Réponse au discours de réception de l’abbé Gaillard

Le 21 mars 1771

Claude-Henri de FUSÉE de VOISENON

RÉPONSE

de M. l’abbé de VOISENON,

au discours de M. l’abbé GAILLARD.

Le lundi 21 MARS 1771

PARIS LE LOUVRE

 

 

 

MONSIEUR,

 

L’ACADÉMIE avoit des droits sur vous. Vos travaux littéraires dans la Compagnie à laquelle vous tenez, nous ont paru autant de titres qui vous approchoient de la nôtre.

 

L’Académie Françoise & l’Académie des Belles-Lettres sont deux Nations amies, dont les richesses doivent être communes ; & les trésors de l’une deviennent plus précieux, lorsqu’elle les porte en tribut à l’autre. Ce sont deux rivières voisines dont les eaux se mêlent de temps en temps, pour rendre plus fertiles les bords qu’ils arrosent.

 

Vous ne pouviez manquer, Monsieur, d’obtenir la place que vous avez recherchée ; vous aviez, en votre faveur, le vœu de beaucoup de gens d’un mérite distingué, qui sont vos amis, & les suffrages de tous les gens de goût, qui sont vos lecteurs. Ils ont remarqué, dans votre Histoire de François Ier, combien la protection accordée aux Lettres est nécessaire aux Rois.

 

Votre morceau du Concordat sera toujours cité comme un modèle. Cependant, Monsieur, si vous vous étiez borné à nous présenter ce Roi dans sa conférence à Bologne avec Léon X, nous aurions accordé difficilement notre admiration à un Monarque qui peut être fit un peu trop au Pape les honneurs de la Royauté. Mais vous l’avez peint redonnant une nouvelle existence aux Lettres, chérissant, respectant son adorable sœur Marguerite de Valois, qui les aimoit & les cultivoit. Dès lors nous oublions Pavie, Madrid, Bologne ; les malheurs & les fautes disparoissent : nous ne nous souvenons que du Restaurateur éclairé ; & son règne devient une époque mémorable dans la Monarchie.

 

Les Lettres forment une République libre & fière.

 

Elle est libre, parce que, remplissant exactement tous les devoirs, respectant l’amour de l’ordre, ne briguant ni richesses, ni dignités, elle ne désire ni ne craint rien ; & ce n’est que le désir ou la crainte qui ôte la liberté.

 

Elle est fière, parce qu’elle tient tous les Empires ; il n’y a point d’étrangers pour elle. Les hommes de tous les pays, dès qu’ils sont éclairés, deviennent ses compatriotes : elle est le nœud qui rapproche & qui lie toutes les Nations ; & son règne s’étend si bien dans tous les climats, qu’à peine daigne-t-on compter parmi les peuples de la terre, ceux chez qui ses lumières sont méconnues ou méprisées.

 

Elle est la première à convenir de la différence des États ; mais en séparant les conditions & les hommes, elle s’acquitte de ce qu’elle doit aux unes, & se réserve le droit de rendre justice aux autres ; en un mot, elle se pique d’équité, nullement d’indépendance.

 

Les gens de Lettres, supérieurs à l’ambition, la voient avec douleur, sans cependant la proscrire : ils savent qu’elle est un mal nécessaire, d’où il résulte de grands biens. Il faut qu’il y ait des ambitieux dans un État : ce sont des martyrs que la nature forme exprès pour le profit des Roi. Les Gens de Lettres sont rarement nombre : ils n’ont point la manie de vous gouverner ; mais en récompense, l’avenir leur ouvre son sanctuaire ; ils en sont les Législateurs. C’est là que leurs jugemens sont gravés sur des tables d’airain que rien ne peut détruire. Ce sont eux qui déposent la vérité entre les mains du Temps, pour assigner les places & détromper les siècles. Les âges se précipitent, les Rois tombent, les Royaumes s’écroulent ; les Lettres restent, & deviennent des archives immortelles qui prouvent que les événemens les plus terribles ne peuvent rien contre elles.

 

Voilà la véritable gloire ; c’est celle des gens de Lettres ; c’est la vôtre, Monsieur : en qualité d’Historien fidèle, vous venez de nous en donner une nouvelle preuve dans le discours que vous avez prononcé ; vous en avez fait un morceau d’Histoire d’autant plus intéressant qu’il est plus resserré. En entrant dans ce Temple, vous avez rapproché tous les titres qui peuvent en relever la gloire, & vous êtes comme un propriétaire habile qui augmente la valeur du domaine qu’il acquiert.

 

Vous nous avez fait sentir ce que nous avons perdu dans la personne de M. l’abbé Alary. Il avoit une science douce & communicative ; il vous instruisoit, il vous amusoit, & ne sembloit que vous entretenir. Tous les traits de son érudition, dépouillés de faste, ne paroissoient que des à-propos de conversation. Il habita long temps Versailles, & ne connut ni la haine ni l’intrigue ; aussi en rapporta-t-il plus d’estime que de récompenses. Il avoit composé plusieurs Ouvrages qu’il n’a jamais fait imprimer. Malheureusement il a bien peu d’imitateurs. Sa mémoire étoit un recueil des anecdotes les plus rares ; & quiconque auroit écrit ce qu’on lui entendait dire, auroit été sûr de donner les Mémoires les plus instructifs & les plus piquans. C’étoit un ami essentiel, un Académicien éclairé, assidu, conciliant, & ce qui, à la honte du siècle, est devenu un sujet d’éloge, il étoit honnête homme. Il emporte nos regrets, & le Public sans doute les partage. C’est un tribut qu’on doit à tout ce qui porte le caractère de la probité. La société doit être en deuil toutes les fois que le nombre des honnêtes gens diminue. Pour réparer leur perte, le temps est bien ingrat.