéraires, c’étoit suspendre vos suffrages, usurper votre adoption, mendier la gloire, & dès lors s’en rendre indigne.

J’ai donc ordonné ma vie pour la fin que je me proposois ; & ce qui pouvoit paroître de ma part une indifférence répréhensible, étoit en effet le plus grand hommage que je pusse vous rendre. Je ne voulois tenir que de votre estime la place que j’ambitionnois, sûr qu’avec des efforts suivis dans la carrière des Lettres, des liaisons aussi honorables que les vôtres ne pouvoient m’échapper.

Telle a été la conduite & le fort de plusieurs d’entre vous, que j’avois pris pour modèles. Il semble que vous aviez différé quelquefois de les adopter, pour exciter en eux une nouvelle émulation, & dans la crainte qu’ils ne se reposassent sur la dernière palme qu’ils venoient de cueillir. Plus vous avez espéré des Écrivains, plus vous avez cru être en droit de leur faire attendre leur récompense.

M. l’Abbé Batteux, déjà admis dans l’Académie des Inscriptions & Belles-Lettres, s’étoit applani naturellement l’entrée de l’Académie Françoise, double honneur qu’il dut à ses talens & à ses veilles. On l’avoit vu remplir les fonctions d’Instituteur Public, dans ce Corps honoré, depuis Charlemagne, de la faveur de nos Rois ; qui, debout sur les ruines de Rome & d’Athènes, communique après deux mille ans avec la Patrie de Démosthène & celle de Virgile ; y naturalise la Jeunesse confiée à ses soins ; alimente dans ses Élèves, par d’heureuses concurrences, le feu sacré de l’émulation ; veille sur leurs mœurs, comme sur leurs études ; accélère le développement des esprits ; les forme pour tous les états , & prépare les prospérités de l’empire Littéraire.

Livré à l’étude des Anciens par un genre de fonctions qui a voit déterminé ses goûts, M. l’Abbé Batteux sentit qu’en matière de Philosophie même, il falloit étudier ceux qui ont écrit les premiers, parce que leurs Ouvrages, quelles que puissent être leurs erreurs, font empreints d’un caractère original, & qu’ils sont, en quelque sorte, les vrais propriétaires de l’art de penser. Il prit pour modèle Aristote dans l’art d’analyser les idées ; & s’il tint quelquefois de la sécheresse du Philosophe Grec, il eut aussi sa méthode & sa clarté. Son Cours d’Études respire une saine Littérature ; devenu, chez les Étrangers, un Livre Élémentaire pour les Collèges, il devoit suivre son Livre des Beaux Arts-réduits à un même principe, le plus estimé de ses Ouvrages, par la finesse des vues & par la sagacité avec laquelle il décompose la métaphysique des Arts, & la ramène aux notions les plus simples & les plus lumineuses.

S’il fut attaché aux beautés des Anciens, il ne le fut pas autant à leurs systèmes. Il fit voir dans l’Histoire des Causes premières, avec quelle noble liberté il savoit s’affranchir de ces respects de tradition si long-temps prodigués à des chimères, & ne contribua pas peu à faire supprimer la Chaire où l’on expliquoit de sang-froid ces doctes rêveries ; il fixa ensuite la Morale d’Épicure, Philosophe répréhensible dans ses opinions plus que dans sa conduite, & dont le célèbre Gassendi a réhabilité les mœurs.

Il joignit à ses recherches & à son érudition une probité rigoureuse & des vertus personnelles, qui influent plus qu’on ne pense sur les Productions des Écrivains, & sur-tout de ceux qui se dévouent à l’instruction de la Jeunesse. Devenu par l’étude son propre ouvrage, il n’eut d’autre ambition que celle d’un des Poètes qu’il avoit traduits, de pouvoir cultiver tranquillement un coin de terre & les Muses ; son caractère paisible, plutôt que le genre de ses travaux, le fit échapper à-cette foule de Détracteurs qui s’attroupent en tumulte autour des réputations comme les insectes autour de la lumière. Ce fut dans sa Campagne & dans ses derniers temps qu’il rassembla les Quatre Poétiques, & qu’il parut rallumer par une traduction du Poëme de Vida, un flambeau presque éteint dans une Latinité moderne, qui n’avoit besoin que d’être plus ancienne pour être plus estimée, semblable à ces Statues de Michel-Ange, qu’il mutila lui-même pour leur donner un air d’antiquité.

Ce fut dans ses Quatre Poétiques réunies qu’il rencontra encore un des objets de ses premières discussions dans son Cours d’Études ; je veux dire les règles de l’Art Dramatique, de ce genre hasardeux, où les revers sont si fréquents, mais aussi où la réputation se fait moins attendre ; qui rassemble le Public, force les attentions de la multitude à se réunir sur le même nom comme sur le même objet ; excite plus de sensations qu’aucun autre, parce qu’il les multiplie par la communication dans une Assemblée nombreuse où les jugements sont en masse, la censure par clameurs. & les suffrages par explosion.

C’est-là que le Poète Dramatique doit apprendre quelle est la dignité de sa vocation : c’est-là qu’il doit sentir combien il tient dans sa main le cœur des Spectateurs & la morale de tous les États ; combien il est maître & par conséquent garant des impressions publiques & des actions qui en peuvent résulter ; c’est-là qu’il doit marquer la prépondérance de la vertu , toujours simple, sur l’éloquence artificieuse qu’il est forcé de prêter aux passions dans les contrastes qu’il présente. Obligé de mettre sur la scène des personnages élevés en dignité sur les autres hommes, il doit faire entendre aux puissans un langage qui soit un démenti solennel donné aux flatteurs , & à faire du Théâtre un supplément ou plutôt un correctif à l’éducation des Grands : il doit se garder dans sa fable de laisser tomber un Héros dans des crimes réfléchis, les grandes âmes pouvant être susceptibles de foiblesses ou de violences, mais jamais de tentations basses & honteuses ; épargner à la vertu cet outrage & ce découragement, de la montrer à la merci des événements & aux prises avec les remords ; éloigner des yeux du Spectateur ces horreurs gratuites trop étrangères à l’homme pour lui être offertes, ou trop révoltantes pour être supposées, qui ne peuvent avoir un contre-poids suffisant dans la correction théâtrale, quelle qu’elle soit, & dont le plus puissant préservatif est de les laisser ignorer. Assez heureux enfin pour être né chez un Peuple vaillant & sensible, il doit s’attacher à renforcer le caractère de la Nation en la montrant à elle-même, peindre les temps de son héroïsme pour les ramener, & pour toutes maximes lui présenter ses modèles.

C’est-là qu’après avoir vu quelles impressions il doit donner, il apprendra quelles leçons il peut recevoir ; c’est4à qu’il apprendra à connoître dans les principes de son Art les motifs de ces arrêts prononcés si haut par le Public, Juge irrécusable, dont le Tribunal est partout & n’est nulle part ; postérité présente & anticipée, qui met le prix aux Ouvrages & le sceau aux réputations ; immense composé de tous les individus, qui cependant est un ; qui ne fait acception, ni des rangs, ni des personnes, ni des siècles ; qu’on ne peut ni séparer, ni réunir, ni tromper, ni corrompre ; qui peut errer en partie & par intervalles, mais ne tarde pas à appeler de lui à lui-même ; qui se correspond sans se connoître & s’accorde sans se communiquer, .ne vieillit ni ne meurt, change de têtes sans changer d’esprit, & se reproduit sans se succéder.

C’est ce Public qui déshérite de l’immortalité toutes ces vaines Idoles de Sociétés, pour ne consacrer que les noms des grands Hommes qui font comme lui de tous les siècles & du même : c’est lui qui a éternisé la gloire de vos Prédécesseurs & de cette succession de talents non interrompue dans cette Compagnie que signalent tous les genres d’Éloquence mais qui semble avoir été fondée pour l’honneur du Théâtre, puisque tout ce qu’elle eut de. gloire, à son origine, elle le dut à ce Créateur de la Scène Françoise, trouvé digne de partager avec son Souverain le surnom de Grand ; puisque semblable à ces fleuves majestueux dans leur cours & foibles à leur source, elle eût été peut-être en butte aux traits de la malignité, si le nom de Corneille, mêlé à des noms moins célèbres, n’eût épouvanté la censure, & forcé à respecter une Société, qui ne commença vraiment qu’à lui, & résida quelque temps en lui toute entière.

Après avoir été honorée de la protection du Ministre immortel qui la fonda, & dont j’affoiblirois l’éloge en le répétant ; après avoir été soutenue par ce Chef de la Magistrature, que j’aime à nommer ici devant un de ses Descendants, non moins distingué par cette éloquence du Barreau qui honoroit plus l’orateur Romain que la pourpre Consulaire & l’appareil des faisceaux ; après avoir reçu un nouvel appui de ce Monarque sous qui les Arts se sont enrichis d’un quatrième siècle de gloire, & qui se délassoit des fatigues du Trône & de la pompe des Conquêtes, en admettant auprès de lui les Favoris des Muses : avec quelle sensibilité cette Compagnie ne se voit-elle pas sous la protection d’un jeune Souverain, qui marque tous les jours de son Règne par des bienfaits publics !

Que les François, idolâtres de leurs Rois, ne paroissent plus envier à une Nation rivale cet esprit public qui attache tous les intérêts à la cause commune, & qu’on a regardé long-temps comme le partage des Peuples libres. Il étoit réservé à LOUIS XVI, dans le soin qu’il prend de s’entourer de Ministres vertueux, de faire choix d’un Homme couronné dans cette Académie même, qui, animé du zèle du bien général comme ce fameux Colbert dont il a été le Panégyriste, fût concilier avec les intérêts de l’Autorité Royale les grands ressorts du Patriotisme, & faire germer les fruits de la Liberté dans le terrein de la Monarchie. Des l’Administrations établies dans plusieurs Provinces, ont admis les Sujets à la confiance du Souverain : il ouvre les yeux du Peuple sur les besoins de la-Patrie ; l’impôt rigoureux disparoit, pour ne laisser voir que les contributions utiles. Ennemis de la France, enorgueillissez-vous de votre liberté, nous n’en sommes point jaloux ; nous jouissons de tous les avantages qu’elle procure, sans en connoître les orages.

Par une fuite de la même sagesse portée sur d’autres objets, notre jeune Monarque, d’un côté juste appréciateur de ce qui constitué la Majesté du Trône, a sacrifié au bien de ses Peuples la vaine dépense d’un faste superflu ; & de l’autre, après avoir, en abolissant la servitude, brisé les derniers anneaux de la chaîne féodale, veut que dans l’esclavage des prisons, les victimes de l’inconduite ou du malheur soient séparées d’avec les artisans des crimes.

Voix de la Philosophie, tu réclamais depuis long-temps contre un usage plus funeste ! Eh bien ! LOUIS affranchit les Tribunaux du crime des Lois. Cet usage étoit barbare, & ne sera plus que rigoureux. Il fera encore partie du supplice des scélérats, mais l’innocence ne courra plus risque d’en être opprimée ; il ne produira plus, il suivra seulement la conviction des crimes, pour arracher l’aveu des complicités : on ne verra plus la vie & l’honneur de l’accusé dépendre de sa constitution, la vérité soumise au calcul des forces physiques, les apparences du crime & de l’innocence transposées, la Justice outragée jusques dans son Sanctuaire, & l’indignation du Sage partagée entre les Juges & les coupables.

Mais, tandis que je rappelle les bienfaits de notre Monarque, les marques de deuil dont nous sommes couverts, nous entretiennent sans cesse d’une perte publique : atteinte déchirante pour la sensibilité de son auguste Épouse. Quelle Mère lui est enlevée ! quelle Souveraine aux Peuples, & quel modèle aux Souverains !

O digne objet des regrets de l’Europe ! permets que j’anticipe ici sur l’hommage funèbre, qu’une voix plus éloquente que la mienne, prête à sortir de cette Compagnie, va consacrer à ta mémoire. Autre Elisabeth d’Angleterre par tes vertus & par l’art de régner, autre Marguerite d’Anjou par tes malheurs & par ton courage, que n’entrepris-tu point comme elle pour un Fils, dès le berceau, l’objet de tes alarmes ! Je crois voir cette scène héroïque & touchante où, ton Fils dans tes bras, tu courus le porter dans les rangs de ces Hongrois révoltés contre ta Maison ; où 1’expression de la Nature fit violence à leurs sentimens & révolution dans leurs esprits, les fit tomber à tes genoux, & dans un glorieux oubli de ton sexe, te jurer sur leurs sabres nus de mourir pour leur Roi MARIE-THÉRÈSE !

S’il nous reste quelque consolation dans une si grande perte, elle est dans l’union de deux Maisons puissantes, que les nœuds de notre Souverain avec notre auguste Reine ont réconciliées ; union précieuse, faite pour conserver au moins quelque calme à l’Europe agitée.

Puisse l’esprit philosophique, puissent les lumières dont cette Compagnie est le centre, se répandre de son sein dans tout l’Univers, amortir l’ambition des Princes, éteindre les haines Nationales, & disposer les Rois à ne faire qu’une feule Famille, & les Nations qu’un seul Peuple !