Discours de réception de Jean-Gilles du Coëtlosquet

Le 9 avril 1761

Jean-Gilles du COËTLOSQUET

M. COETLOSQUET, ancien évêque de Limoges, Précepteur de Monseigneur du duc de Berry, et ci-devant de Monseigneur le duc de Bourgogne, ayant été élu par l’Académie française à la place vacante par la mort de M. l'abbé SALLIER, y est venu prendre séance le jeudi 9 avril 1761, et a prononcé le discours qui suit :

 

Messieurs,

Pénétré de vos bontés, je me préparais à vous en témoigner ma reconnaissance, lorsque l’événement le plus funeste a confondu mes idées, et absorbé toute l’attention de mon esprit, et toute la sensibilité de mon cœur.

Depuis cet instant fatal, il ne me reste de pensée et de voix, que pour considérer la grandeur de notre perte, et pour rendre un hommage public à l’auguste enfant qui en est l’objet. La Famille Royale a perdu un de ses plus précieux rejetons ; l’État, une de ses plus chères espérances ; la Religion, un de ses plus beaux ornements ; les Lettres, le plus illustre de leurs élèves.

Témoins de la longue maladie de Monseigneur le Duc de Bourgogne, nous étions dans de continuelles alarmes. Toutefois il vivait ; et nous espérions que les vœux de son auguste aïeul seraient exaucés, et qu’il verrait se développer de plus en plus dans ce jeune Prince les qualités qui font les bons Rois, et qui le rendent lui-même le meilleur de tous les Maîtres.

Nous espérions que le Ciel se laisserait fléchir par les prières ferventes d’une reine, qui retrouvait dans son petit-fils l’esprit de piété dont elle est animée, et qu'elle a communiqué à tous ses enfants.

Il vivait, et nous espérions qu’il ferait longtemps les délices d’un père tendre, qui, né pour le bonheur de nos derniers neveux, et pour l’ornement de notre siècle, préparait avec complaisance dans un fils si chéri la félicité d’un siècle encore plus reculé.

Nous espérions que la constance de son auguste mère ne serait pas mise à la plus rude épreuve, et qu’elle en ferait un usage plus doux, en la versant toute entière dans l’âme de son fils.

Nous espérions enfin que les soins tendres et assidus de toute son auguste famille seraient récompensés par la conservation de l’objet qui l’intéressait si vivement.

Vaines espérances ! Le cri de tant de vertus qui sont sur le trône, et qui l’environnent, n’a pu détourner le coup qui menaçait une tête si précieuse.

Que de larmes nous avons vu couler ! Combien n’en doivent pas répandre, tous les Français ! L’histoire nous fournit-elle l’exemple d’un prince de neuf ans digne des regrets que pourrait mériter un prince déjà formé ? La postérité le croira-t-elle ?

Je sens, Messieurs, que son portrait pourra dans ma bouche paraître suspect de flatterie ; mais j’ai des garants de ma sincérité. J’atteste ici cette illustre gouvernante plus respectable encore par sa piété, que par la noblesse de son sang. J’atteste ce sage gouverneur, que l’étendue de ses lumières, des sentiments dignes de sa naissance, la pratique constante des devoirs de la Religion rendent si propre à former un grand prince, et un prince vertueux. J’atteste enfin tous ceux qui ont eu l’honneur d’approcher Monseigneur le Duc de Bourgogne.

Mais pourquoi chercher d’autre témoin que ce prince lui-même ? Ennemi de la flatterie, il était en garde contre ses traits ; il les démêlait, il les repoussait ; ou si les circonstances l’obligeaient à les dissimuler, il les méprisait. Prince, ami de la vérité, si dans ce moment je m’en écartais en votre faveur, il me semblerait vous voir jeter sur moi un regard mêlé d’étonnement et de chagrin. II me semblerait vous entendre me dire encore, comme dans une occasion où un défaut apparent de sincérité alarma votre extrême délicatesse : Pourquoi mentez-vous pour moi, vous qui m’avez dit si souvent qu’il ne fallait jamais mentir ? Non, je ne changerai point aujourd’hui de langage, et je parlerai de vous dans cette illustre assemblée, avec la même sincérité avec laquelle je vous ai toujours parlé à vous-même.

À peine sorti de l’enfance, Monseigneur le Duc de Bourgogne eut un esprit et un caractère formés. Il n’avait conservé de ce premier âge, que l’innocence, la candeur et les grâces.

Esprit solide, juste, précis, pénétrant, ce n’est point ce qu’il promettait d’être, c’est ce qu’il a été. Esprit solide : les conversations sur les sciences les plus relevées, sur la Physique, sur les Mathématiques, sur l’Histoire, ne l’ont jamais lassé. Juste : tout ce qu’il voyait, tout ce qu’il entendait lui faisait naître à l’instant la réflexion la plus vraie sur chaque sujet. Précis : il rendait toujours sa pensée dans les termes les plus concis et les plus propres à la faire entendre ; et il était aisé de sentir, quand on le connaissait, qu’il souffrait avec quelque impatience, quoique toujours avec bonté, la superfluité des paroles. Pénétrant : une vérité devenait pour lui la source d’autres vérités ; il n’était jamais content qu’il n’en eut découvert les rapports : et combien de fois sa pénétration n’a-t-elle pas prévenu les instructions qu’on lui préparait ? Déjà il démêlait les caractères des hommes : il savait les apprécier, et mesurer sur leur mérite le degré d’estime et de confiance qui leur était du. Ces qualités, il est vrai, avaient encore des progrès à faire ; mais déjà elles étaient parvenues à un point de solidité qui donnait lieu de ne plus craindre de changement.

Il en était de même de son caractère ; l’élévation des sentiments, la générosité, l’humanité, la compassion s’annonçaient par les traits les plus capables de fonder nos espérances : la constance et la fermeté mettaient le sceau à ces heureuses dispositions. Ah ! pourquoi ne puis-je vous le prouver que par un détail capable de déchirer le cœur ?

Qui de vous ignore la longue et douloureuse carrière que Monseigneur le Duc de Bourgogne a eu à parcourir ? Il l’a fournie avec une fermeté et une constance, qui sont à peine vraisemblables pour ceux même qui en ont été les témoins. Dans certains moments la douleur lui a arraché des cris involontaires et des larmes forcées. Je le sais ; et comment pourrais-je l’ignorer, moi qui ai eu plus d’une fois le cœur percé de ses cris, mai qui plus d’une fois ai mêlé mes larmes aux siennes ? Mais je sais aussi que ces cris et ces pleurs étaient pour lui un surcroît de peine, et que sa grande âme, honteuse de la faiblesse des sens, s’indignait de n’avoir pas un empire absolu sur tous les mouvements de la nature.

Les jours et les mois se sont écoulés. Une seconde année s’est avancée dans son cours, et jamais Monseigneur le Duc de Bourgogne ne s’est plaint du temps que la maladie avait déjà duré, ni du temps qu’elle pouvait durer encore. Sans cesse il était environné des gens de l’art, tous pénétrés du zèle le plus ardent, et malheureusement le plus infructueux. Il n’en est aucun à qui il n’ait témoigné avec bonté, qu’il lui savait gré de ses soins. Il n’en est aucun à qui le moindre mot échappé de la bouche ait pu faire soupçonner qu’il le rendait responsable de leur peu de succès.

On avait su dans les jours brillants de sa santé qu’il connaissait le prix d’une couronne et l’élévation du rang suprême : on l’a ignoré lorsqu’il en a fait le sacrifice, et la perte des plus grandes espérances ne lui a pas coûté une larme ni un soupir. Je dirai plus, pour peindre d’un seul trait la force de son âme, le moment arrivé de remplir les derniers devoirs de la Religion, il en écoute la proposition, sans trouble, sans altération. Je le veux bien, dit-il, j’ai fait à Dieu le sacrifice de ma vie. Ce sont, Messieurs, ses propres paroles. Est-ce là le langage d’un enfant ? N’est-ce pas plutôt le sentiment d’un héros chrétien ? Mais laissons à l’orateur chargé de son éloge funèbre, le soin de présenter ces grands objets, dans le sanctuaire de la Religion. Dans celui de l’éloquence où je me trouve aujourd’hui, je me borne à déplorer avec vous la perte que les Lettrés viennent de faire.

Instruit, Messieurs, de la grâce que vous m’avez faite, Monseigneur le Duc de Bourgogne y parut sensible. Sans doute il comprit que si vous m’aviez décoré du titre d’Académicien, ce n’était que pour honorer son éducation, et pour m’aider dans une fonction si importante. Je me proposais de l’entretenir de la gloire de l’Académie, et de celle qu’elle a procurée à la France, en y fixant par la réunion des lumières et des talents, l’empire des Lettres et du goût.

À côté des vertus politiques de votre Fondateur, j’aurais placé les vertus civiles et cet illustre Chancelier qui lui succéda. Au nom seul des Richelieu, et des Séguier, Monseigneur le Duc de Bourgogne se serait rappelé que ces grands hommes revivent encore parmi vous dans les héritiers de leur nom.

Il aurait se que Louis XIV a joint à tant d’autres genres de gloire, celle de protéger et de récompenser les talents : et la noble émulation dont était animé ce jeune Prince, l’eût porté à imiter son amour pour les Lettrés, comme les autres actions glorieuses de son règne.

Après l’histoire de vos protecteurs, je ne lui aurais pas laissé ignorer toute la suite des hommes célèbres qui ont successivement composé cette illustre Académie. Je lui aurais parlé en particulier de celui a qui j’ai l’honneur de succéder. Je lui aurais dit que M. l’Abbé Sallier était, par son érudition, l’homme de tous les temps, de tous les pays, de toutes les langues, et par la douceur de ses mœurs, l’homme le plus aimable dans la société, le plus modeste dans les talents, le plus sage dans la conduite. Il se serait intéressé à tout ce que ce savant a fait pour la conservation, la décoration et l’accroissement du riche trésor, dont la garde lui était confiée, sous les auspices successivement de deux bibliothécaires, dont le nom sera toujours cher aux Lettres et à ceux qui les cultivent.

Pardonnez, Messieurs, si je ne répands pas plus de fleurs sur le tombeau d’un Académicien si digne de vos regrets. L’éloge qu’il va recevoir d’un illustre Confrère dont vous connaissez la dignité, le génie et les talents, suppléera à la faiblesse du mien.

Vous auriez encore à me pardonner un discours où je me suis plus occupé de ma douleur que de la reconnaissance que je vous dois, si cette douleur n’était pas aussi la vôtre, et si le même zèle qui vous fait célébrer les prospérités de notre auguste monarque, ne vous attendrissait pas également sur ses afflictions. Puissent le distraire de sa douleur les avantages qu’il vient de remporter, dans le moment même où ses ennemis étaient le plus enflés de leurs succès ! Puissent-ils bientôt le mettre en état de suivre les dispositions de son cœur, en donnant à l’Europe la paix qu’il lui a déjà donnée plus d’une fois. ! Cette paix si désirée nous apportera des biens inestimables ; mais hélas ! elle ne nous rendra pas l’objet qui fait couler nos larmes. Notre consolation est de le voir revivre dans Monseigneur le Duc de Berry, qui déjà montre le germe des grandes qualités que nous avons admirées dans son auguste frère.