Réponse au discours de réception du cardinal Loménie de Brienne

Le 6 septembre 1770

Antoine-Léonard THOMAS

Réponse de M. Thomas,

au discours de M. de Loménie de Brienne

DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
le jeudi 6 septembre 1770

PARIS PALAIS DU LOUVRE

 

Sur l’esprit des affaires

 

Monsieur,

Les dignités et les titres ont toujours eu droit à nos respects, mais n’ont pas toujours droit à nos suffrages. Dans un corps libre, et dont le premier devoir est d’honorer les lettres, le talent seul, et sans autre distinction, seroit préféré à la dignité, qui n’auroit de mérite qu’elle-même. Tel a été et tel sera en tout temps l’esprit de l’Académie françoise. Pour qu’elle se fasse honneur d’adopter les titres, il faut donc qu’ils soient relevés par les lumières. Vous nous apportez ce double avantage, Monsieur. Destiné de bonne heure aux premières places de l’église, vous avez senti que les lumières qui ne sont qu’un ornement pour d’autres, devenoient pour vous un besoin ; qu’un esprit cultivé sait beaucoup mieux assujétir les passions, et diriger au bien la force ou la foiblesse des hommes ; et que dans un siècle où quelquefois on voudroit faire un crime de l’art de penser, il vaut encore mieux acquérir que calomnier les connoissances.

Il n’est que trop ordinaire que les talens manquent aux places ; vous avez mérité et justifié les places par les talens. Nous n’avons pas oublié que vous fûtes l’interprète de la douleur publique, à la mort d’un Prince qui eut de l’humanité, et par caractère et par principes ; fut vertueux sans être dur ; distingua les Arts qui instruisent, du luxe qui corrompt ; aima les lettres et les peuples, car ces deux sentimens ne se séparent pas ; eut une grandeur simple pendant sa vie, et une grandeur touchante à sa mort. Vous ajoutâtes à nos regrets, en nous développant le premier son ame sensible et ferme, et cet esprit qui se formoit en silence pour le Gouvernement. Puissent tous ceux qui auront à régner sur les hommes, s’instruire comme lui ! Puissent-ils imiter un Prince qui cherchoit la vérité, comme un homme à qui elle a été long-temps cachée, et comme un Prince qui sait qu’une erreur peut faire le malheur d’un siècle.

À l’éloquence de la chaire qui peint les vertus et trace les devoirs, vous en avez joint une autre, Monsieur ; appelé par votre dignité dans ces assemblées où une grande province régnant elle-même la levée de ses tributs, balance en même temps ses devoirs et ses droits ; et dans celles où l’un des ordres du Royaume forme, sous l’autorité des lois, une espèce d’aristocratie sacrée, libre, quoique soumise au Prince, et fixe les secours que l’église, enrichie par l’état, doit aux besoins de l’état, vous y avez plus d’une fois, Monsieur, employé avec succès le talent de la parole.

Ce talent dans ces sortes d’assemblées, tient au génie des affaires, et c’est un mérite de plus qui n’est pas toujours uni à celui de l’éloquence. Voir les objets tels qu’ils sont (avantage plus rare qu’on ne pense) et ne laisser troubler sa vue, ni par ses passions, ni par celles des autres ; ne point dénaturer les affaires, en ne les regardant que d’un côté, voir précisément le but où il faut tendre, ce qui suppose toujours une vue calme et droite ; avoir le courage modeste de préférer les moyens les plus sûrs à ceux qui auroient plus d’éclat ; pressentir les obstacles, et les juger d’avance ; distinguer ceux qui naissent des vices et des intérêts des hommes, et ceux qui naissent du choc inévitable des choses ; combattre les premiers sans colère comme sans mépris, deux sentiments qui ajoutent toujours à la résistance ; combattre les seconds avec la sage lenteur de la nature, qui, pour détruire ce qui lui résiste, n’oppose que le temps à la force ; se défier sur-tout dans les affaires du pourvoir de l’imagination, qui n’applique souvent que des mesures fausses, parce qu’elle exagère ou rapetisse les objets ; se défier de l’esprit de système, qui généralise trop les maximes et les règles, et ne calcule point assez le mouvement des hommes et des choses qui varient sans cesse ; se défier même de l’étendue de ses vues, qui tendroit à créer des machines trop vastes, et préféreroit la gloire de combiner à celle de réussir ; enfin, en traitant avec les hommes, avoir la mesure précise de tout, et du degré de force qu’il faut appliquer à chaque objet ; tel est en général l’esprit des affaires, et tel est le vôtre, Monsieur.

C’est ce qui vous a attiré la juste confiance d’un Corps respectable, et dont vous faites partie. C’est ce qui vous a fait associer par le Gouvernement, à une de ces commissions délicates et utiles, où l’intérêt de la religion se mêle à celui de l’état.

Mais trop souvent l’esprit des affaires nuit au bonheur. S’il est inquiet, il donne une activité qui tourmente ; on a besoin d’être agité, et l’ame se fatigue à chercher le mouvement. S’il est sérieux et ardent, il fait naître des passions tristes ; les désirs s’étendent avec les forces ; et dans une lutte continuelle, on passe sa vie à espérer ou à craindre. Quelquefois, par l’habitude de voir les hommes de près, il inspire une défiance qui les accuse, et ôte les douces illusions de l’amitié. Quelquefois ceux qui ont plus de vanité que de talent, étonnés de leurs travaux, conçoivent pour eux-mêmes une admiration qu’on ne partage pas toujours ; ils ne se communiquent qu’avec dignité, aspirent au respect par l’ennui, et ne manquent jamais de paroître occupés, pour paroître importans.

Tous ceux qui vous connoissent, Monsieur, savent qu’il ne vous en a rien coûté pour échapper à tous ces piéges. Né avec un esprit facile, les affaires vous occupent sans vous fatiguer.

Vous en écartez non-seulement ce qu’elles ont de pénible, mais ce qu’elles pourroient avoir d’imposant. Vous les réduisez, pour ainsi dire, à n’être que des choses communes ; et pour connoître votre supériorité, il faut presque se défier de vous-même. Mais le genre de talent qui simplifie tout est fort supérieur à celui qui complique tous les ressorts. Le vrai talent est de faire aisément les choses difficiles ; et le vrai succès est d’avoir des succès sans efforts.

On sent que de cette disposition de l’esprit, qui, sans s’élever est au niveau de tout, doit naître un caractère égal et qui marche sans secousses ; une ame faite pour le bonheur, un ton sans empressement, comme sans indifférence, et qui, sous l’abandon de la nature, déguise l’heureux talent de penser ; enfin, une espèce d’ingénuité franche et libre qui semble ôter à la politique sa réserve, à l’esprit sa recherche, aux manières leur affectation, à la politesse l’orgueil qui humilie par l’attention même à faire disparoître l’orgueil ; et si ce genre de simplicité se trouve encore dans un siècle où tout le monde cherche à se prévaloir des avantages qu’il a, et à monter ceux qu’il n’a pas, cette simplicité sera d’autant plus piquante qu’elle sera plus rare. On sera bien plus surpris de voir la naïveté des manières jointe à la finesse de l’esprit, et une sorte de négligence heureuse, si naturelle, qu’il faut y réfléchir pour s’en étonner.

Vous pourrez peut-être, Monsieur, ne pas vous reconnoître à ce portrait ; mais moins vous le reconnoîtrez, plus il sera vrai. Il y a des qualités qui disparoissent, dès que celui qui les a s’en aperçoit, et cette ignorance même sera un nouveau trait à ajouter à votre éloge.

J’ajouterai, Monsieur, au nom de l’Académie, que ces qualités qui vous distinguent ne lui sont pas moins précieuses à elle-même : car, dans ses choix elle ne pèse pas moins les caractères que les talens. Elle veut pouvoir aimer ceux qu’elle adopte ; elle redoute également dans son sein, et la douceur hypocrite, qui caresse et qui trompe, et cherche à nuire en secret, sans avoir même le courage de la haine, et le despotisme que le nom seul d’une juste liberté offense, et qui par foiblesse ayant le besoin de dominer, par une autre foiblesse, devient ennemi dès qu’il ne peut être tyran ; et l’orgueil insociable, qui distribue avec une hauteur, ou impétueuse ou froide, l’offense et le dédain ; et mettant la dureté à côté du talent, peut quelquefois faire haïr le génie. Heureusement, Monsieur, tous ces fléaux sont bannis d’entre nous. Vous trouverez dans l’Académie tout ce qui est déjà dans votre cœur, l’amitié, la paix, une liberté sage. Vous trouverez sur-tout l’égalité, qui ne blesse que ceux qui ne sont point assez grands pour s’élever jusqu’à elle.

Votre prédécesseur, Monsieur, presque toujours éloigné de la Capitale, et par conséquent de nos assemblées, ne put guère ni donner ces exemples, ni jouir de ces avantages parmi nous ; mais nous osons croire que les mêmes sentimens étoient dans son cœur. L’Académie Françoise, en adoptant M. le duc de Villars, avoit adopté l’héritier et le fils du vainqueur de Denain, du rival d’Eugène, osons le dire, du bienfaiteur de Louis XIV : car le grand homme qui sauve un État, n’est-il pas le bienfaiteur du Roi qui le gouverne ? Il y a des fortunes qui suffisent pour enrichir plusieurs générations ; il y a des héritages de gloire qui se répandent sur toute la postérité d’un homme illustre. Les distinctions accordées au fils devenoient un nouvel hommage rendu au père ; et le nom du Duc de Villars parmi nous, ressembloit à ces images, qui, placées par les anciens dans les portiques ou dans les temples, rappeloient encore le souvenir des Héros après leur perte.

Outre cette gloire qui tenoit à son nom, gloire qui peut être un danger comme un avantage, mais qui ne peut jamais être un mérite quand elle est seule, M. le Duc de Villars, dans son Gouvernement, s’en est procuré une autre qui étoit à lui. À la tête d’une grande province, il n’a abusé ni de son rang pour opprimer, ni de son pouvoir pour faire plier les lois, ni de la crainte qu’inspire un homme en place pour faire respecter ses caprices. Il a soulagé des malheureux et n’en n’a point fait. Dans un temps où rien n’égale le luxe, si ce n’est la misère, et où le faste est devenu le premier de nos besoins, et prodigue l’or pour des caprices, tandis que le pain manque à des milliers d’hommes, c’est un mérite sans doute d’avoir retranché au luxe de son éclat, pour secourir les pauvres de son Gouvernement. Le même homme qui soulageoit en public la misère publique, savoit donner des secours secrets à ceux que la pitié outrage, et qui, moins sensibles à la pauvreté qu’à la honte, joignent au tourment du besoin celui de l’honneur ; il ajoutoit au bienfait en le cachant.

Il y a une autre espèce de générosité d’autant plus noble peut-être, qu’en obligeant tous les citoyens, on ne paroît en obliger aucun ; que même en jouissant du bienfait, chacun se croit dispensé de la reconnoissance, parce qu’elle est commune à tous, et que tout ce qui doit être perpétuel, une fois établi, entre pour ainsi dire dans le cours des choses ordinaires, et est regardé par les hommes comme une dette : c’est la générosité qui consiste dans les fondations utiles. Votre prédécesseur, Monsieur, dans son Gouvernement, eut aussi ce genre de mérite. Il a fait des établissemens pour les sciences, et a légué des sommes considérables pour l’éducation des citoyens et le progrès des lettres. Marseille avoit dû l’institution et la force de son Académie au Maréchal de Villars ; le fils a continué ce qu’avoit commencé le père. Ainsi, ce sont deux membres de l’Académie Françoise qui, par leurs bienfaits dans une province illustre, ont contribué à y répandre et à y nourrir le goût des lumières. Et telle est peut-être la véritable fonction des hommes en place qui sont assis parmi vous, Messieurs.

Cette partie du public qui a résolu d’être mécontente de tout, et qui en conséquence blâme tout ce qui se fait, demande souvent pourquoi, dans une compagnie littéraire, ce mélange des lettres et des titres ? Quelques-uns pensent que c’est pour décorer les lettres. Il faut en convenir, Messieurs, le peuple chez qui les lumières et le génie auroient besoin de ce secours pour être honorés, seroit encore un peuple bien barbare. Quoi donc ? Corneille, Despréaux, Racine et Fontenelle, et l’auteur de Rhadamiste, et l’auteur d’Alzire et de Mérope (car pourquoi accorderions-nous la consolation à l’envie de n’entendre ici parler que des morts ?) assis dans cette société, avoient-ils besoin d’un autre éclat que celui qu’ils empruntoient d’eux-mêmes ? Non ; sans manquer de respect aux dignités que j’honore, j’oserai le dire, Cinna, Iphigénie, l’Esprit des Lois, et les ouvrages qui leur ressemblent, voilà, dans tous les temps, voilà dans tous les lieux, la véritable et la première décoration de l’Académie françoise.

D’autres cherchent d’autres motifs, nous prêtent des vues également indignes et de la fierté des lettres et du noble désintéressement qui fait leur caractère : nous ne répondront point à ces hommes-là. Ils ne concevroient point que le véritable homme-de-lettres (qui n’est que l’homme bien éclairé) aspire à l’honneur, sait, quand il le faut, se passer de la fortune, et est incapable de faire jamais par intérêt un lâche trafic des sentimens de son ame. Ainsi, leurs soupçons les avilissent, et ne nous offensent pas.

Quel est donc le véritable motif de cette institution parmi nous, Messieurs ? Il s’en offre plusieurs. D’abord, les hommes d’État qui ont présidé à notre établissement, ont voulu sans doute répandre le goût des lumières dans les premières classes des citoyens.

On se tromperoit, si l’on pouvoit penser que les connoissances et les lettres ne sont destinées qu’à être le partage obscur de quelques hommes qui cultivent en paix leur esprit dans la liberté et la retraite. C’est sur-tout dans l’élévation qu’elles sont utiles ; c’est dans ces citoyens revêtus des dignités de l’État qu’elles peuvent produire de grands effets. Je vois des eaux qui se perdent dans la profondeur d’un vallon, et peut-être s’y ensevelissent obscurément sous terre. Que le soleil les élève par sa chaleur, les transporte au sommet des Alpes et dans les réservoirs des montagnes, je vois s’en former aussitôt le Rhin, le Rhône et le Danube, et la moitié de l’Europe va être fertilisée par leur cours. Telle est l’image des connoissances dans les grandes places. Les connoissances seules peuvent étendre les idées des hommes faits pour commander. Ce sont elles qui déploient et développent à leurs yeux un horizon immense. Pour eux, les lettres sont l’histoire des gouvernemens, la philosophie des nations, le tableau des lois, le résultat de tout ce qu’il y a de grand et d’utile. Si, dans quelque partie du monde, il y avoit un homme né avec le genre humain, et immortel comme lui, qui eût vieilli avec l’univers, qui eût vu tous les États successivement s’élever et tomber, qui eût marché dans Athènes et dans Rome, qui eût suivi de l’œil le développement et les progrès de l’Europe moderne sortant de ses ruines et s’avançant vers la grandeur, qui eût pu voir Lycurgue et Sully, Solon et le chancelier de l’Hôpital, Henri IV et les Antonins, à qui tous ces grands hommes eussent confié leurs pensées, toutes celles du moins qui ont influé sur le sort des États et des Peuples ; quelle supériorité pour gouverner les autres hommes n’auroit pas cet homme extraordinaire qui, par son expérience et ses idées, seroit, pour ainsi dire, l’image du genre humain et représenteroit tous les siècles ! Tel seroit pourtant un homme qui, destiné à de grandes places, auroit, pour les remplir, cultivé les connoissances et les lettres avec génie.

C’est peu de lui développer les faits, elles lui dévoileroient les principes ; elles lui feroient voir les vérités primitives et simples qui président à toute espèce d’administration, comme les causes générales président à l’univers ; elles lui apprendroient à combattre également et le fanatisme des préjugés anciens, et le fanatisme souvent aussi dangereux des nouveautés. Veut-il traiter avec les hommes ? veut-il les faire agir ? Elles lui dévoileroient les ressorts secrets de leurs passions, les principes de leurs mouvemens ; elles lui apprendroient l’art de guider par la persuasion ces esclaves si fiers, à qui il faut cacher leurs chaînes pour les conduire, et qui, plus jaloux peut-être d’une liberté apparente que d’une liberté réelle, ne supportent que les fers qu’ils se donnent où croient se donner par la réflexion et l’habitude ; elles formeroient en lui la pensée, cet instrument si nécessaire à l’homme en place qui a besoin de rapprocher en un instant des milliers d’idées, et de suppléer au temps par la rapidité des vues. Enfin, elles porteroient au fond de son cœur ces principes d’humanité et de justice qui devroient être sur-tout la morale des hommes puissans, mais que la plupart des hommes puissans rejettent comme une chaîne importune qui embarrasse le pouvoir dans sa marche.

Eh quoi ! serions-nous donc encore dans ces temps où la fierté ignorante pensoit que les lumières sont indifférentes pour les places, que l’art de conduire les États et les hommes s’apprend beaucoup mieux dans cette oisiveté active et ce choc de petits mouvemens qu’on appelle le monde, que par des études politiques et de grandes combinaisons d’idées unies aux affaires ; que la nécessité des connoissances n’est qu’une superstition ridicule ; que les places font les talens ; que dans les hommes d’un certain rang, il y a un instinct qui supplée à tout ; que souvent même il y auroit du danger à mettre en place de ces hommes singuliers qui raisonnent toujours avant que d’agir, qui croient aux abus et à leur réforme, ont la manie de perfectionner tout jusqu’à l’art de rendre les hommes heureux, et sont toujours tentés de croire qu’on peut mieux faire que ce qu’on fait depuis deux mille ans ? Non, les préjugés de l’ignorance, adoptés par l’orgueil, et que certaines personnes même voudroient donner pour une philosophie d’autant plus profonde qu’elle le paroît moins, ne sont plus faits pour notre siècle. On sent trop aujourd’hui l’influence des lumières sur les esprits, sur les ames, sur le bonheur des peuples, dans toutes les dignités de l’État et de l’Église : et où cette vérité a-t-elle plus de poids que parmi vous, Messieurs, et dans cette assemblée ?

Telle a été, sans doute, une des vues de notre fondateur, en réunissant dans le même corps les dignités et les lettres ; mais cette vue n’est pas la seule. On sait qu’il y a un ton différent attaché à chaque état, et, pour ainsi dire, à chaque genre d’esprit ; et une compagnie telle que la vôtre, Messieurs, doit réunir tous les tons et tous les genres.

Dans la plupart des monarchies, et sur-tout en France, il y a un pays où le premier talent est de plaire ; où la vertu même a besoin d’agrément, où l’esprit auroit tort et seroit presque un ridicule, s’il ne s’annonçoit pas les grâces ; où en général on s’occupe plus des manières que des mœurs, des formes que de la réalité des objets ; où la grandeur d’un seul produit la politesse de tous ; où dans une inaction sans cesse occupée, le travail est d’échapper sans cesse à l’ennui par le plaisir ; un pays où la multitude des goûts rend le goût plus délicat ; où les caprices qui naissent et renaissent d’une grande fortune, donnent à tous les sens une espèce de sensibilité dédaigneuse et fière ; un pays où toutes les ames s’agitent, et où toutes les passions se taisent ; où l’art de conserver est plus important que par-tout ailleurs, par l’oisiveté dont il faut remplir les vides, par l’importance qu’on y met à amuser et à être amusé, par la nécessité de se parler, et la nécessité plus grande encore de ne se rien dire, parce que la gaieté la plus légère doit quelquefois y couvrir les mouvemens de l’ame les plus profonds, parce que la supériorité de l’art est d’y faire disparoître l’art.

On sent que dans un pareil pays, la langue, l’imagination, le tour des idées, tout doit avoir un caractère particulier, qui le distingue. C’est là, en effet, que ce qui n’est pas de l’esprit y ressemble le plus, et que l’esprit a une fleur d’agrément qu’on ne trouve que rarement ailleurs.

Comparez deux hommes nés avec des talens pour les lettres, et les cultivant tous les deux ; mais l’un dans la retraite et l’autre à la Cour. Le premier, avec sa franchise altière, sentira peut-être, et peindra tout ce que les passions fortes ont d’exagéré ; le second, ce que les sentimens fins ont de piquant ; l’un saisira les masses, l’autre démêlera toutes les nuances ; l’un empruntera ses images des grands objets de la nature, l’autre de tous les objets qui intéressent et occupent une société polie. L’homme de lettres, avec tout le sérieux et la vigueur de l’imagination, s’armera contre les vices ; l’homme de Cour poursuivra gaiement les ridicules qui blessent les formes, et détonnent plus avec l’ordre de convention, qu’avec l’ordre moral. La pensée de l’un, trop fier pour observer ou déguiser sa marche, se déploiera dans toute son étendue ; la pensée de l’autre, se cachera peut-être à moitié, s’embellira en se cachant ; enfin, le style du premier, suivant son état et les objets qu’il traite, sera tantôt figuré, tantôt abstrait, tantôt impétueux et brûlant, tantôt naïf ; le style du second n’aura peut-être aucun de ces caractères ; peu figuré, parce que ce genre d’ornemens tient à l’enthousiasme des passions qui agrandit tout, et que des esprits qui observent, comparent tout, et n’ont d’enthousiasme sur rien ; peu abstrait, parce que des hommes qui vivent beaucoup en société, généralisent peu, et qu’agissant plus qu’ils ne méditent, ils ont plus besoin d’idées particulières, que d’idées générales ; peu ardent, parce que la chaleur du style naît d’une certaine impétuosité d’ame, et que cette impétuosité est un danger dans un pays où l’intérêt tend par-tout des piéges à l’imprudence ; enfin, peu naïf, parce que la naïveté suppose ou la simplicité du caractère, ou des idées beaucoup plus approchées de la nature que des conventions, ou un certain abandon de l’esprit, qui se fie à tous ses mouvemens, et par un oubli involontaire, les laisse échapper, sans jamais les confronter avec la mode. Ainsi, l’homme de Cour n’aura peut-être, en écrivant, aucune de ces qualités ; mais ce qui distinguera son style, ce sera la pureté, le goût, une noblesse élégante, cette légéreté, qui semble se jouer des idées et du langage ; cet art de s’arrêter, qui tend à la connoissance des hommes, et fait la mesure de tout, et la grâce, qui est à l’esprit ce que la parure sans art est à la beauté, et la finesse qui voile pour mieux séduire, et la molle souplesse des expressions et des tours ; un choix de mots qui plaisent sans recherche, et qui étonnent pourtant par la manière dont ils sont assortis ; souvent des caprices heureux qui maîtrisent la langue, et un désordre beaucoup plus piquant que la règle.

Tel est le ton et le véritable esprit françois qui, dans le dernier règne, distingua les Hamiltons, les Lafare, les Dangeau, les Nevers, les Saint-Aignan ; et dans un ordre différent : les Saint-Evremont, les Chaulieu et les Saint-Aulaire. La France compte encore parmi vous plusieurs modèle de ce genre d’esprit ; et vous le savez, le public l’a applaudi souvent dans des fables, aussi nouvelles que piquantes, où les grâces parlent à la raison, et où les résultats les plus fins étonnent, sans jamais cesser d’être justes.

Il est aisé de voir combien un tel commerce est avantageux aux lettres. C’est ce commerce qui peut-être a manqué à la jeunesse de Corneille, et qui eût poli ce colosse sans l’affoiblir. C’est lui qui a donné à Racine le ton exact des convenances, et en a fait un écrivain à qui peut-être il n’y a rien à ajouter ni à retrancher. Il a créé en partie dans Fontenelle, ce tour ingénieux et facile qui lui fait pour ainsi dire déguiser ses forces, et exprimer toujours d’une manière agréable une chose profonde. Dans un homme plus célèbre encore, il a associé la grâce à l’élévation, la gaieté au sentiment, et le goût au génie.

Portons nos vues plus haut, Messieurs, il est utile aux hommes qui méditent et qui pensent, d’être rapprochés des hommes qui agissent. Autrefois, cette classe n’en faisoit qu’une : César et Salluste, Cicéron et Tacite, voués aux talens et aux affaires, cultivoient en même temps les lettres et servoient la patrie ; ils composoient des ouvrages et gouvernoient le monde, et de là vient peut-être une partie de la supériorité de ces grands hommes. Les grands intérêts donnent les grandes idées, et le caractère développé et mis en mouvement par l’action, imprime plus de vigueur au génie. Il y a mille pensées auxquelles la méditation solitaire ne peut atteindre, et qu’il faut chercher à travers le choc des affaires, le frottement des passions, les expériences combinées des hommes d’état. L’institution de l’Académie, Messieurs, et le mélange des lettres et des titres sert autant qu’il est possible à rapprocher ces deux classes. Ici on a vu plus d’une fois l’homme qui avoit gagné des batailles à côté de celui qui les chantoit ; le Ministre auprès de l’Historien, Colbert près de Racine, Montesquieu à côté de Villars. Ce même Montesquieu, dans ses voyages, cherchoit tous les hommes d’état. Ainsi, il conversoit avec le Prince Eugène à Vienne, avec Law à Venise, avec Bolinbroke et Chesterfield en Angleterre, avec tous ceux qui occupoient les premières dignités de l’état en France. Il puisoit dans leurs conversations des idées qui quelquefois échappent au génie, et des faits qui, pour l’homme supérieur, tiennent lieu de grandes idées, ou les font naître.

Ces avantages sont de tous les lieux et de tous les jours ; mais il en est d’autres réservés pour les temps où la calomnie poursuit la vertu, et où la haine cherche à flétrir les talens. Il suffit de connoître les hommes et l’histoire des lettres pour savoir que ces sortes d’injustices ne sont point rares. Comme il est nécessaire que chaque vérité combatte une erreur, que chaque idée utile s’oppose à un préjugé ou à un abus, que chaque sentiment noble, exprimé avec courage, humilie quelque ame vile, que chaque succès soit un affront pour celui qui y aspire et ne peut y atteindre ; il y a eu et il y aura en tout temps des hommes qui croiront avoir à se venger des lettres et de ceux qui les cultivent. Alors, tous les moyens que la lâcheté peut dicter à l’intérêt, ou la vengeance à l’orgueil sont employés. Le vice se rend le délateur de la vertu ; la bassesse outrage la grandeur d’ame ; la haine accréditée prête son appui à la haine obscure ; la calomnie flatte les préjugés des hommes puissans. Plus elle est avilie, plus elle devient féroce et doublement irritée, et par le mal qu’elle ne peut faire, et par le mépris qu’elle inspire ; elle arme l’autorité par ses mensonges, et tâche de perdre ceux qu’elle ne peut réussir à déshonorer.

C’est alors que les hommes en place, dignes d’aimer les lettres et dignes de s’honorer en les cultivant, élèvent leur voix ; alors ils déploient ce courage qui convient à leur naissance, comme à leurs lumières, et qui est la marque en même-temps d’un esprit juste et d’une ame ferme. Eh quelle plus noble fonction, Messieurs, que celle de repousser le calomniateur, de défendre le grand homme, ou même l’homme estimable opprimé, d’épargner à l’autorité un crime, une honte à la nation, des malheurs à la vertu ! Ainsi, l’on a vu autrefois parmi vous, Messieurs, le maréchal d’Estrées, soutenir hautement un des plus grands hommes1 de la France, qu’un faux zèle étoit sur le point d’outrager. Ainsi, sur la fin du dernier règne, M. d’Argenson, qui n’étoit point encore Garde-des-Sceaux, mais qui avoit déjà tout le crédit d’une grande place, et sur-tout le crédit de son caractère et de son esprit, défendit un écrivain aussi sage qu’illustre, contre des accusations secrètes et terribles2.

Les lettres reconnoissantes célébreront à jamais les Grands qui, dans des temps d’orages, ont montré pour elles cette vertueuse fermeté ; mais elles sauront en séparer, comme il est juste, ceux qui, dans le même temps, ou les trahissent par foiblesse, ou les laissent outrager par indifférence, ou les persécutent par orgueil, ou voilant la haine sous l’effort du dédain, tâchent d’affecter pour elles un mépris qui ne trompe personne, et qui est peut-être la marque la plus sure d’un sentiment contraire. On a vu quelquefois des hommes haïr les lumières, craindre les talens ; je n’en dirai pas les motifs, on les sent trop ; mais les hommes vraiment éclairés et justes ont toujours été supérieurs à cette foiblesse. Ceux qui n’ont jamais eu à rougir, ceux pour qui le mérite n’étoit point un outrage, ceux à qui le mot de Postérité ne fit jamais baisser les yeux, ceux qui auroient eu le droit de s’offenser, qu’on ne respectât en eux que leurs places, n’ont craint ni Démosthène parlant avec éloquence des maux de son pays, ni Tacite écrivant l’histoire, ni Fénelon parlant du gouvernement, ni Molière peignant Tartuffe. Ils ont honoré les lettres, et en ont été honorés. Ils aspiroient à être non les calomniateurs, non les tyrans, mais les compagnons et les amis de ces hommes célèbres. Les uns écrivoient des choses utiles, les autres en faisoient de grandes ; et tous unis entr’eux, à travers les cabales et l’envie, portés et soutenus les uns par les autres, il marchoient tous ensemble à la postérité.

Tel est le sentiment que les ames nobles de tous les pays et de tous les siècles ont eu pour ceux qui avoient ou du génie, ou des lumières. Tel est, Monsieur, celui qui règne dans l’Académie, où les premières dignités de l’État et de l’Église, unies aux talens, comme aux vertus, concourent à respecter et à faire respecter et les vertus et les talens. Nous n’ignorons pas que ces sentimens sont aussi les vôtres, Monsieur, et nous pouvons vous assurer d’avance que vous trouverez parmi nous tous ceux que vous avez droit d’attendre, et que les lettres réservent aux hommes qui leur apportent autant de titres que vous, aux hommes qui les cultivent, qui les honorent et qui les aiment.

 

 

Notes :

Il étoit sans exemple qu’il n’eût pas été permis de consigner dans les fastes de l’Académie tout ce que l’usage avoit consacré pour la solennité d’une réception. Cette espèce d’ostracisme littéraire, devoit annoncer parmi nous la hauteur des vues de l’ouvrage auquel on le faisoit subir, comme l’ostracisme politique annonçoit chez les Athéniens la supériorité de l’homme qu’il éloignoit de sa patrie.

M. Thomas avoit lu dans la séance publique du 25 août, tenue par l’Académie, son éloge de Marc-Aurèle, morceau d’une tournure aussi neuve qu’imposante. L’orateur semble élever son éloquence, et s’élever lui-même, autant par le choix de son sujet, que par la forme de son discours. Il met tout en mouvement en réunissant autour du cercueil d’un sage, qui a cessé de régner, son successeur, le peuple, l’armée et l’étranger, pour leur faire entendre les leçons de la plus belle morale. C’est une pompe funèbre au milieu de laquelle on aime à se trouver, parce qu’elle remplit continuellement l’ame d’émotions religieuses, et qu’elle la dispose à la pratique de toutes les vertus. Cependant cette production parut trop sévère, et la faculté de la rendre publique fut interdite à l’auteur, qui ne l’obtint qu’après plusieurs années, sous le règne de Louis XVI.

1. Montesquieu.

2. L’accusateur étoit le père Letellier ; l’accusé Fontenelle ; l’objet d’accusation, l’Histoire des Oracles.