Réponse au discours de réception de M. de Malesherbes

Le 16 février 1775

Claude-François LYSARDE de RADONVILLIERS

Réponse de M. l'abbé de Radonvilliers
au discours de M. Malesherbes

DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE
le jeudi 16 février 1775

PARIS PALAIS DE L’INSTITUT

     Monsieur,

En vain, pour vous dérober aux regards, vous avez passé sous silence une révolution dans laquelle vous étiez personnellement intéressé ; en vain, pour entrer dans vos vues, j’userai de la même réserve. Ces ménagements sont inutiles. Votre présence rappelle ce que votre modestie veut faire oublier ; & le tribunal du Public, qui s’est depuis long-temps déclaré en votre faveur, vient de confirmer ses arrêts par de nouveaux applaudissemens.

Par quels moyens peut-on parvenir à un degré de considération si honorable & si flatteur ? est-ce en déployant un caractère ferme, soutenu, toujours le même dans les diverses fortunes ? est-ce en cachant sous des manières unies, sous des mœurs simples, l’étendue des connoissances & l’élévation des sentimens ? est-ce enfin en gagnant tous les suffrages par des discours publics, dont le style noble & nerveux répond à la dignité de l’Orateur & à l’importance des manières ? Chacun de ces moyens attire l’estime ; mais quand ils sont réunis, ils donnent la célébrité.

L’éloquence excite en particulier l’attention de cette Compagnie. Lorsque vous cultiviez par l’étude vos dispositions naturelles, vous ne pensiez qu’à remplir avec bonheur les places où votre naissance vous appeloit ; mais l’Académie, témoin de vos succès, a dû songer à sa gloire. Elle est intéressée à adopter les talens goûtés du Public : & le Public, sur-tout dans ce moment, nous indiquoit les vôtres. Il n’a pas tenu à nos prédécesseurs que vous ne trouvassiez un de vos ancêtres inscrit dans nos fastes. Vous dédommagez l’Académie, Monsieur, de ses regrets passés, en lui rendant le même nom, auquel vous avez ajouté un nouveau lustre. Ce nom vous doit la distinction flatteuse d’être placé en même temps dans toutes les Académies : honneur rare, mais justement accordé au nombre & à la variété de vos connoissances.

Je ne sais pourtant si l’amour des Sciences & des Lettres devroit vous être compté pour un mérite personnel. Il est ancien dans votre Maison, & vous l’avez recueilli dans la succession de vos pères. Votre illustre bisaïeul, dont la mémoire vivra éternellement au Barreau, l’oracle des lois & le modèle des mœurs, fut aussi le protecteur des Savans ; &, ce qui honore davantage les Savans & le protecteur, il fut leur ami. Lorsque, lassé du bruit du Palais, il cherchoit le repos dans le silence des campagnes ; lorsqu’il alloit y établir le calme de son ame troublée par les passions d’autrui, les hommes les plus fameux de son temps le suivoient dans sa retraite, & leur entretien faisoit le charme le plus doux de son loisir. Aux heures de ses délassemens, il discutoit avec eux, tantôt les sublimes questions de la Philosophie, tantôt les règles délicates du bon goût. Ariste, c’est le nom que les Muses Françoises lui ont donné, Ariste, à la tête d’un Sénat littéraire, tenoit la balance, & pesoit d’une main sûre les différens opinions, comme il avoit pesé, dans les sanctuaires de la Justice, les intérêts opposés. Un mot échappé au hasard dans ces savans entretiens, a donné naissance à des ouvrages dignes de la postérité. Telle est l’origine du Lutrin, Poëme charmant, chef-d’œuvre d’une Muse badine, qui, en se jouant pour amuser son protecteur, a élevé un monument éternel à ses vertus.

M. Dupré de Saint-Maur, auquel vous succédez, Monsieur, sut aussi concilier l’amour des Lettres avec les devoirs de la Magistrature & les agrémens de la société. Son goût le porta d’abord vers les Langues étrangères ; mais il ne se borna pas à l’italien ou à l’espagnol, les seules Langues modernes qui eussent attiré jusqu’alors l’attention des gens de Lettres. Il voulut aller à la découverte d’un pays nouveau, & il en rapporta les richesses qu’il espéroit y trouver, le savoir & la gloire. La traduction du Paradis perdu eut le succès le plus éclatant ; elle contribua à éveiller notre curiosité, d’où naquit bientôt, dirai-je le goût, ou la passion pour les productions anglaises. Ailleurs on pourroit examiner si le commerce d’esprit avec nos voisins nous a été avantageux à tous égards ; ici, où il ne s’agit que de littérature, ne puis-je pas avancer qu’on a gagné de part & d’autre aux échanges réciproques ? Si nous avons trouvé dans les Auteurs anglois les pensées fortes, les idées approfondies ; les Anglois ont trouvé dans nos Auteurs la méthode& l’aménité.

D’un ouvrage d’agrément, M. Dupré de Saint-Maur passa à des études sèches & arides, qui ont occupé le reste de sa vie. Il avoit entrepris de fixer la valeur des monnoies par le prix des denrées, en remontant jusqu’aux époques de notre Monarchie les plus reculées & les plus obscures. De vieux comptes rendus depuis plusieurs siècles, étoient dans son plan des monumens précieux ; il les recherchoit avec soin, ils les revoyoit avec scrupule : & dans cet examen, l’œil du curieux fut quelquefois plus clairvoyant que ne l’avoit été l’œil du maître. Quel motif, dans un travail si ingrat, a pu soutenir son courage jusqu’au bout de sa longue carrière ? Le défi d’être utile, ou, pour le dire en termes généraux, le sentiment de la bienfaisance. A ce nom, il semble que l’enthousiasme saisisse aujourd’hui tous les Écrivains. Jamais vertu ne fut tant vantée. Puisse la pratique en être aussi commune que les éloges ! & sur-tout puisse-t-elle être appuyée, dans tous les Écrits & dans tous les cœurs, sur l’unique base qui peut la rendre inébranlable.

Au reste, pour inspirer le goût de la bienfaisance, les exemples seront toujours plus éloquents que les discours. Il n’est pas besoin d’en chercher loin de nous, tandis que nous avons devant les yeux notre auguste Protecteur. Je ne parle point des preuves journalières d’un cœur humain & compatissant ; je ne parle point des traits souvent répétés d’une bonté noble & généreuse. Les dons, les graces, les largesses sont le bonheur d’un petit nombre d’hommes ; les bienfaits d’un Roi doivent rendre heureux un peuple entier. La libéralité est la bienfaisance des particuliers. La bienfaisance des Rois, c’est le soin de l’État. Un Prince de vingt ans appelle un Sage auprès de lui, pour donner à sa jeunesse l’appui de l’expérience ; dans le choix de ses Ministres, il ferme l’oreille aux vœux de l’ambition, pour n’écouter que l’intérêt public ; dans un âge ennemi de la contrainte, il refuse au plaisir toutes les heures demandées par le devoir, quoique le devoir demande presque les jours entiers : voilà le Roi bienfaisant ! Combien d’autres traits que je pourrois citer ! Mais j’en ai dit assez, peut-être même j’en ai trop dit pour lui plaire ; cependant la bienfaisance dans le Roi, la reconnoissance dans les sujets, sont des vertus qu’il est permis de publier.