Réponse au discours de réception du prince de Beauvau

Le 21 mars 1771

Claude-Henri de FUSÉE de VOISENON

Réponse de M. l’abbé de Voisenon

au discours de M. le prince de Beauveau

DISCOURS PRONONCÉ DANS LA SÉANCE PUBLIQUE

le 21 mars 1771

PARIS LE LOUVRE

 

Monsieur,

 

Vous avez désiré nos suffrages ; nos cœurs vous prévenoient ; et l’Académie, en vous recevant, a voulu sans doute augmenter l’honneur et le désir d’en être.

 

Vous n’aimez ni les flatteurs ni les complaisans, vous n’en trouverez point ici ; vous cherchez des amis, vous en rencontrerez peut-être plus parmi nous que dans le pays que vous habitez. Votre naissance est illustre, vous jouissez des honneurs qui vous sont dus ; voilà de quoi flatter la vanité : vous vous placez au rang des gens de lettres, voilà de quoi flatter l’amour-propre. Vous les avez toujours aimés, Monsieur ; et malgré vos occupations, vous savez ménager des momens pour faire de notre langue une étude particulière. Ce n’est que l’élévation dans la façon de penser qui fait sentir le besoin de termes assez nobles pour l’exprimer.

 

Vous vous distinguerez sans doute dans vos nouvelles fonctions, comme vous vous distinguez dans les places que vous occupez.

 

La bonté, la facilité du Roi que vous servez, vous en fait mieux connoître l’obligation de ne le pas manquer d’un moment : et comme vous ne consultez que votre cœur pour observer la règle, vous faites par goût ce que souvent on ne fait que par devoir. Tout ce qui concerne l’honneur est dans votre ame l’ouvrage inné du sentiment. Ce qui n’est qu’un mérite pour un autre est un plaisir de plus pour vous, et votre extrême exactitude ne vous rend imposant qu’en vous rendant irréprochable.

 

Parmi les gens de lettres qui composent cette compagnie, vous en trouverez, Monsieur, qui sont de votre classe. Il en est un sur-tout, qui après avoir rempli avec distinction les emplois les plus éclatans, prend le repos pour récompense, et dans le sein de ses loisirs, rend aux Muses les caresses qu’il en reçoit[1].

 

De ce commerce charmant et toujours soutenu, nous voyons naître l’ornement et le plaisir piquant de presque toutes nos séances publiques. Qui en connoissoit mieux le prix que l’homme que nous regrettons, et dont vous êtes si bien fait pour adoucir la perte.

 

M. le président Hénault, né dans l’opulence, auroit pu, comme tant d’autres, ne désirer que le prétendu bonheur d’un homme riche, qui n’est jamais qu’en usufruit avec beaucoup de non-valeurs. Il voulut être mieux ; il cultiva les lettres, il fut homme célèbre.

On peut diviser les hommes en quatre classes les gens d’esprit, les gens de goût, les envieux et les sots. Les gens d’esprit sont en grand nombre, les gens de goût sont rares, les envieux ne manquent jamais, et les sots en tout temps abondent. Tout le monde n’a pas l’honneur de craindre les envieux, ou fuit les sots, on trouve souvent les gens d’esprit, on cherche toujours les gens de goût. On étoit sûr d’en rencontrer un dans M. le Président Hénault.

 

Qu’il me soit permis de lever pour un moment le rideau de la postérité ; j’y découvre une galerie ornée d’une infinité de cadres préparés pour les portraits des grands hommes. Hélas ! qu’il y a de cadres qui, dans ce siècle-ci, tomberont de vétusté à force d’attendre.

 

Celui du Président Hénault est bien loin d’être du nombre. Son portrait est placé de la main de Clio, qui le décore de tous ses attributs. Nous lui en devons un autre, s’écrient les Grâces ; il nous a fait briller, il nous a fait aimer pendant sa vie ; il est juste que nous l’immortalisions après sa mort.

 

L’amitié douce et tendre lui rend le même hommage. Lorsqu’on m’a connue, dit-elle, lorsqu’on a fait sentir mes charmes, on doit passer à la postérité. Ici les cadres les plus difficiles à remplir sont ceux qui sont destinés pour les portraits des vrais amis.

 

Les savans diront à leurs disciples : regardez ce portrait, voilà l’homme auquel il faut ressembler pour faire aimer la science. Les mères diront à leurs enfans : voilà l’homme auquel il faut ressembler, quand on veut être aimable. Les pères diront à leurs fils : voilà l’homme auquel il faut ressembler, pour se faire pardonner d’être supérieur aux autres.

 

Tous ces traits différens conviennent à M. le président Hénault. Il fut l’admiration des savans, la ressource des gens instruits, et le charme des gens du monde ; il faisoit les délices de la société ; il ne travailloit que pour l’éclairer ; il ne se délassoit qu’en lui plaisant. Son Abrégé Chronologique est le fruit de trente ans de travail. Il faut se donner bien de la peine pour mettre ses lecteurs en état de s’instruire sans en prendre. Il semble que son ouvrage ait été composé exprès pour les paresseux, qui, ordinairement, sont de bonnes gens, peut-être parce que cela les fatigueroit trop d’être méchans.

 

Toutes les fois que M. le président Hénault se trouvoit avec des gens de lettres, il étoit lumineux ; avec les autres, il se contentoit d’être charmant. Il possédoit le talent si rare de savoir causer ; et lorsque les sujets de la conversation n’étoient pas intéressans, il avoit l’art de les rendre amusans. Il devoit ce don enchanteur au grand usage du monde et au commerce des gens de la Cour. Son ame n’étant pas agitée par des secousses violentes, il répandoit dans la société cette variété d’agrémens, cette sérénité douce, incompatible avec un objet dominant. Il ne faisoit qu’effleurer les passions ; elles sembloient ne l’approcher que pour donner du ressort à son imagination ; et ne se laissant jamais subjuguer, jamais rien ne l’empêchoit d’être aimable. De là ces chansons heureuses, qui seront toujours des modèles de la galanterie françoise, et ces pièces de société, faites pour réussir sur tous les théâtres.

 

Le Réveil d’Epiménide est rempli de la philosophie la plus riante. Sa comédie, intitulée la Petite Maison, respire la connoissance du monde ; elle est une preuve que ce n’est que dans la bonne compagnie qu’un auteur comique peut attraper la séduction du coloris. Un homme de lettres qui ne sort pas de son cabinet, est un architecte qui fait bien le plan d’une maison ; mais ce n’est que dans le monde qu’on apprend à la meubler avec goût. Ce n’est sur-tout qu’avec les femmes qu’on parvient à saisir la finesse des détails ; et les détails, en fait d’ouvrages, sont le vernis de la maison, dont elles ont seules le secret.

 

Je ne prétends pas dire que la bonne compagnie soit exempte de ridicule : c’est là qu’un auteur fait ses meilleurs récoltes ; par conséquent c’est là qu’il doit passer sa vie. Un peintre à portrait ne doit pas perdre de vue ses originaux. Les ridicules des gens du monde sont une espèce à part ; pour les bien critiquer, il faut savoir leur lange. Il n’y a que les modèles même qui puissent fournir des armes pour les combattre. Un auteur doit posséder leur dictionnaire (cela ne charge pas sa mémoire) ; mais quand on sait l’étudier, on peut en tirer parti, pour plaisanter légèrement ceux qui l’ont composé. C’est faute de le connoître que nous sommes réduits à la triste indigence de ces pièces amphibies qu’on s’imagine distinguer par le titre de drame, genre bizarre et dépravé, qui n’offre autre chose à l’esprit qu’un roman en squelette, écrit le plus souvent en prose traînante et boursouflée, avec des caractères manqués.

 

Toutes les fois que j’assiste à la représentation d’un drame, je crois voir les valets de Melpomène qui s’amusent à contrefaire leur maîtresse en attendant qu’elle revienne.

 

M. le président Hénault frondoit impitoyablement cet abus de nos jours. Il aimoit trop le vrai, pour n’être pas l’ennemi implacable de tout ce qui s’en écarte. À cette finesse de goût, à cette délicatesse d’esprit, il joignit la droiture du cœur et la beauté de l’ame. C’est à ces qualités précieuses qu’il dut l’estime de cette auguste Reine, modèle de toutes les vertus.

 

Cet objet trop douloureux de notre souvenir honoroit M. le président Hénault de toute sa confiance. Ses bontés et même son amitié (je respecte assez la mémoire de la Reine pour hasarder ce terme), animoient la reconnoissance de M. le président Hénault, et, par la force du sentiment, donnoient du jeu à son esprit. Une perte si cruelle prouve que le chagrin vieillit plus que les années. Cet événement fatal fut en lui la première époque de l’hiver de son ame. Il n’a pas eu le temps de renouer la trame de sa vie, par l’honneur si précieux d’appartenir à une Dauphine adorée. Qu’il est triste de fermer les yeux pour jamais, dans l’instant où l’on voit une nouvelle aurore répandre un jour doux sur tout ce qui l’environne !

 

Quel phénomène qu’une jeune Princesse qui a la magie de faire de la Cour un pays désirable ! Vous êtes à portée, Monsieur, de la voir, de l’admirer, de la contempler souvent, et je dois vous adresser ces vers de M. de Voltaire dans Marie-Anne :

 

… Et vous mortel heureux,

Des serviteurs des Rois sage et parfait modèle,

Votre sort est trop beau ; vous vivrez auprès d’elle.

 

[1] M. le duc de Nivernois.