Discours de réception de Claude-Henri Watelet

Le 19 janvier 1761

Claude-Henri WATELET

M. WATELET ayant été élu par Messieurs de l’Académie Françoise, à la place de M. de MIRABAUD, vint prendre séance le Lundi 19 Janvier 1761, & prononça le Discours qui suit.

 

Messieurs,

Vous comblez aujourd’hui mes désirs. Vous m’accordez l’avantage de puiser à leur source les beautés de tout genre, dont vos ouvrages m’ont offert les exemples : Vous m’admettez à jouir de tous les agrémens que renferme une Société respectable & célèbre d’hommes vertueux & éclairés. Quelle foule d’objets & de sentimens s’offrent à mon esprit, & naissent dans mon cœur ! mais quelle juste défiance me fait appréhender, en même-temps, de ne pouvoir vous les peindre sous des traits qui soient dignes de vous ! C’est devant les Maîtres de l’Éloquence que je vais parler. Je fixe l’attention d’une Assemblée redoutable, dont la pénétration sait également démêler & l’orgueil qui se masque, & le goût qui peut s’égarer.

Si de ce point de vue qui m’intimide, je ramène un instant les yeux sur moi, j’apperçois de foibles talens exercés dans des momens de loisir, & plutôt encouragés qu’applaudis par l’indulgence publique. Je ne présente, pour justifier vos suffrages, qu’un goût vif & soutenu pour ces connoissances utiles, pour ces nobles talens, dont vous faites votre occupation. Je ne puis enfin vous offrir pour hommage que la reconnoissance inaltérable d’un cœur sensible & vrai.

Que cette reconnoissance, dont je suis vivement pénétré, n’est-elle, Messieurs, le seul devoir qui me soit prescrit ! Mais un souvenir qui vous est cher, mérite une juste préférence sur moi-même. L’illustre Académicien que je viens remplacer, ou plutôt auquel je viens succéder parmi vous, excite dans vos cœurs des regrets que je partage. Les vertus de M. de Mirabaud, qui m’étoient connues, le retracent à mon esprit ; & ces objets vraiment dignes de vous occuper, vont renouveller la douleur que vous ressentez de l’avoir perdu.

La vie de cet heureux Philosophe s’est prolongée parmi vous, Messieurs, dans la sérénité que donne la sagesse, & s’est terminée dans une vieillesse exempte de douleur & d’inquiétude. C’est ainsi qu’un Ciel pur & sans nuages perd, par une succession de nuances insensibles, la lumière qui l’avoit éclairé.

Le sage que vous regrettez, savant, sans chercher à le paroître, ami sincère & constant, montra toujours cette justesse d’esprit qui doit guider les talens, & cette droiture de l’ame qui est la première des vertus. Son caractère, éloigné de toute affectation, fut marqué par une franchise peu commune : cette franchise exempte d’amour propre, de fiel & de misanthropie, le rendit plus cher à ceux qui jouissoient de son amitié, & ne lui fit jamais d’ennemis. Et en effet, Messieurs, si la vérité blesse si souvent, n’est-ce pas moins par elle-même, que par les nuances de haine ou de mépris qui en altèrent la pureté ? Les hommes qui ont un besoin si grand & un désir si marqué de la connoître, ne la reçoivent-ils pas toujours favorablement, lorsqu’elle part d’un fond d’estime & de bienveillance, qu’ils ont droit d’exiger de tous leurs semblables, & sur lequel ils ne se trompent jamais !

M. de Mirabaud, toujours semblable à lui-même, dans le cours d’une longue carrière, resta à l’ardeur précipitée de se distinguer, qu’inspire trop souvent la jeunesse, & ne céda point à la nonchalance qui, même avant sage avancé, dégénère quelquefois en une oisiveté méprisable, qu’on peut regarder comme une mort prématurée.

Sa gaieté naïve, la modération constante, son activité douce, l’accompagnèrent jusqu’aux derniers temps de sa vie.

Quel sentiment d’estime & de respect ne mérite pas cette philosophie, la seule véritable, qui dans un juste équilibre des mouvemens immodérés du cœur & de l’esprit, offre l’exemple continuel d’un ame tranquille & satisfaite ; sait résister aux attraits des prétentions ambitieuses si impatiemment souffertes, & aux appas de la supériorité si difficile à obtenir, & si rarement heureuse !

Rendons cependant, Messieurs, rendons un juste tribut d’admiration à ces hommes rares qui, entraînés par l’activité de leur génie, & désignés par la nature elle-même pour occuper les premiers rangs dans l’ordre de l’esprit, & pour décider le caractère de leur siècle, s’imposent, à ces titres, des devoirs dangereux & des travaux pénibles. Ils souffriront, à leur tour, qu’on accorde un hommage, non moins juste, & peut-être plus volontaire, à ceux qui apportent dans la République des Lettres les qualités précieuses de M. de Mirabaud. Eh ! comment ne pas souhaiter en effet, quand on a eu l’avantage de jouir de son commerce, qu’une société entière d’hommes semblables existât quelque part ! Qui pourroit ne pas se livrer aux idées satisfaisantes du bonheur solide, & du calme durable qu’on verroit y régner ?

Jaloux de cette paix fortunée, compagne de la modestie, l’homme de Lettres vraiment estimable que vous regrettez, ne se permit, pour faire connoître ses talens, ou pour accroître la fortune si la souplesse de l’intrigue, ni l’importunité d’une ambition déclarée.

Le soin d’éclairer son esprit, & de gouverner son cœur, les charmes de l’étude, les douceurs d’une société sure & peu nombreuse, le calme & l’égalité d’une vie retirée & paisible, le dédommageoient des plaisirs, souvent exagérés, d’une vie répandue, & des avantages, toujours dangereux, de la fortune. Il jouissoit enfin de ce bonheur, dont la possession échappe à tous les moyens qu’on employe pour l’acquérir, lorsqu’ils ne sont pas approuvés par la sagesse & dirigés par la vertu ; lorsqu’un Prince, juste appréciateur du mérite, vint au sein de la retraite lui demander le sacrifice de sa liberté. Nommé pour être l’Instituteur des jeunes Princesses d’Orléans, M. de Mirabaud justifia la confiance du Régent. Il ne cessa jamais de donner à ses Bienfaiteurs les marques les plus constantes d’une reconnoissance sentie & méritée, & nous l’avons vu rester en possession des grâces que les Princes de cette Maison auguste & chérie conservent toujours à ceux qui les ont justement acquises.

C’est dans la jouissance paisible des fruits honorables de ses travaux, que se livrant à son goût pour l’étude, il enrichit notre Littérature des beautés immortelles du Tasse & de l’Arioste, & qu’il mérita, Messieurs, d’obtenir une place parmi Vous.

Sublime Auteur de la Jérusalem délivrée, en vain le Législateur du goût prononça sur vous un Arrêt trop sévère, contre lequel a déjà réclamé la postérité, dont le droit est de juger les jugemens ! La Poésie, ce parfait accord de la Peinture & de l’Harmonie fait exprimer dans vos Poèmes enchanteurs, les sentimens nobles & héroïques, les douces foiblesses de l’Amour ; & vous plairez, tant qu’il y aura parmi les hommes des âmes généreuses & des cœurs sensibles.

Vous, incomparable Arioste, dont la gaieté vive, naturelle & soutenue, sourit avec grâce , avec finesse & sans amertume, aux erreurs de l’humanité; vous recevrez, ainsi que le Tasse, les louanges qui vous sont dues parmi les Nations éclairées.

Tous deux si différens dans la forme de vos ouvrages, & si profonds dans la connoissance de votre Art ; vous nous apprendrez que le succès des Poèmes dépend, moins qu’on ne le pense, des imitations empruntées, ou des systêmes établis ; vous nous ferez connoître que tout Poète peut aspirer à l’immortalité, s’il a l’art de présenter aux hommes avec vérité, ce qu’ils sentent & ce qu’ils voyent ; c’est-à-dire, s’il sait développer le cœur & peindre la nature.

Instruit de ces principes, sensible aux beautés des Auteurs, dont il s’occupoit, M. de Mirabaud avoit l’art de les découvrir à ceux qui s’en entretenoient avec lui. C’est dans ces conversations utiles que j’osai former le projet de joindre à ses Traductions correctes & élégantes, des imitations poëtiques de ces Auteurs célèbres ; imitations dans lesquelles je chercherois moins à suivre pas à pas mes modèles, qu’à parler leur langage, & à me laisser pénétrer par leur génie. Je ne prévoyois pas alors, Messieurs, que les premiers essais de ce travail qu’il m’avoit suggeré lui-même, & sur lequel il avoit des droits si justement acquis, vous seroient offerts à titre d’hommage dû à la mémoire, & comme un gage du zèle qui va m’animer à marcher sur ses traces, en partageant vos travaux.

C’est à ces travaux, Messieurs, que vous daignez m’associer aujourd’hui. La pureté & la perfection d’une Langue destinée à immortaliser les deux siècles les plus brillans d’une Nation florissante, sont les objets de vos soins académiques.

Seroit-ce trop hasarder que de joindre au tribut de ma reconnoissance quelques réflexions générales sur les progrès que l’esprit, en se développant parmi nous, a fait éprouver à cette Langue, dont vous faites votre principale occupation ? Non, Messieurs, vous présenter ces légères esquisses, vous soumettre ces premières idées, c’est le moyen de les approfondir ; c’est le moyen de m’éclairer. Eh, puis-je trop tôt vous engager à me communiquer les lumières que je viens chercher parmi vous !

Dans la progression que j’envisage, je crois remarquer trois époques distinctes ; & ces trois époques faciles à saisir sont peut-être communes à tous les Peuples qui ont cultivé les Sciences & Lettres.

Pendant la première qui tient aux siècles d’ignorance, la Langue Françoise n’étoit qu’un mélange imparfait de différens idiômes, & ses accroissemens n’étoient dûs qu’aux innovations pédantesques des faux Savans : alors copistes serviles, nous ne reconnoissons, comme dignes de louanges, que des beautés qui nous étoient étrangères. Notre Littérature sans goût qui nous fut propre, sans liaison de principes, sans idées approfondies, n’étoit guidée que par des imitations stériles des chefs-d’œuvres de l’Antiquité. Tout ce qui portoit son caractère faisoit naître une admiration d’autant plus aveugle, qu’elle ne savoit pas distinguer, dans les ouvrages des Anciens, les taches légères qui les déparent quelquefois, d’avec les beautés sublimes qui les immortalisent, & la Nation peu instruite adoptoit cette admiration empruntée.

Ces premiers temps obscurcis par les ombres de la barbarie, étoient prêts à se terminer, lorsque cette illustre Académie prit naissance. Votre établissement annonça le second âge ; cet âge brillant dans lequel des hommes à jamais célèbres, en rendant un légitime hommage aux beautés des Anciens, dont ils étoient pénétrés, ne se crurent point destinés à être leurs esclaves.

On les vit s’approprier l’héritage des Grecs & des Romains ; & de ces fonds heureusement cultivés, recueillir une moisson de beautés qui leur étoient propres. On les vit produire des ouvrages où les principes puisés dans la nature même, & les idées primitives, apanage de tous les peuples qui pensent, se montroient indépendans de l’imitation servile.

Ce fut alors que la Langue Françoise secoua le joug sous lequel elle avoit langui pendant des siècles de trouble & de désordre trop long-tems prolongés. Prête à jouir de la gloire qui lui étoit réservée, elle se hâta de renoncer aux constructions traînantes & embarrassées qui s’opposoient à sa clarté, aux termes barbares qui se refusoient à l’harmonie ; & elle se montra tout-à-coup propre à tous les genres.

Mais ce n’étoit pas assez que la Langue se fût perfectionnée par les travaux heureux des plus célèbres Écrivains ; l’élocution devenue plus pure, méritoit d’être plus répandue : les principes de tous les genres de littérature, liés les uns aux autres & simplifiés, devoient passer de ceux qui composoient des ouvrages à ceux qui étoient destinés à en jouir : non-seulement toute la Nation avoit droit aux nouvelles richesses de la Langue ; mais l’Europe entière en l’adoptant, devoit rendre hommage à ses succès ; & cette dernière progression qui caractérise la troisième des époques que j’ai eu dessein de distinguer, se fait sentir dans le siècle heureux où nous vivons.

C’est, Messieurs, pour établir ces loix simples, & pour les répandre ; c’est pour fixer aussi dans notre élocution les différens caractères d’éloquence dont elle est devenue susceptible, que vous avez voulu sans doute rassembler dans votre illustre compagnie, avec les dépositaires des grandes vérités de la Religion & de la Morale, les interprètes des sciences, & les hommes célèbres qui cultivent les Beaux Arts.

Vous avez senti, Messieurs, que la Religion pure & divine, débarrassée des erreurs de la superstition, réduite à des expositions simples, majestueuses & développées, telles que nous les offrent les Bossuets & les Flechiers, fourniroit à jamais les principes & les modèles de la plus noble éloquence, de cette éloquence de pensées & d’expressions qui naît du sentiment profond de ces objets sublimes.

Vous avez prévu que les sciences rompant les chaînes de l’erreur, pour s’élancer vers la vérité, deviendroient communicatives, & si j’ose m’exprimer ainsi, patriotiques : que renonçant à ces mystérieuses énigmes qui cachoient autrefois l’inexactitude de leurs procédés, à ces obscurités puériles qui déroboient leurs marches incertaines, elles offriroient des notions précises, & des rapports évidens entre les différentes connoissances. Vous avez jugé que par ces travaux dirigés à l’avantage général de la Littérature, s’établiroit de plus en plus un choix de mots propres, (source de la clarté du discours), un ordre méthodique dans l’enchaînement des idées qui caractérise l’éloquence des sciences ; & qu’on verroit naître cette brillante élocution, qui de nos jours & sous vos yeux, fait à la fois développer toute la nature, l’approfondir, la peindre, & se mesurer, pour ainsi dire, à l’immensité de l’Univers qu’elle parcourt.

Enfin, Messieurs, vos regards pénétrans ne pouvoient manque de démêler une troisième source, digne de joindre à ces trésors, les agrémens qui lui sont propres. Les Arts, ces interprêtes occupés sans cesse à développer à l’esprit & au cœur humain, le langage, les droits & les charmes de la nature, les Arts reçus & accueillis parmi vous, se dispenseroient-ils de contribuer au bien commun ? Non, Messieurs, ils joindront à leurs chefs-d’œuvres l’exposition de leurs principes, la connoissance de leur méchanisme : ils auront en partage ces peintures vives & animées, ces traits pathétiques & touchans, ce coloris si séduisant qui leur est propre, & par ces ressources inépuisables de tours figurés qui animent le langage, ils y répandront la chaleur & les grâces qui forment leur éloquence particulière.

Que ne puis-je, par un usage heureux de ces richesses, vous rappeller, Messieurs, d’une façon digne du sujet & de vous-mêmes, les Protecteurs à jamais célèbres, qui contribuant tous par rétablissement ou le soutien de cette savante Académie, à votre gloire & à celle de la Nation, méritent un tribut toujours renouvellé & toujours inépuisable de louanges.

Avec ces différens genres de talens que je vois rassemblés parmi vous, je peindrois votre illustre Fondateur, préparant dans des temps de trouble, l’ordre qui soutient les Empires, & dans des jours de ténèbres, la lumière qui doit les éclairer. J’oserois le représenter, raffermissant à la fois une Monarchie ébranlée, & fondant une Aristocratie littéraire ; resserrant d’une main, dans les nœuds de la subordination, les ordres les plus élevés de l’État ; & dénouant de l’autre le lien de l’inégalité des conditions & des rangs, en faveur des Sciences & des Lettres, qui ne fleurissent qu’autant qu’elles sont libres & honorées.

Dans un portrait qui ne seroit pas moins intéressant pour vous, Messieurs, j’arrêterois vos regards sur cet illustre Chancelier, qui après Richelieu, employa ses talens & son pouvoir à soutenir les intérêts & l’honneur des Lettres ; car c’est ainsi qu’on les protège.

Au portrait touchant de ce grand Magistrat succéderoit un tableau, dans lequel brilleroient les couleurs les plus éclatantes. Un Roi créateur y paroîtroit entouré des Sciences, des Talens & des Beaux Arts, qui remplis de sa gloire, frappés d’admiration & de reconnoissance, feroient de son trône un monument éternel.

Sur ce trône auguste, s’offriroit enfin à vos yeux un Monarque digne de succéder à Louis le Grand ; un Roi, l’amour de son peuple, un Prince à jamais chéri, sembleroit s’approcher des Muses, les animer & les soutenir avec bonté, il daigneroit, adoucissant l’éclat qui l’environne, s’arrêter sur chacune d’elles des regards pleins d’intérêt, & répandre sur ceux qu’elles inspirent, les trésors de ses bienfaits.

On verroit alors les Sciences surmonter les funestes obstacles que leur opposent la discorde & la guerre ; parcourir plus d’une fois, dans le cours de son règne, les extrémités du monde, pour y porter le nom d’un Monarque, Protecteur des Lettres, tandis que les atteliers de tous les Talens seroient employés à rendre immortels le siècle & le nom de Louis le Bien-aimé.