Réponse au discours d’Anne-Pierre de Montesquiou-Fézensac

Le 15 juin 1784

Jean-Baptiste-Antoine SUARD

Réponse de M. Suard
au discours de M. Monstesquiou-Fézensac

DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
le mardi 15 juin 1784

PARIS LE LOUVRE

 

     Monsieur,

L’Académie n’attend pas toujours que la voix publique lui désigne les genres de talent & de mérite qui doivent réparer ses pertes. C’est à elle à désigner quelquefois à la Nation les hommes qui, sans avoir encore des titres à la renommée littéraire, honorent les Lettres en les cultivant ; & qui, par leurs lumières & leur goût, sont dignes de concourir à ses vues & de partager ses travaux.

Les applaudissements que vous venez de recevoir d’une Assemblée si nombreuse & si distinguée, ont confirmé votre adoption avec un éclat, aussi flatteur pour l’Académie que pour vous-même. Elle est encore plus touchée de voir ses choix approuvés que prévenus par un Public, plus sujet à s’égarer dans ses enthousiasmes que dans son estime.

L’hommage que vous avez rendu à la mémoire du Prélat respectable à qui vous succédez, est dicté par le sentiment qui convient à l’éloge des vertus simples & modestes ; & ce sentiment s’exprime avec une élégance noble, ingénieuse & facile, qui annonce un talent familiarisé avec les secrets de l’art d’écrire.

À qui convenoit-il mieux de nous peindre les vertus de M. l’ancien Évêque de Limoges, qu’à vous, Monsieur, qui avez vécu près de lui, qui l’avez vu dans l’intimité de la Société particulière & dans l’exercice de ses fonctions publiques ? & sans doute, il étoit aisé de pénétrer jusqu’au fond d’une ame, trop pure pour avoir eu jamais un sentiment à dissimuler, trop simple pour songer même à cacher ses vertus.

Appelé à la plus auguste fonction dont un Citoyen puisse être honoré, celle d’apprendre à des enfans à commander à des hommes, il leur rendit la vertu aimable & la raison facile, par cet empire doux, mais puisant, que la bonté sans foiblesse & la sagesse sans austérité exercent sur des ames flexibles, naturellement droites & généreuses.

Vous-même, Monsieur, attaché à la personne de ses augustes pupilles, vous n’avez pas été un simple témoin des soins du Maître & des progrès des Élèves. Il nous sera permis de croire que vous avez contribué au succès de cette grande éducation. S’il est vrai que la jeunesse & l’enfance soient les Disciples de tout ce qui les entoure, on ne placera pas sans fruit près de la jeunesse des Princes, des personnes qui, par leur dignité de caractère, la sagesse des principes, les agrémens de l’esprit, offriront à chaque instant à leurs yeux des exemples de bonté, de goût & de raison. Ces traits de caractère, ces mots qui échappent de l’ame, ces jugemens sur les évènemens journaliers de la Société, que le hasard amène dans la conversation, ou qu’une sage adresse sait y introduire, agiront bien plus puissamment sur leurs ames, que les leçons directes ; car l’appareil de l’instruction en affoiblit nécessairement l’effet. L’indépendance naturelle de l’esprit se montre dès le berceau. L’enfance, plus disposée à suivre qu’à obéir, résiste au précepte, & cède dans effort à l’exemple ; elle apprend, sans y penser, la Langue qu’on parle devant elle, & ne sait presque jamais celles qu’on prodigue tant de soins & de temps à lui enseigner.

Vous nous avez montré M. l’ancien Évêque de Limoges faisant respecter à la Cour la candeur & la pureté de mœurs qui l’avoient fait bénir au fond de son Diocèse. Dans ce foyer de tous les grands intérêts qui meuvent les passions humaines, où tout s’agite & se presse autour de la puissance, du crédit & de la fortune, l’intrigue n’eut aucune ressource pour approcher de lui, & rien ne put détourner un moment ses regards de l’objet de ses devoirs. Il y a des vertus qui peuvent être déplacées ; mais tel est le charme de la simplicité, qu’elle est par-tout à sa place, & qu’elle se fait aimer de ceux mêmes qui ne peuvent l’imiter.

Dans la place que j’ai l’honneur d’occuper ici, il me sera permis d’insister sur un trait du caractère de M. l’Évêque de Limoges, qui ne vous est pas échappé, Monsieur, mais qui intéresse plus particulièrement l’Académie. Il aima les Lettres, il aima les Gens de Lettres. On attaquoit devant lui les principes & le caractère d’un Philosophe, dont la perte, encore récente, sera long-temps l’objet des regrets de cette Compagnie : « Je ne connois point sa personne, dit M. l’Évêque de Limoges qui n’étoit pas encore son Confrère ; mais j’ai toujours entendu dire que ses mœurs étoient simples, & sa conduite sans reproche. Quant à ses Ouvrages, je les relis souvent, & je n’y trouve que beaucoup d’esprit, de grandes lumières, & une bonne morale. S’il ne pensoit pas aussi bien qu’il écrit, il faudroit le plaindre ; mais personne n’est en droit d’interroger sa conscience ».

Certes, on n’accusera pas ce Prélat d’avoir manqué de zèle ; sa piété étoit aussi vive que sincère ; mais elle étoit indulgente, parce qu’elle étoit guidée par la bonté de son cœur. La tolérance tient moins aux principes qu’au caractère ; c’est la vertu des ames douces, humaines & généreuses. Ce dut être celle de M. l’Évêque de Limoges, comme elle fut celle de Fénelon.

Au temps marqué pour la fin de ses travaux, il consacré sa liberté à la Religion & à l’étude. Il aimoit à assister à nos Assemblées particulières, & nulle part ce pieux Évêque ne reçut des hommages plus purs, plus personnels que dans ce Sanctuaire des Lettres & de la Philosophie. On y avoit pour lui cette sorte de respect que peut seule inspirer l’extrême vertu jointe à l’extrême bonté ; qu’on aime à rendre, parce qu’il honore celui qui le rend & le rapproche de celui qui en est l’objet ; respect bien différent de celui qui ne s’adresse qu’aux dignités & à la puissance, & qui ne semble fait que pour marquer & même exagérer la distance des rangs.

Si, dans les principes du Stoïcisme, c’est un spectacle digne de la Divinité que l’homme de bien luttant contre le malheur, n’est-ce pas pour l’humanité un spectacle plus beau, plus rare, plus encourageant, que celui d’un homme vertueux, à qui la fortune vint offrir tous les honneurs & toutes les distinctions, & épargna tous les revers ; qui aima les hommes, & qui en fut aimé ; dont la vie entière fut un long calme qui ne fut troublé ni par ses passions, ni par celles des autres ? Telle fut la destinée de M. l’Évêque de Limoges.

Après avoir acquitté avec éclat la dette qu’un bon Citoyen doit à la Patrie ; après avoir vu ses leçons de justice & de bonté germer dans le cœur de son auguste Élève, pour le bonheur d’un grand Empire ; il sut jouir de cet honorable loisir, l’ambition du Sage : sa vieillesse, respectée & chérie, exempte de douleurs & d’infirmités, ne fut entourée que du bien qu’il falloit & de la reconnoissance qu’il avoit méritée. Enfin, sa longue carrière fut terminée par une mort aussi douce que sa vie : elle fut préparée par cet affoiblissement de l’esprit & des organes, qu’on est trop disposé à regarder comme un malheur & une dégradation de l’humanité. N’est-ce pas plutôt un bienfait de la Nature, qui, en nous retirant de la vie comme elle nous y a fait entrer, semble imiter, s’il est permis de le dire, cette tendre précaution de la justice humaine, qui sait couvrir d’un bandeau les yeux de ses victimes, pour leur dérober le moment qui va terminer leur existence ?

Lorsque la mort nous enlève un Confrère, recommandable par ses vertus ou par ses talens, la perte est grande sans doute, mais elle n’est pas entière. Les bonnes actions & les bons Ouvrages ne meurent point : la gloire de l’Académie se compose de la gloire des morts & de celle des vivans ; & sous ce rapport, on pourroit dire qu’elle s’est enrichie par ses pertes.

Ainsi, Monsieur, en s’honorant encore de la mémoire de votre Prédécesseur, l’Académie s’honorera des lumières & des talens qu’elle acquiert en vous ; elle réclamera les fruits de cet amour des Lettres, que votre modestie nous offre aujourd’hui comme le seul titre qui ait déterminé nos suffrages.

Quelque précieux que soit pour elle ce titre, plus rare qu’on ne pense, elle attend de vous davantage : elle sait que si les Muses ont des charmes pour vous, elles ont encore moins de rigueur, & que les Lettres, où vous n’avez cherché que votre bonheur, seroient aussi votre gloire, si vous consacriez aux plaisirs du Public, des talens que vous n’avez destinés jusqu’ici qu’à l’amusement de vos amis.

On connoît de vous, Monsieur, plusieurs Pièces de vers, Ouvrages de Société, nés des circonstances & du moment, & qui ont eu le mérite rare de survivre aux circonstances qui les ont fait naître ; des Épîtres & des Contes, où une galanterie toujours ingénieuse, un badinage toujours décent, une imagination toujours raisonnable, réunissent les bienséances de la Société & celles du goût ; des Chansons où l’esprit & la gaieté ont toujours cette grâce naïve & piquante qui convient à ce genre, je dirois presque National.

Tout ce qui est échappé de votre plume brille sur-tout de cette aimable facilité qui embellit toutes les productions des Arts, mais qui n’est cependant un mérite, que lorsqu’elle n’exclut ni la justesse ni la correction.

Quelques bagatelles ingénieuses, d’un tour moins élégant & d’un goût moins pur, ont fait la réputation de quelques hommes du monde, dans ce beau Siècle de notre Littérature, où les goûts de l’esprit, encouragés par le Monarque, faisoient les délices & l’occupation des personnages les plus illustres de la Cour la plus polie. Vos talens, Monsieur, trouvent aujourd’hui les mêmes encouragemens & le même succès dans les suffrages d’un Prince à qui aucun genre de littérature n’est étranger, dont la conversation seroit les délices des Sociétés les plus aimables & pourroit instruire des Compagnies savantes, & qui s’occupe d’autant plus d’aller au devant de l’amitié, que son rang lui fait craindre que l’amitié n’ose aller au devant de lui.

Mais votre talent ne s’est pas borné à de petits Ouvrages de Société ; il s’est élevé à un genre plus digne encore des regards du Public. Vous avez fait des Comédies où vous avez peint les mœurs de la Société, avec le coup-d’œil fin de l’Observateur & avec l’art du Poëte. Les hommes du monde y ont le ton du monde ; les passions n’y sont ni exagérées dans leurs mouvemens, ni travesties dans leur langage ; le dialogue en est ingénieux & naturel, & la peinture des travers & des vices ne sert qu’à faire mieux sentir le prix de la raison & de la vertu.

Le goût de la vraie Comédie semble s’éloigner tous les jours davantage de ce Théâtre, qui en offre cependant tant de modèles. Molière composoit ses Comédies en observant le monde ; la plupart des Poëtes modernes peignent le monde d’après les Comédies. Ni les incidens, ni les mœurs, ni le langage de leurs pièces ne rappellent l’image de la Société où l’on vit : on prend pour le bon ton un jargon maniéré, souvent inintelligible, qui n’a plus de modèle que dans quelques Romans ; d’autres prétendent imiter Molière, en nous offrant ces intrigues péniblement compliquées, qui furent les premiers essais du génie dans l’enfance de l’Art, mais qui ne prouvent aujourd’hui que le défaut de génie. N’est-il pas permis de craindre que, par un abus toujours croissant, on ne voye un jour avilir le Théâtre de la Nation par des tableaux de mœurs basses & corrompues, qui n’auroient pas même le mérite d’être vraies ; où le vice sans pudeur & la satire sans retenue n’intéressoient que par la licence ; & dont le succès, dégradant l’Art en blessant l’honnêteté publique, déroberoit à notre Théâtre la gloire d’être pour toute l’Europe l’école des bonnes mœurs comme du bon goût.

Vous avez mieux senti, Monsieur, le véritable but de la Comédie : je ne vous dirai point combien je vous crois digne de maintenir sa dignité & d’ajouter à ses richesses. Votre modestie, votre amour-propre même repousseroit un éloge qui ne seroit autorisé que par mon suffrage : je sens d’ailleurs, par ce qu’il m’en coûte moi-même pour vous adresser en face ces louanges publiques, combien elles doivent embarrasser le mérite sur-tout qui en est digne. Mais j’ai l’honneur de parler au nom de l’Académie, & j’obéis à un usage qu’elle doit aimer à conserver, en rendant compte au Public des motifs qui lui ont fait désirer de vous associer à elle.

Ceux qui ne voient, ou n’affectent de voir qu’une simple décoration pour l’Académie, dans l’union des Grands & des Gens de Lettres, ont bien peu compris le principe & le but de cette Association littéraire.

Les Lettres, pour être utiles, ont besoin d’éclat ; c’est étendre & assurer l’influence des lumières, que d’ajouter à la considération de ceux qui les répandent. Les Hommes de Lettres sont les Précepteurs des Peuples : les Gouvernemens éclairés n’ont-ils pas le même intérêt à les honorer, que des parens sages à honorer les Instituteurs de leurs enfans ?

Mais ce motif doit être subordonné au principal objet de l’Académie. Cet objet est de fixer les vrais principes de la Langue & du Goût.

Les progrès du Goût tiennent à ceux du langage, & le langage comme toutes les choses humaines, est dans une mobilité continuelle qui tend à le perfectionner ou le corrompre.

Dans une Nation où règne une communication continuelle de deux sexes, des personnes de tous les états, des esprits de tous les genres ; où le premier objet est l’amusement, le premier mérite celui de plaire ; où les intérêts, les prétentions, les opinions les plus contraires sont continuellement en présence les unes des autres ; il faut contenir sans cesse les mouvemens de l’esprit comme ceux du corps, & observer les regards de ceux devant qui l’on parle, pour affoiblir dans l’expression de son sentiment ou de sa pensée, ce qui pourroit choquer leurs préjugés ou embarrasser leur amour-propre.

La politesse de manières est une bienséance ; celle de l’esprit est devenue un talent. Le désir de se distinguer, autant que le désir de plaire, a appris l’art de voiler d’une gaze légère ce que les images & les idées peuvent avoir de trop libre ; à modérer, par des formes modestes, l’empire même de la raison & de la vérité ; à assaisonner quelquefois la flatterie avec une teinte douce de plaisanterie, & de la raillerie par une louange fine & indirecte.

De là s’est formé ce ton du monde, qui consiste à parler des choses familières avec noblesse, & des choses grandes avec simplicité ; à saisir les nuances les plus fines dans les convenances : à mettre dans ses discours, comme dans ses manières, une gradation délicate d’égards, relative au sexe, au rang, à l’âge, aux dignités, à la considération personnelle de ceux à qui l’on parle.

Les Gens de Lettres & les Savans, en instruisant le monde par leurs Ouvrages, ont perfectionné leurs talens dans le monde ; ils y ont porté leurs connoissances & leurs lumières. Les discussions les plus subtiles sur les matières de goût & sur les découvertes des Sciences, sont devenues des sujets de conversation ; & pour rendre ces objets sensibles à des esprits frivoles & peu appliqués, il a fallu leur composer, pour ainsi dire, un langage nouveau, où la grâce fût unie à la plus grande clarté.

De ce concours d’efforts réunis, on sent qu’il a dû résulter une Langue simple dans ses formes, & précise dans ses expressions ; plus variée dans ses tours que dans ses mouvemens ; exprimant avec netteté ce que les vues de l’esprit ont de plus abstrait, ce que le sentiment a de plus délicat, & ce que les convenances de la Société ont de plus fugitif. Par un rapprochement qui peut étonner au premier coup-d’œil, cette Langue est tout à la fois la Langue de la galanterie & celle de la Philosophie ; & ce n’est qu’à son propre mérite qu’elle doit cet empire presque universel, que les Romains tentèrent vainement de donner à la leur, quoiqu’ils en prescrivissent l’usage aux Peuples qu’ils avoient soumis.

Tout s’affoiblit en se polissant, les Langues sur-tout. Elles perdent plus de mots anciens qu’elles n’en acquièrent de nouveaux ; & ce n’est guère que par les tours qu’elles s’enrichissent.

Plusieurs mots employés par Virgile étoient déjà vieillis du temps de Sénèque. La langue de Racine vieilliroit aussi, & se corromproit peut-être bientôt, si une institution inconnue aux Romains ne veilloit à en conserver la richesse & la pureté. Ce dépôt est confié à l’Académie Françoise.

Les Langues, comme les Loix, doivent être constamment rappelées aux principes dont elles émanent. La nôtre doit aux Ouvrages du génie sa force & son abondance ; elle doit à la grande sociabilité de la Nation, une partie de ses grâces ; mais c’est à la communication réciproque des Gens du Monde & des Gens de Lettres, qu’elle doit son véritable caractère, & c’est à leur association seule qu’elle peut devoir la conservation de ses avantages.

C’est aux bons Écrivains sans doute à maintenir, par leurs Ouvrages, la pureté de la Langue, & à défendre le bon goût contre les innovations de quelques Auteurs, à qui il ne manque que du génie pour avoir de l’originalité ; qui prennent pour de l’imagination un assemblage forcé de figures incohérentes, & qui croient se faire un style, en affectant péniblement des alliances de mots inusitées, dont la recherche est puérile, lorsqu’elles ne sont pas inspirées par le besoin d’exprimer une nouvelle combinaison d’idées.

C’est aux Hommes du grand monde, dont l’esprit est éclairé par l’étude & la réflexion, qui connoissent les principes de la Langue, & qui cultivent l’art d’écrire, à prévenir, dans ce monde où ils vivent, les outrages que notre Langue peut recevoir de la frivolité, de l’ignorance, ou d’une saine affectation.

Les Gens de Lettres peuvent avoir une connoissance plus approfondie des principes de la Langue écrite ; les Gens du Monde ont, sur la Langue parlée, un tact que les connoissances ne peuvent suppléer. C’est à eux qu’il appartient de distinguer, dans l’emploi de certaines expressions, ce qui est de l’usage, d’avec ce qui est de mode ; ce qui est de la Langue de la Cour, d’avec ce qui n’est qu’un jargon de coterie ; à fixer les limites de ce bon ton, si recommandé, si peu défini ; qui n’appartient pas à l’esprit, & sans lequel un homme d’esprit court quelquefois le risque d’être ridicule ; qui n’est pas le bon goût, car le bon goût a des principes plus fixes & une influence plus étendue ; qui paroît n’être enfin qu’un sentiment fin des convenances établies ; qui embellit l’esprit & le goût dans le monde, mais qui borneroit l’essor des talens, si on vouloit soumettre à ses règles trop fugitives & trop variables, les Ouvrages de l’imagination & du génie.

Mais je sens que j’ai parlé trop long-temps de l’art de la parole devant mes Maîtres, & du ton du monde dans une Assemblée qui en offre tant de modèles. Les règles n’ont d’autorité que dans la bouche de ceux qui peuvent fournir les exemples. C’étoit à un de ces Écrivains qui ont étendu par leurs Ouvrages la gloire de l’Académie, à relever, par son éloquence, l’utilité de son institution & de ses travaux. Le sort, en me désignant pour être aujourd’hui l’organe de cette Compagnie, a voulu qu’il manquât quelque chose à l’éclat de cette solennité littéraire.

Ce jour de votre triomphe, Monsieur, sera inscrit dans les fastes de l’Académie, comme une des époques des sa gloire. Il y rappellera à nos successeurs le nom d’un Souverain, qui n’a dépouillé l’appareil de la majesté, que pour déployer en liberté la majesté d’un grand caractère, & qui a su ajouter un nouvel éclat à la gloire d’un nom déjà consacré par deux Héros à l’immortalité.

C’est à l’Histoire à transmettre la mémoire de cette révolution, unique dans les Annales du Monde, où dans un seul jour, sans effusion de sang, presque sans trouble, une Nation fière & libre a vu changer sa constitution & ses Loix, & succéder une liberté douce & paisible, à une liberté toujours orageuse.

Mais si l’auteur de cette grande révolution, uni à la France par les intérêts de la politique, paroît s’y unir encore davantage par ses sentimens & ses goûts ; s’il semble adopter en quelque sorte notre Langue, notre Littérature & nos Arts ; s’il s’honore d’avoir puisé dans nos Livres les principes d’humanité qui dirigent son règne ; il doit être permis à une Société vouée aux Arts de la paix, de lever avec respect le voile qui voudroit le dérober à sa reconnoissance, & de rendre un hommage public à l’ami de l’Humanité, de la France & des Lettres.