Fragments du premier et du deuxième chant du poëme de la Conversation

Le 26 août 1807

Jacques DELILLE

Fragments du premier et du deuxième chant
du poëme de la conversation ,

LUS DANS LA SÉANCE PUBLIQUE DU 26 AOUT 1807 ,

PAR M. DELILLE.

 

Ier CHANT.
 

Parmi ces êtres différents
De goût , de mœurs , de naissance et de rangs ,
De loin , à son babil , je reconnais un homme
Dont le bruit m’assourdit , dont le fracas m’assomme.
On connaît cet oiseau , dont la fable autrefois
Nous a peint l’étrange assemblage ,
Dont chaque plume a ses yeux , son langage;
Qui , sur le haut des tours , sur le sommet des toits ,
Jour et nuit prolongeant ses veilles ,
Des grands , des peuples et des rois ,
Raconte au monde entier la honte ou les merveilles;
Dont qui tout voit , écoute et raisonne à la fois
Le babillard n’en a les yeux ni les oreilles ,
Mais il en a les langues et les voix.
A son approche menaçante ,
Tout fuit : malheur à ceux qui tombent sous sa main!
De son bavardage inhumain ,
Les yeux étincelants , et la bouche écumante ,
Il vous harcèle , il vous tourmente.
Harassé , fatigué , je succombe au sommeil ,
Et c’est lui que j’entends encore à mon réveil.
En vain vous espériez échapper par la fuite
Inutiles secours ! Bientôt à votre suite ,
Pour vous atteindre , il a pris son essor
Vous êtes déjà loin , il vous harangue encor;
Fuyez : gardez qu’il ne vous voie;
Dans quelque abri voisin , quelque asile écarté ,
Enfoncez -vous : un bavard évité ,
Dès qu’il la ressaisit , ne lâche plus sa proie.
« A propos , j’avais oublié ,
Dit-il; ce point ne fut discuté qu’à moitié;
« Votre bonheur veut que je m’en souvienne;
Puisque je vous retrouve , il faut que j’y revienne. »
Il dit , reprend son homme , et , s’accrochant à lui ,
Lui paye , en l’assommant , l’arriéré de l’ennui.
Rencontre-t-il des auditeurs revêches ,
Il part : dans le groupe voisin
Va chercher des oreilles fraîches
Qui l’écoutent jusqu’à la fin.
Eh ! qu’a-t-il besoin qu’on l’écoute ,
Qu’on lui réponde ? Il a d’autres moyens
De prolonger sans vous ses entretiens.
Se taire est tout ce qu’il redoute.
Jadis , quand de la scène il imagina l’art ,
Thespis , dit-on , créa le dialogue;
Mais l’inventeur du monologue
Fut probablement un bavard
Qui , d’un cercle lassé de son impertinence ,
Ayant usé la patience ,
Imagina de se parler à part.
Ce moyen est encore en France
La ressource du babillard;
Du cercle indulgent qui l’écoute ,
Quand il a mis la constance en déroute ,
Il parle seul : son tour en revient plus souvent;
Il parle à ses tableaux , à la muraille , au vent.
N’allez pas lui parler de ses biens , de ses terres ,
De ses amours et de ses guerres ,
De sa maison , de son loyer ,
De son poëme et de son plaidoyer
Pour exercer sa manie incurable ,
Le prétexte le plus léger
Lui suffit; et le misérable
Dont l’ennui patient tâche en vain d’alléger.
De son babil le poids intolérable ,
Craignant d’entretenir , au lieu de l’abréger ,
Son bavardage inexorable ,
Feint de comprendre , et craint d’interroger;
Tout est pour lui danger , crainte ou souffrance.
Si je parle , réduit au tourment du silence ,
Mais prêt à renouer le fil de son discours ,
Il trépigne d’ardeur , il bout d’impatience;
Il frémit si quelqu’un commence
Un récit détaillé de procès ou d’amour;
Il sait combien , en racontant leurs rixes ,
Les plaideurs sont diffus , et les amants prolixes;
Mais à quel saint n’aura-t-il pas recours
Si , préludant à sa gloire future ,
L’écrivain à la mode , entre un double flambeau ,
Et son verre , et son sucre , et sa carafe d’eau ,
Dans son fauteuil cherchant une posture ,
Et tenant en main son rouleau ,
Vient , de son chef-d’œuvre nouveau ,
Aux assistants proposer la lecture ?
Quels beaux moments va lui coûter
Cette épouvantable aventure !
Une soirée entière on eût pu l’écouter
Combien faut-il que son supplice dure ?
Énorme est le cahier , et fine est l’écriture;
Puis , de l’in-folio qu’il vient d’apercevoir ,
Le format menaçant aisément fait prévoir
L’éternité de la torture.
Longtemps , pour mieux se faire voir ,
Et se sauver , s’il peut , d’une , épreuve si dure ,
Parmi les auditeurs hésitant de s’asseoir ,
Il parle , il tousse; vain espoir!
Déjà le cercle entier a , par un doux murmure ,
Invité le lecteur , qui se met en devoir;
Déjà , pour secourir son oreille peu sure ,
Orgon vers lui tourne son écoutoir.
Adieu son espérance et ses projets du soir.
Quel tourment est égal au tourment qu’il redoute!
Il venait pour parler : il faudra qu’il écoute.
Il n’y tient plus , et gagne son manoir ,
Mais se console en parlant sur la route.
Malheur à vous s’il revient sur ses pas!
Par hasard , ou par , prévoyance ,
Si quelquefois j’ai pris sur lui l’avance ,
De son rôle passé , pour finir l’embarras ,
Combien d’expédients n’imagine-t-il pas-!
Exercé dans cette tactique ,
Sur la morale ou sur la politique ,
S’il s’élève quelques débats ,
De crainte que je ne m’explique
Et de voir ainsi reculer
L’heureux moment , le moment de parler ,
A mes raisonnements il n’a point de réplique ,
Fait semblant de céder ; à l’interlocuteur
Craint de laisser quelque prétexte ,
Et de doubler l’ennui du texte ,
Par celui du commentateur;
Chaque phrase le tue; et , prodigue des siennes ,
Il est toujours économe des miennes ;
Il ne demande point les comment , les pourquoi :
Les définitions le font pâlir d’effroi.
Si ma mémoire souffre , ou si ma langue hésite ,
A mon aide il accourt bien vite ,
M’importune de ses secours;
Si quelque terme obscur en a brouillé le cours ,
Lui-même il éclaircit ma phrase embarrassée ,
Accélère les tours , diligente les mots ,
Vient au-devant de mes propos

Appelle la parole , accouche la pensée;
Et , pour sauver le temps perdu ,
Par un habile stratagème ,
Me fournissant le mot trop longtemps attendu ,
Se délivre de moi pour m'accabler lui-même.
 

 

FRAGMENTS DU IIe CHANT.

Mais je n'ai point encor tracé le disputeur ,
Dans le choc des avis intrépide lutteur.
Si de son réduit solitaire
Il quitte quelquefois le loisir sédentaire ,
Ce n'est pas pour venir , dans le sein d'un ami ,
Verser sa joie ou bien ses doléances ,
Ou pour remplir de justes bienséances ,
Ou pour tendre les bras à son vieil ennemi
Non; d'une assemblée amicale
Il vient troubler la douceur sociale.
Impatient de ferrailler ,
Il cherche avec qui batailler ;
Il a besoin d'une victime.

Sa vie est un combat , son commerce une escrime.
Possédé de l'esprit de contradiction ,
S'il arrive au milieu d'une discussion ,
A peine , dans la chambre il a fait son entrée ,
Il flaire votre opinion;
Aussitôt qu'elle s'est montrée ,
Que vous ayez dit oui , que vous ayez dit lion ,
Que vous ayez tort ou raison ,
Voilà la guerre déclarée.
N’espérez pas fléchir son obstination;
Il a besoin d’une querelle;
La dispute est pour lui le feu sacré
Il en saisit la première étincelle ;
Un mot la terminait , un mot la renouvelle
Du chicaneur exaspéré ,
Qui se bat en désespéré ,
En vain pour adoucir la sauvage rudesse ,
Du bon sens calme et tempéré
Vous prenez le ton modéré ;
Vainement de la politesse
L’attentive délicatesse ,
Autour de son orgueil cabré ,
Tourne avec art , se joue avec adresse;
Rien ne guérit l’amour-propre ulcéré.
De sa logique qui vous presse ,
Chaque trait part plus acéré.
Eh! comment pardonner quand votre patience ,
En se taisant le condamne au silence ,
Et sans pitié termine les débats !
Rendez-lui ses fureurs , rendez-lui les combats;
La triste jouissance où sa manie aspire
Est d’être contredit , afin de contredire:
Vous le désobligez en vous montrant plus doux ;
Et pour redoubler son courroux ,
Peut-être il suffisait de dire :
« Monsieur , je pense comme vous. »
Aussitôt , par dépit et par vanité même ,
Depuis qu’il est le vôtre , abjurant son système :
« Monsieur , dit-il , haussant le ton ,
Je ne suis plus de mon opinion;
La vôtre est à mes yeux d’une évidence extrême ,
Et vous avez grand tort de me donner raison. »
 

Bien plus insupportable encore ,
Ce vil adulateur , qui toujours nous adore ,
Prônant tout ce qu’on fait , louant tout ce qu’on dit ,
De son ton doucereux le miel vous affadit:
« Monsieur , j’ai fait retrancher de ma table
Un ou deux plats , par raison de santé.
— Le sacrifice est admirable ,
Répond-il , j’en suis enchanté.
Je me suis procuré le livre de Licippe :
C’est fort bien fait; sur un très-bon principe
Son ouvrage est fondé. Que de sens , que d’esprit ! »
Vous lui lisez votre dernier écrit;
Et le voilà pleurant de joie et de tendresse :
« Quoi , ce chef-d’œuvre est encor manuscrit !
De quoi s’occupe donc la presse ?
De l’imprimer il faut que l’on s’empresse.
Par le nombre de vos lecteurs ,
Vous compterez celui de vos admirateurs.
Veuillez bien m’inscrire d’avance
Sur la liste des souscripteurs ;
Car je me meurs d’impatience
De vous ranger parmi le choix
Des livres que je lis et relis mille fois ,
Tels que vos vers et vos harangues ,
Qu’on admire en tous lieux , qu’on traduit en vingt langues. »
Tout à coup il voit un portrait :
« Ha ! monsieur , c’est vous trait pour trait ,
Et l’art ne pouvait mieux imiter la nature.
Cependant , je vous parle ici de bonne foi ,
Dans cette admirable peinture ,
Je cherche en vain je ne sais quoi
Qui charme dans votre figure. »
Tandis qu’il parle encore , arrivent vos enfants ;
Même avant de les voir il les trouve charmants ,
Et reconnaît dans tous un grand air de famille ,
Le père dans le fils , la mère dans la fille :
La nourrice à son tour , un enfant dans les bras ,
Arrive dans la chambre: il ne se contient pas ,
Et de la mère il vole à la nourrice;
Il trouve son air sain , il juge son lait bon.
Enfin le petit chien dans la foule se glisse ,
Et pour lui , dans sa poche il se trouve un bonbon.
Ainsi sa bassesse , aguerrie ,
Fait de tout une flatterie:
Qu’en revient-il au louangeur banal ?
Il vous déplaît en cherchant à vous plaire ,
Et vous regrettez le brutal
Qui tantôt vous mit en colère.


Or , maintenant , au langage insipide
Du complaisant adulateur ,
A l’entêtement intrépide
Du farouche contradicteur ,
Ajoutons le calme stupide ,
Le ton méticuleux , et l’orgueil circonspect ,
De ce mortel pour lui plein de respect ,
Qui croit en conversant sa gloire compromise;
Observe beaucoup , parle peu ;
Voudrait faire fortune au jeu ,
Mais craint de hasarder sa mise ,
Pour jouer à coup sûr pèse tout ce qu’il dit;
D’un simple amusement se fait une entreprise;
Par son air réservé , son parler triste et sec ,
Tient le cercle en arrêt et la joie en échec;
Sur lui tremble de donner prise;
Craint un malentendu , redoute une méprise;
Contredit rarement , moins souvent applaudit;
Ignore l’abandon , se défend la franchise ,
Demeure retranché dans sa grave sottise;
Doute par vanité de tout ce qu’il apprit ,
Et meurt sans avoir eu l’esprit
De se permettre une bêtise.
Cet homme est fatigant et non pas dangereux.