Discours de réception du prince de Rohan-Guéménée

Le 11 juin 1761

Louis-René-Édouard de ROHAN-GUÉMÉNÉE

M. le Prince Louis-René-Édouard de ROHAN, coadjuteur de Strasbourg, ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. l'abbé SEGUY, y est venu prendre séance le jeudi 11 juin 1761, et a prononcé le discours qui suit :

 

Messieurs,

Je deviens aujourd’hui votre Confrère, pour vous inviter à devenir mes Maîtres. Je viens puiser aux sources de l’esprit, du bon goût, les connoissances dont j’ai besoin. Que je serois heureux, si la haute idée que je me suis faite de cette illustre Compagnie, étoit la seule disposition nécessaire pour espérer des succès !

Vous n’admettez parmi vous, Messieurs, que des hommes déjà célèbres et dignes d’être associés à vos travaux comme à votre gloire : & c’est, sans doute, le souvenir de deux noms écrits dans vos fastes (noms que je ne rappellerois point ici, s’ils ne vous appartenoient pas à vous-mêmes, autant qu’à leur propre famille) qui a déterminé votre choix en ma faveur. Les Lettres qui forment des liaisons si douces entre ceux qui les cultivent, produisent quelquefois des engagemens dont les effets ressemblent à ceux du sang. Tels étoient ceux que M. le Cardinal de Rohan & M. le Cardinal de Soubise avoient contractés avec vous. Des nœuds d’amitié & de confraternité qui vous lioient réciproquement, il a résulté cette espèce de parenté littéraire dont je recueille l’héritage en ce jour, & qui me vaut le titre d’adoption dont vous m’honorez.

Ce titre m’impose des devoirs ; mais les Lettres sont si belles, elles sont d’un si grand usage dans tous les états, d’une si grande ressource dans toutes les situations, dans tous les momens de la vie, qu’on ne sauroit s’engager à elles par trop de sermens. Celui que je leur prête aujourd’hui entre vos mains, Messieurs, sera toujours sacré pour moi : & ce sentiment sera, s’il vous plaît, mon titre personnel auprès de vous, en attendant que j’en aye acquis de plus légitimes & de plus dignes de l’Académie.

Je succède à un Orateur qui dut sa réputation à vos suffrages, & vos suffrages à ses talens. M. l’Abbé Seguy étoit encore inconnu, quand il parut dans cette solemnité où les Orateurs sacrés sont devant vous l’essai de leur éloquence. Vous distinguâtes la sienne : vous l’encourageâtes par des éloges qui lui valurent des graces marquées du Roi ; & votre jugement qui règle les applaudissemens du Public, décida sa célébrité

L’on crut ne pouvoir mieux confier la gloire du Maréchal de Villars qu’à un homme honoré de vos suffrages. Bossuet avoit loué Condé, Fléchier avoit loué Turenne. Quel l’honneur d’être choisi pour louer l’émule de ces Héros !

Les preuves que M. l’abbé Seguy donna dans une circonstance si éclatante, de son talent pour célébrer les grands hommes, vous fit juger qu’il étoit digne d’être admis dans une Société dépositaire de la gloire de la Monarchie.

Vous n’êtes pas en effet, Messieurs, vous n’êtes pas seulement les arbitres du Génie, vous l’êtes encore de la Renommée, & le Temple des Muses est aussi le Temple de la Mémoire. C’est ici que l’Histoire, que l’Éloquence, que la Poësie immortalisent les noms dignes de passer à la postérité.

Que les succès de M. l’abbé Seguy firent éclore pour lui un jour brillant ! Que l’art de bien dire dut lui paroître beau ! lorsque couronné de ce double laurier, il vint s’asseoir parmi ses Juges, & se montrer au Public avec une portion réfléchie de cette gloire qu’il avoit répandue sur deux Héros, dont l’un toujours hardi, toujours heureux, parce qu’il fut toujours sage, avoit sauvé la France par un de ces traits de génie qui tiennent de l’inspiration, & sembloit avoir été placé par le Ciel entre deux Rois fameux, pour couronner le règne de LOUIS XIV, & pour ouvrir le règne de LOUIS XV ; l’autre Héros infiniment plus grand encore, plus sublime, plus divin, a consacré par les plus hautes vertus du trône & de la piété chrétienne, la source d’un sang qui ne dégénéra jamais ; & qui coulant depuis tant de siècles dans les veines de tant de Rois, a toujours porté avec lui les germes de la gloire, & ceux de la félicité publique.

Que j’aimerois à m’étendre ici sur l’éclat de cette Race auguste, la plus ancienne du monde, sur laquelle la couronne des François est venue s’arrêter dans des temps reculés, parce que nulle part elle ne trouvoit plus de grandeur, ni plus de vertus dignes de régner ! Que je suivrois volontiers les progrès de cette Branche précieuse, qui étoit destinée à rajeunir ce tronc antique chargé de trophées, & à le couvrir d’une ombre sous laquelle plusieurs Nations viendroient se reposer !

Mais la circonstance où je suis, me marque l’époque où je dois m’attacher. Je m’y arrêterai avec d’autant plus de plaisir, qu’obéissant à une Loi que la reconnoissance & le devoir ont établie parmi vous, cette époque me présentera des objets qui ont toutes sortes de droits sur nos cœurs. J’y trouverai votre établissement, qui a donné aux Lettres Françoises une consistance & un éclat qu’elles n’auroient jamais eu sans vous. J’y verrai les noms, les noms précieux de Richelieu & de Seguier, qui brillent parmi vous d’une gloire toujours nouvelle. J’y admirerai la sagesse & les vues profondes de ce Ministre, dont le génie puissant, remuant également les ressorts de l’émulation & ceux de la politique, a préparé les germes dont nous cueillons les fruits, a mis la France au-dessus d’elle-même, & hors de comparaison avec ses rivaux.

La France sortoit à peine de ces troubles funestes qui avoient pendant quatre règnes ébranlé la Monarchie jusques dans ses fondemens. Elle n’étoit plus ravagée par ses propres enfans ; mais les ruines couvroient la terre, & l’incendie fumoit encore. Henri le Grand, qui par sa vigueur & par sa prudence avoir guéri les maux extérieurs qui attaquoient le corps de l’État, n’avoit pu guérir entièrement les esprits d’une sorte d’inquiétude sombre & farouche, qui reste après les longs malheurs, & qui, comme une fièvre interne, fait toujours craindre quelque retour fâcheux. C’étoit une convalescence, mais de ces convalescences critiques & périlleuses qui demandent les plus grands aménagemens pour prévenir les rechutes.

Dans ces momens Richelieu paroît, & entreprend de rétablir les forces de la Nation affoiblie par ses discordes, épuisée par ses pertes. Il saisit habilement les circonstances, pour désarmer l’hérésie, cause première de nos maux. L’Autriche qui avoit profité de nos troubles pour s’arroger sur l’Europe une supériorité qu’elle devoit partager avec nous, rentre dans ses limites. Il raffermit l’autorité du Trône, ébranlée par les crises fréquentes du Gouvernement ; il substitue aux objets sur lesquels la Nation avoit trop de sensibilité, d’autres objets pour la distraire & la conduire à d’autres pensées. La Noblesse altière toujours animée de cette ardeur de se signaler qui avoit fait des factieux au dedans, & qui fait des héros au dehors, est dirigée vers son véritable objet. La même main qui avoit opéré ces merveilles rassemble les talens épars sur la surface du Royaume ; le même esprit les anime du souffle de son génie. Richelieu avoit le goût de tous les genres de gloire. Théologien profond, Orateur habile, savant, & même exercé dans l’art sublime des Corneilles, il étoit tout ce qu’il protégeoit.

Que ne m’a-t-il été permis de profiter de ses utiles établissemens pour les progrès de la science de Religion1, comme j’espère profiter de ceux qu’il a faits pour le progrès des Lettres ! Les circonstances des temps m’ont envié des droits de société, des titres flatteurs qui faisoient l’objet de mes désirs & de mon empressement. Vous ne désapprouverez pas, Messieurs, que je saisisse cette occasion éclatante, la première qui se soit présentée, pour en témoigner mes regrets.

Le Cardinal de Richelieu pendant son ministère avoit fait des prodiges ; ces prodiges n’étoient que des apprêts. Ses vues & ses pensées, qui n’avoient pas eu encore le temps de prendre une juste confiance, passèrent heureusement dans l’ame d’un Roi qu’il avoit laissé enfant, mais qui étoit né pour les créer, si elles n’eussent pas existé avant lui, & qui a su les étendre encore & les agrandir par cette force transcendante que le sentiment intime du pouvoir suprême ne manque jamais d’ajouter au génie.

Richelieu avoit donné la première impulsion à son siècle : LOUIS XIV l’a suivie ; & par un bienfait unique de la Providence qui veille sur les glorieuses destinées de cet Empire, il l’a soutenue pendant le plus long règne dont il soit fait mention dans l’Histoire ; afin que, restant pendant près d’un siècle sous les rayons d’un astre si puissant, les arts, les talens, les vertus nationales pussent arriver à leur maturité ; que les Loix eussent le temps de passer dans les mœurs, les armes de fixer les possessions respectives des États, le commerce d’étendre & de fortifier ses branches. Voilà les pensées de Richelieu : voilà l’ouvrage de LOUIS : un peuple nombreux, obéissant, poli cultivateur, commerçant, soldat, qui ne fait avec son Roi qu’un corps & qu’un esprit : en un mot, une Nation entière renouvellée dans toutes ses parties, & qui ne se reconnoît plus dans le tableau de ses pères.

Le règne d’Henri le Grand avoit été le règne des troubles & des combats : le règne de son Fils avoit été celui des intrigues & de la politique : le règne de LOUIS LE GRAND a été celui des conquêtes : nous vivons sous celui de la raison, de l’équité, de la modération, de ces vertus, à l’ombre desquelles on jouit. LOUIS LE BIEN AIMÉ ne veut faire que des heureux. Si des Nations jalouses de notre gloire & de notre bonheur, ont forcé le plus puissant & le plus pacifique des Rois à venger ses droits par la force des armes, qui ne sait combien les guerres les plus justes coûtent toujours à son humanité ? Et pouvoit-il donner à l’univers une preuve plus éclatante de son amour pour la paix, que sa générosité à sacrifier les conquêtes de la dernière guerre, au bonheur & à la tranquillité de l’Europe ? Espérons que bientôt ses vœux seront accomplis. Les Nations épuisées de sang & de trésors, paroissent consentir à terminer leurs dissensions. Nos rivaux encouragés d’abord par leurs succès, reconnoîtront que les armes Françoises ont sur eux ce degré de supériorité qui nous est toujours resté après les vicissitudes des guerres les plus inégales.

Cette même ville où s’étoit formée la ligue redoutable qui agita la fin du dernier siècle, Augsbourg est choisie pour une confédération plus heureuse, & qui doit rendre le calme à cette partie de l’Univers.

Tandis que la paix se prépare, nos rivaux veulent faire encore un dernier essai de leur force. Puisse dans ces momens décisifs qui doivent déterminer le sort de la guerre, puisse la victoire nous dédommager de son inconstance, par des triomphes dignes de la valeur de nos guerriers, & de la justice de nos armes ! Puisse le plus équitable & le plus modéré des Rois, dompter enfin l’opiniâtreté de les ennemis, & être pour la troisième fois, l’arbitre & le pacificateur de l’Europe !

1 La Sorbonne.